#Chapitre 49
Incapable de dormir, je me tourne et retourne dans l'énorme lit double que m'ont octroyé les parents d'Adam, Louise et Logan. Une montagne de coussin au tissu précieux et de peluches au faciès immonde occupe plus de la moitié du lit et le contact du drap de satin sur mes jambes nues me devient insupportable. Inscrite en caractère rouge projeté sur le plafond décoré de moulures stylisées, l'heure défilante paraît me narguer vicieusement. A bout de nerf, j'envoie tout valdinguer : couvertures, coussins et autres peluches effrayantes, tout y passe et atterrit au pied du grand montant en fer forgé qui tient le sommier. Satisfaite du strict minimum, je me rallonge, bien décidée à m'endormir.
Sans succès.
La fenêtre fermée aux volets fermés plonge la pièce dans une obscurité déplaisante, oppressante et l'absence de courant d'air ne m'aide pas à calmer mon inconfort. Mais si Mme.Lombardo s'aperçoit encore une fois que j'ai passé la nuit avec la fenêtre béante, je suis bonne pour un nouveau savon. Le premier a déjà été fort désagréable, je n'ose pas imaginer ce que ça donnerait si je lui désobéissais ouvertement. Même si je ne comprends toujours pas pourquoi une « jeune fille de bonne famille et bien élevée de surcroît se doit de dormir de façon distinguée, soit les volets tirés ». Je ne vois pas où est le problème à préférer une chambre aérée et éclairée qu'il vente ou qu'il neige !
N'y tenant plus, je finis par abandonner l'attente du sommeil. A tâtons, je trouve l'interrupteur de l'antique lampe de chevet qui s'allume difficilement.
- Putain, Will, qu'est-ce que tu fous ? râle Charline, que j'avais complètement oubliée, dérangée par la lumière.
- Désolée...
Après avoir repéré mes vêtements, j'éteins de nouveau tout en enfilant à la hâte un jean et un sweat-shirt avant de quitter la prison de ma chambre. Sur la pointe des pieds, je descends jusqu'à la véranda récupérer mes Converses puis je fais discrètement coulisser la baie vitrée. Une fois dehors, les mains dans les poches, je laisse mes pas me guider jusqu'au minuscule lac en contrebas de la propriété.
Malgré moi, je ne cesse de faire tourner en boucle ce que m'a dit Logan sur la lettre et sur leur détermination à lui et à mon père de continuer à se battre contre Octavius. Le doute m'assaille, à chaque fois plus grand que la fois d'avant et mes craintes sur leur culpabilité me rongent. Si j'ai du mal à imaginer Logan s'en prendre à ce « Max » dont parlait mon père juste pour faire pression sur Octavius, je n'ai aucune difficulté à me figurer mon père, si froid et terre-à-terre, agir de la sorte. C'est une guerre. Et tous les moyens sont bons pour l'emporter, sûrement... Mais comment peut-on blâmer Di Prospero de chercher à enlever des enfants pour s'en servir comme moyen de chantage contre nous si nous-mêmes le faisons ? Cela dit, peut-être que « Max » est loin d'être un innocent dans toute cette histoire ? Aussi bien, je me monte la tête alors que mon père avait tout à fait de bonne raison de vouloir le séparer d'Octavius... Comment savoir ?
Logan semble si sûr que quoi que mon père puisse garder secret, se ranger dans son camp vaut mieux que l'avenir que nous propose Octavius. Pourtant, quand je regarde les agissements de chacun, j'ai plutôt l'impression de devoir choisir entre la Peste et le Choléra... Néanmoins, il est vrai que je ne peux cautionner la mort d'innocents pour défendre ses idéaux. Non, Octavius n'est certes pas la personne à suivre ; quand bien même il aurait de bonnes raisons de procéder ainsi, s'en prendre à des adolescents qui n'ont que peu à voir avec ce conflit n'est pas la bonne façon d'agir. Mais mon père vaut-il beaucoup mieux que lui ? Ça, je n'en suis pas si sûre...
