#Chapitre 51

Abattue au sortir de mon cours de maths, c'est d'une démarche mollassonne que je descends l'escalier principal de l'Ecole, au milieu du flot des autres élèves bien plus joyeux que moi. Malgré tous mes efforts, je ne parviens à faire décoller mes notes dans cette matière et le professeur vient de me mettre un avertissement. Je perds espoir d'un jour comprendre cette langue qui m'est totalement hermétique alors que les examens semestriels arrivent à grands pas. Qu'est-ce qui m'a pris de m'inscrire au cours de maths, franchement ? Quelle idée foireuse...

Perdue dans mes lamentations existentielles, je manque de me prendre de plein fouet Ania et Mathias au détour d'un couloir. Je m'écarte d'un bon des deux tourtereaux qui m'observent, curieux.

- Tout va bien Will ? me questionne l'italien.

Je hoche vaguement la tête avant de reprendre ma route. Si mon drôle de comportement les étonne, mes deux amis s'abstiennent de m'interroger davantage. Main dans la main, ils partent à leur tour en sens inverse quand un éclair de génie fuse dans mon crâne.

- Mathias ! le rappelé-je.

Surpris, il se retourne vers moi tandis que je rebrousse chemin. Malicieuse, je laisse un sourire angélique poindre sur mon visage, ce qui me vaut un haussement de sourcils suspicieux.

- Tu sais que je t'adore... ? l'amadoué-je grossièrement.

Je colle mes indexes l'un à l'autre, pleine d'une fausse innocence.

- Oh là, s'amuse-t-il de mon entrée en matière, quand tu commences comme ça, c'est jamais bon signe...

- Paix à ton âme, approuve Ania en tentant de s'échapper, mais son copain la ramène à lui.

- Le soutien conjugal, ça te parle ? lui reproche avec humour l'italien.

- Parce que c'est pas à l'homme de veiller au bien-être et à la sécurité de son couple, dans les devoirs conjugaux, justement ? riposte-t-elle sur le même ton.

Ils s'affrontent du regard, mais Mathias est sûr de l'emporter ; la journaliste n'a pas assez de force pour se libérer de la poigne de son copain. Elle tente tout de même, mais il secoue la tête en la maintenant contre lui. Résignée, elle laisse tomber sa tête contre son épaule. Tout sourire, Mathias ramène son attention vers moi.

- Alors Mérida, que puis-je pour toi ? reprend-il comme si de rien était.

Je me retiens de rire devant leur spectacle. Je secoue la tête pour recouvrer mon attitude d'ange innocent. Ne pas oublier mon objectif.

- J'ai besoin de ton exceptionnelle intelligence, ô grand maître des mathématiques...

Une expression blasée déforme ses traits quand il comprend ce que je vais lui demander.

- Tu veux que je t'aide avec tes cours de maths ? conclue-t-il.

Je hoche vigoureusement la tête. Il soupire, mais accepte. Nous décidons donc de prendre tous les trois la direction de la bibliothèque pour y travailler. Notre avancée est accompagnée de « floc » spongieux provoqués par nos pas sur les chemins boueux et glissants. Un vent frais balaie nos visages, revigorant. C'est presque à contre-cœur que nous atteignons la porte dissimulée de la bibliothèque. Presque. La douce chaleur des lieux, sa luminosité exceptionnelle et son immense baie-vitrée qui donne sur le bois alentour, comme si nous étions en pleine air, suffisent à me faire oublier le reste. J'adore cet endroit.

Mathias s'approche du comptoir d'accueil où Paul s'affaire au-dessus d'un vieux registre, un stylo à la main. Son visage s'éclaire lorsqu'il aperçoit son étudiant préféré qui entame avec lui une longue conversation. Et mon cours de maths, alors ? Ania m'offre un haussement d'épaules amusé, avant de m'indiquer un canapé sur lequel une silhouette familière est avachi, un livre d'Histoire sous les yeux. Profondément absorbé par sa lecture, Liam ne nous remarque pas tout de suite approcher. Ce n'est que lorsqu'Ania lâche un « bouh ! » à son oreille qu'il sursaute brutalement avant de rechigner contre « l'immaturité » de son amie. Indifférente à ses commentaires, Ania se penche sur l'ouvrage abandonné.

- Tu t'intéresses aux coutumes Viking, maintenant ? s'étonne-t-elle.

- Je m'intéresse à tout du moment que ce ne sont pas des maths, baragouine l'anglais.

J'éprouve un vif élan de sympathie pour lui à ce commentaire. Liam est décidément parfait ; il me donne la fin de ses assiettes, il déteste les maths... Trop de qualités en un seul homme. Mais Ania ne semble pas partager mon avis ; elle nous regarde tour à tour avant de secouer la tête de désespoir. Au même moment, Mathias nous rejoint enfin.

- T'as un deuxième cas perdu à gérer, Mat, lui apprend la journaliste...