M.Collins. Hartmann. Karen. Logan... Ils m'ont tous l'air d'être de bonnes personnes. D'agir pour le bien de tous. Dans notre intérêt à nous, les élèves, pour notre avenir. C'est ce qu'ils prétendent, en tout cas. Et au fond de moi, j'y crois. Mais mon père... Jusqu'où irait-il pour gagner cette guerre ? De quoi est-il réellement capable pour écraser son ennemi ? Si ma mère l'a aimé, il ne peut être foncièrement mauvais... Je me répète cette phrase en boucle dans ma tête, comme pour m'en persuader, mais cela ne fonctionne guère. Je connais les mauvais côtés de celui qui partage mon sang. Il est déterminé, à n'importe quel prix. Ses émotions n'ont aucune influence sur son esprit froid et calculateur. C'est un stratège, prêt à tous les sacrifices pour arriver à ses fins. Il semble si indifférent à la mort, à la sienne comme à celle des autres, comme si ôter la vie n'était qu'un léger dommage nécessaire... Combien de vies pourrait-il détruire pour qu'Octavius disparaisse de l'équation ? Je n'en ai aucune idée et cet horrible constat de remplit d'effroi.
Et pire encore, j'ai peur de lui ressembler. J'apprends avec la même froideur que lui comment retourner une arme contre un agresseur. J'apprends avec la même froideur que lui où frapper pour provoquer le maximum de dégâts à mon adversaire. J'apprends avec la même froideur que lui quels organes vitaux toucher pour neutraliser définitivement mon ennemi.
Si les circonstances m'y obligeaient, si comme lui, j'étais au pied du mur, jusqu'où irais-je pour protéger les miens ? Et sauver ma peau...
Une brise glacée me fait frissonner. Tremblante, j'enroule mes bras autour de mes jambes repliées, la tête posée sur mes genoux. Avec lenteur, je me berce d'avant en arrière pour apaiser mon cœur tambourinant, aussi glacial que le vent. Une unique larme brûlante dévale sur ma joue, que j'essuie d'un revers de la main rageux. Les doutes et la terreur me rongent de l'intérieur et j'ignore combien de temps je pourrais supporter le poids de leur horrible pression sur mes épaules. Seule, guère longtemps... Alors je fais la seule chose qu'il me reste à faire : fébrile, je me relève avant de m'élancer vers la maison. La course m'apaise un court instant, l'effort éclaire brièvement mes pensées, mais à peine devant sa chambre, l'hésitation et l'incertitude me reprennent. Insidieuses. Avant que l'appréhension me terrasse, je prends mon courage à deux mains et je toque discrètement pour ne pas réveiller les autres. Trop visiblement car cela ne suffit pas à le tirer du sommeil. Alors j'entrouvre la porte avant de chuchoter :
- Adam ?
Dans la pénombre, je devine sa silhouette s'agiter sous la couverture.
- Adam ! insisté-je plus fort. Il faut que je te parle.
- Will ? demande-t-il d'une voix pâteuse, confus de son soudain réveil.
- Oui, c'est moi, acquiescé-je. Je peux entrer ?
- Mais qu'est-ce que tu fiches là ? se retourne-t-il finalement vers moi, en émergeant peu à peu.
Il tend le bras vers sa table de chevet, mais l'esprit encore trop embrumé, il ne trouve pas l'interrupteur de sa lampe. Je l'allume pour lui. La lumière le prend par surprise et il sursaute, mais cela suffit à totalement faire disparaître les dernières brumes de son cerveau. Ensommeillé, il se frotte les yeux avant de réitérer sa question.
- Il faut que je te parle, répété-je.
Il jette un œil à son réveil.
- Et pourquoi il faut toujours que ce soit au milieu de la nuit ? râle-t-il en se redressant pourtant contre sa tête de lit.
- Désolée...
- C'est pas grave, baille-t-il en me faisant signe de m'installer sur son lit.
Soulagé qu'il accepte de m'écouter, je referme silencieusement la porte derrière moi avant de m'approcher de l'endroit indiqué. Son geste a dévoilé une large partie de son torse découvert. C'est alors que je me fais la remarque qu'il dort peut-être entièrement nu... Rougissante, la question s'échappe de mes lèvres avant même que je ne le réalise :
- Tu portes un caleçon, rassure-moi ?
Ses yeux s'agrandissent de surprise, ronds comme des soucoupes. Prenant conscience de l'ampleur de mes propos, je plaque en un réflexe parfaitement inutile mes mains sur ma bouche. Mais qu'est-ce que je peux être idiote, des fois ! Foutue nuit blanche !
- T'es venu me parler de pyjama, Will ? se moque Adam à mes dépens. Tu voulais savoir ce que je portais sur moi – ou pas... – pour dormir, Mini-Portion ? C'est pour ça que tu t'es faufilé dans ma chambre au milieu de la nuit ? Je ne te savais pas aussi perverse...
- Bien sûr que non ! me défends-je, morte de honte. C'est juste que... Oh et puis rien, laisse tomber !
- Tu apprendras que oui, je porte un caleçon et même un bas de survêt, petite obsédée...
Mon malaise semble l'amuser comme un petit fou. Néanmoins, devant ma gêne évidente, il finit par se pencher par-dessus son lit pour attraper un t-shirt abandonné là qu'il enfile aussitôt. Malgré tout, je m'assois à bonne – très bonne – distance de lui, ce qui me vaut un haussement de sourcils moqueur, mais rien de plus. Le silence s'éternise.
- Donc... me relance-t-il, plus sérieux. Si ce n'était pas pour discuter pyjama, de quoi avais-tu besoin de me parler au point d'encore me réveiller à une heure indue ?
- Je... cherché-je mes mots, incertaine. J'en aurais bien parlé à Jaz ou à Charline, mais elles auraient sûrement surréagi, tu les connais... Alors que j'ai besoin d'un avis mesuré, posé.
Il fronce les sourcils.
- OK... tu ne me mets pas du tout la pression...
- Ecoute, reprends-je avec un brin d'impatience, si je suis venue t'en parler, c'est parce que j'ai confiance en toi et en ton jugement. Je pense que tu pourrais m'aider à y voir plus clair.
- D'accord, d'accord, tente-t-il de me calmer. J'en suis honoré et je ferai mon possible, mais si tu en venais aux faits ?
- Tu te souviens du bal de Noël ?
Il m'offre une moue blasée.
- Ça remonte à moins de deux semaines, Will, alors oui, encore heureux que je m'en souviens...
- Oui, oui, bredouillé-je.
J'inspire un grand coup pour ordonner mes pensées. Adam m'observe en silence. Un pli soucieux barre son front, sûrement inquiet de savoir ce qui peut me plonger dans un tel état de fébrilité, dans un tel émoi. Maintenant tout à fait lucide, il attend patiemment que je lâche enfin ma bombe. Maladroitement, je lui raconte la conversation que j'ai surprise la nuit du bal. Il écoute calmement le récit cette discussion, chacune de mes interrogations, de mes doutes sans m'interrompre, de son habituelle oreille attentive et bienveillante. A la fin de mon monologue, son profond silence me plonge dans une certaine angoisse, terrorisée à l'idée qu'il puisse confirmer mes craintes. Son intense réflexion se prolonge un long moment, interminable. S'apercevant finalement de mon agitation, il tente un sourire rassurant.
- Pour commencer, il faut que tu comprennes un truc Will : nous ne sommes pas dans le monde des Bisounours. Comme tu l'as si bien dit, nous sommes dans une espèce de guerre froide où les attaques se font dans le dos et que tout est potentiellement une arme qu'il ne faut pas hésiter à manier. A leurs yeux, en tout cas, qu'il s'agisse de ton père, de M.Collins ou de Di Prospero. C'est horrible à dire, mais tu as raison sur un point : l'Organisation d'Athéna ne vaut pas mieux que le groupuscule lancé par Octavius. Elle est juste moins pire. Il n'y a pas d'un côté les méchants et de l'autre les gentils.
- Et sachant cela, tu as quand même décidé de te battre pour les « moins pires » ?
Il soupire.