- Ah... ? s'enthousiasme le concerné. Alors allons-y ; prenons une salle d'étude, on sera plus tranquille.

Sans attendre, il se dirige vers une petite porte dérobée.

- Mais pourquoi vous m'embarquez là-dedans ? se plaint Liam. Je suis nul en maths, résignez-vous... C'est mieux les Viking.

- Liam, l'apostrophe Mathias comme un adulte responsable à un enfant capricieux, votre cercle est habituellement dans les vingt premiers et ce malgré le fait que vous ayez Charline avec vous. Cette année, vous êtes dans les vingt derniers... C'est la déchéance ! Et avec mon cercle, la concurrence, ça nous manque. Faut vous reprendre !

Le dos tourné à la porte, il l'ouvre amplement pour qu'on pénètre dans le petit bureau cosy qui se trouve derrière lui. Mais il est déjà occupé... d'une bien étrange façon. Nous nous arrêtons net devant le spectacle qui s'offre à nous : un étudiant est affalé contre le dossier de sa chaise, une expression de profonde extase sur le visage, tandis qu'une chevelure bleue reconnaissable entre toute se trouve au niveau de l'assise. Surpris par notre arrivée, le garçon redresse vivement la tête avant nous adresser un vague signe de salutation. Puis il s'affale de nouveau, la respiration sifflante. Je reste un moment interdite, perplexe devant la scène qui se joue devant moi quand on me tire brusquement en arrière depuis la sangle de mon sac-à-dos. Puis la porte se referme vivement, cachant à ma vue Charline et son ami. Ania passe une main devant mes yeux pour capter mon attention.

- T'as une tendance au voyeurisme, Will ? me pique-t-elle.

- Au voyeu... ? répété-je sans comprendre.

Puis tout à coup, je réalise ce qui se déroulait devant nous. Mes joues chauffent instantanément. Je déglutis. Ania éclate de rire devant ma gêne manifeste, ce qui accentue encore davantage mon teint cramoisi.

- Parfois, j'oublie que tu es Will, rit-elle, et que tu es si ignorante sur ce genre de pratique !

- Arrête de te moquer d'elle, intervient Liam. Will se préserve et elle a raison. Le sexe devrait être une histoire d'amour, pas de plaisir charnel...

- On peut changer de sujet ? tenté-je timidement.

Mais mes amis ne m'écoutent pas. Ils poursuivent leur débat sur la place des sentiments dans les relations sexuelles tandis que nous nous rabattons sur un petit salon, à défaut de la salle d'étude. Désireuse de ne pas m'impliquer dans la conversation, je dépose mes cahiers de mathématiques sur la petite table pour me mettre à réviser, avec l'aide de Mathias, lui aussi indifférent à la discussion. Avec une patience infinie, il reprend étape par étape la leçon et répond à chacune de mes questions. Bizarrement, ses explications sont bien plus claires que celles du prof. Au bout d'une vingtaine de minutes, je pense avoir compris, quand le ton plus piquant de Liam me sort de mes formules arithmétiques.

- Tu veux pas me lâcher ? s'énerve-t-il contre la journaliste.

Surpris, Mathias et moi relevons la tête vers eux. Une certaine tension semble apparaître entre eux.

- T'es juste jaloux, râle l'intéressée.

- Et alors ?! concède l'anglais, bien malgré lui.

Ses yeux lancent des éclairs, mais la journaliste est tellement scotchée qu'il ait avoué, qu'elle n'y prête pas attention. Liam soupire.

- Elle mérite mieux que... ça, déclare-t-il en désignant d'un large geste des bras la situation dans son ensemble.

Liam est amoureux de Charline ? Je n'ai rien vu... En même temps, comme ils l'ont si gentiment souligné tout à l'heure, je ne suis pas la plus expérimentée dans le domaine. En tout cas, il doit en baver avec le tempérament de celle qu'il aime. Entre ses frasques répétées, ses relations sans lendemain et le fait qu'il n'a, lui, droit qu'à des moqueries... J'ai de la peine pour lui.

- Certes, conçoit Ania, mais c'est Cha'. On la changera pas. Si elle est bien comme ça...

- Sauf qu'elle ne l'est pas ! proteste l'anglais. Elle fait ça parce qu'elle cherche à compenser le manque d'affection de son père, mais c'est pas comme ça qu'elle se sentira aimée. Elle se tape que des gars qui s'en fichent royal d'elle. Qu'elle fasse tout pour pourrir la réputation de son père, c'est une chose, mais là, c'est à elle-même qu'elle fait du mal. Adam te dira la même chose !