- Je me trompe peut-être puisqu'il est vrai que lorsque l'on croit à quelque chose, on se met des œillères, mais je pense qu'Athéna est largement moins pire que ce que nous propose Octavius. Athéna a même de très bons côtés sur certains aspects : elle nous a permis de véritablement former qu'un seul continent par exemple.
- Ça, c'est l'Union Européenne...
- Non, l'Union Européenne n'est qu'une devanture pour cacher, derrière, l'Organisation d'Athéna. Tout comme la Zone Euro et l'espace Schengen. C'est Athéna qui a mis tout ça en place.
J'aurais dû m'en douter...
- Bref, tu connais les mesures prises par l'UE, etc. – même si elle est parfois contestée, tout est une question d'opinion et de croyances – donc tu as une idée des bons côtés que peut avoir l'Organisation d'Athéna, conclue-t-il. Mais comme toute chose, en cas de crise, elle est parfois obligée de commettre de mauvaises actions. Il ne faut pas voir les choses en noir ou en blanc.
Devant mon silence, il poursuit :
- Pour ce qui est de ton père, je dois bien admettre que cette conversation que tu as surprise n'a pas l'air de bon augure. Néanmoins, je connais Logan. Si vraiment ton père trempait des plans pas nets, voire totalement immoraux, il aurait démissionné aussitôt. Tant qu'on n'en sait pas plus, rien ne sert de condamner ton père. Il nous manque bien trop d'informations. Quant à savoir, dans le cas où il s'avérerait qu'effectivement ton père est monstre, si toi aussi tu en es un... J'ai un gros doute personnellement. J'ignore si c'est ton mètre cinquante ou ta maladresse coutumière, mais j'ai énormément de mal à t'imaginer être une affreuse personne sans cœur.
- Merci...
- Je t'en prie, me sourit-il.
Il inspire un grand coup avant de conclure :
- Tout ça pour dire qu'il nous manque – encore et toujours – des infos.
- Et qu'est-ce que tu proposes ?
Il se replonge en intense réflexion, mais à voix haute ce coup-ci :
- Tout d'abord : vous en avez discuté avec Valentin ? Tu crois qu'il a entendu les propos de ton père et des autres lui aussi ?
- Aucune idée, avoué-je. Il était assez prêt pour en saisir les mots aussi clairement que moi, mais tu le connais comme moi ; Valentin n'est pas du genre à écouter les conversations des autres. En tout cas, on n'en a pas parlé, ça c'est sûr.
- D'accord alors si tu es OK, je lui demanderai ce qu'il a entendu et ce qu'il en pense.
Je hoche la tête. Valentin est quelqu'un de sage et réfléchi. S'il y en a bien un capable de démêler tout ça, c'est bien lui.
- Du reste, je ne vois pas qui peut être ce Max. Poser des questions sur lui à nos parents risquent d'éveiller les soupçons et de nous créer des problèmes donc c'est exclu. Il faudra qu'on obtienne les réponses par nous-mêmes. Qu'on fasse des recherches sur internet et dans les archives de l'Ecole pour savoir qui ça peut bien être. S'il est vraiment si important pour Octavius, il doit être mentionné quelque part. Mais faudra étendre les recherches à des potentiels Maxime, Maxence, Maximilien et autres prénoms dérivés de « max »... Rien ne nous dit que ce n'est pas une abréviation.
J'acquiesce une nouvelle fois, impressionné par le calme méthodique avec lequel Adam planifie nos prochaines actions.
- Donc notre prochaine étape, c'est mettre les autres au courant. Valentin pour voir ce qu'il en pense, Ania et Leander pour qu'ils fouillent les archives, Mathias pour éplucher la toile... Sa mère est très proche d'Octavius, peut-être qu'Adrian a déjà entendu parler de ce Max et sait de qui il s'agit. De même que Liam a peut-être entendu son père en parler aussi, puisque ce dernier était également mêlé à la conversation.
- Faisons ça, approuvé-je.
Il me tend son poing comme pour sceller notre « pacte ». Surprise, mais touchée par son geste, je viens coller le mien contre ses doigts repliés.
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