Les épaules de la journaliste s'affaissent. Sûrement qu'elle lui donne raison. C'est une vision des choses que je n'avais pas envisagée... Au final, Charline et moi avons vraiment beaucoup en commun : nous souffrons toutes les deux de notre relation avec notre père. Nous n'avons juste pas la même façon de réagir. Si Liam a raison, Charline noie son mal-être dans les bras d'autres garçons même si ce n'est que pour un soir alors que moi, j'agis en total opposé ; là où Cha s'ouvre pleinement aux autres, au contraire d'elle, je me replie sur moi-même, je me renferme et laisse difficilement les autres accéder à mes sentiments. Je compatis à la douleur qu'elle peut ressentir et je comprends parfaitement la colère qui la pousse à agir de la sorte, maintenant...

Quand on parle du loup, la jeune fille se laisse tomber sur un canapé, coupant court à la conversation. Suspicieuse, elle nous observe tour à tour pour comprendre la raison de notre subite silence. L'air revêche, elle sonde longuement l'anglais particulièrement.

- Vous jasez encore sur mon dos, j'imagine... devine-t-elle sombrement. Moi qui allais m'excuser de ce que vous avez vu...

- Tu fais bien, intervient Ania avec humour pour détendre l'atmosphère. Will était sous le choc la pauvre !

Mais pourquoi c'est toujours à mes dépens... ? Je pique un fard pendant que je foudroie la journaliste du regard, qui me sourit innocemment. Charline m'observe attentivement.

- On peut parler d'autre chose ?! perds-je patience.

- Oui, parlons d'autre chose, approuve Charline. Ma vie sexuelle ne concerne que moi. Désolée Will.

Je balaie ses excuses d'un geste de la main avant de me replonger dans mon équation, pensant la conversation close. Mais ce n'est pas le cas, Liam a du mal à avaler la pilule.

- C'est ton problème, mais t'en fais profiter tout le monde !

Charline serre les poings d'une colère difficilement contenue. Connaissant son tempérament explosif, ça va forcément dégénérer.

- C'était un accident ! proteste-t-elle. J'avais pas prévu que vous débarqueriez tous pour assister à ça !

- Parce que tu ne t'es jamais dit que les salles d'études n'étaient pas forcément le lieu le plus adéquat pour... tes « activités » ?!

Un profond malaise me fait baisser la tête, comme pour leur laisser un semblant d'intimité ridicule. Je me sens terriblement intrusive d'assister à leur dispute. L'idée de m'éclipser discrètement me travaille, mais comme ni Ania ni Mathias n'esquissent le moindre geste, je n'ose faire autrement.

Le dédain dont fait preuve Liam me laisse bouche-bée. Lui qui d'habitude se monstre si doux et attentionné, j'ai l'impression d'avoir affaires à un tout autre homme, beaucoup plus colérique. Et de toute évidence, Charline ne semble guère apprécier le comportement de son ami tandis qu'elle se redresse avec fureur pour faire face à son interlocuteur, un sourcil hautain relevé, provocateur.

- T'as pas plus dédaigneux encore, comme commentaire ?

- Je le serais moins si tu appelais à un minimum d'estime de ma part !

Un hoquet de stupeur parcourt le petit groupe. Mon stylo figé sur ma feuille, j'étudie du coin de l'œil la meilleure amie d'Adam qui fulmine d'une rage que je ne lui avais jamais connue à elle aussi. Une aura de danger presque palpable se dégage de son attitude pleine de défi. Face à elle, l'anglais paraît lui-même choqué par ses propos. Il s'apprête à revenir en arrière, à s'excuser, mais Charline ne lui en laisse pas le temps :

- Donc selon toi, je ne mérite pas ton respect juste parce que je couche librement avec qui je veux ? C'est comme ça que tu penses ? Un large palmarès de conquêtes pour un gars, c'est glorifiant, mais une fille libre, c'est une salope qui ne mérite pas ta considération ?

Un soupire commun de lassitude émis simultanément par Liam, Ania et Mathias m'indique que ce n'est sûrement pas la première fois que l'argument est mis sur la table. L'anglais se passe une main sur le visage, fatigué.

- Non, tu sais très bien que non. Ce n'est pas ce que tu fais que je condamne, mais ta façon de faire, ce n'est pas pareil...

Son ton redescend, comme si la colère l'avait brutalement quitté pour laisser place à une froide résignation. Il s'avoue déjà vaincu, sachant pertinemment qu'il ne parviendra pas à faire entendre raison à celle qu'il aime. Cette dernière relève justement le menton, fière et orgueilleuse, une lueur mauvaise au fond de ses yeux obscurcis par la rage.

- Tu parles, tance-t-elle avec dédain, on sait tous les deux que le vrai problème vient du fait que je couche avec les autres et pas avec toi.

Liam se reçoit sa dernière remarque comme une gifle en pleine tête. Ses traits se tordent d'une douleur qu'il tente difficilement de dissimuler. Aveuglée par sa fureur, la fille aux cheveux bleus s'éloigne d'un pas vif, nous plantant-là sans aucune considération pour nous. Un long silence suit son départ alors qu'aucun de nous n'ose briser.

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