#Chapitre 47
- Joyeux Noël ma chérie ! m'accueille chaleureusement Hélène avant que je n'aie pu mettre ne serait-ce qu'un orteil dans le salon.
Emportée par son enthousiasme, elle attrape mes deux mains pour me faire tourner avec elle dans un éclat de rire.
- En voilà qui débordent d'énergie, commente mon père avec un sourire dans la voix.
La gouvernante se calme aussi sec pour saluer plus dignement le nouveau venu d'une inclinaison de la tête. Ce dernier, les yeux cernés – peut-être a-t-il eu du mal à trouver le sommeil après notre... conversation ? – et les cheveux encore ébouriffés de la nuit, m'observe à la dérobée, comme en quête de la façon dont il doit agir avec moi. Forte de ma décision de lui accorder une nouvelle chance, je lui adresse un sourire en coin timide.
- Tu as triste mine, ma fille, constate-t-il maladroitement. As-tu réussi à dormir ?
- Pas vraiment, mais je me sens relativement en forme. Si vraiment je suis trop fatiguée, je ferai une petite sieste cet après-midi.
Ma promesse semble lui convenir puisqu'il hoche la tête avant de m'entraîner vers l'imposante table en verre de la salle à manger. Dessus, le couvert est déjà dressé de ses plus beaux atours ; la porcelaine crème repose à chaque extrémité d'un chemin de table d'un bleu vert sombre recouvert de fausse neige, une flute de cristal gravée d'un motif feuillu se tient au bord de chaque assiette et l'argenterie parfait la décoration de table élaborée par ma nourrice. Celle-ci nous rejoint, un plat dans chaque main qu'elle dépose auprès de nous. Sur le premier, prévu pour mon père assit à l'autre bout de la table, se trouvent un croisant, un mug de café brûlant, deux tartines de pains grillés, un morceau de beurre et de la confiture. Mon père remercie Hélène en déposant sa serviette en tissu sur ses genoux tandis que cette dernière fait le tour de la pièce pour me servir mon propre petit-déjeuner.
- Et pour ma jeune demoiselle préférée... dit-elle en soulevant la cloche qui recouvre l'assiette qui m'est destinée, des pancakes de Noël préparés tout spécialement ce matin afin qu'ils soient encore bien chauds !
Sur ces mots, elle me dépose un tendre baiser sur le sommet du crâne avant de nous laisser à notre petit-déjeuner entre père et fille. Ne sachant ni l'un ni l'autre comment amorcer la discussion, nous nous contentons de manger en silence, seulement perturbé par le craquement du pain grillé de mon père. Je sens le regard hésitant de mon père pendant que je verse le sirop d'érable sur mes pancakes aux figures de Noël. Puis, satisfaite de la quantité de sirop, j'arrache d'un coup de dents volontaire la tête dégoulinante de mon Père Noël en pâte.
- Alors... tente-t-il gauchement, tu aimes toujours les pancakes ? Tu as peut-être passé l'âge pour que Hélène leur donne encore des formes de Noël, non ?
Je ne peux réprimer un éclat de rire face à sa remarque alors que je tiens dans ma main mon Santa Claus décapité. Non, décidément, j'aime bien que Hélène leur donne encore des formes ! Devant le regard perplexe de mon père, je m'empresse de retrouver mon calme avant de simplement hausser les épaules.
- Oui, c'est toujours mon plat préféré, réponds-je à sa première question. Et au contraire, ça me rappelle des souvenirs. Y a des choses qui ne changent pas.
Il acquiesce comme si je venais de dire la chose la plus intelligente de l'univers. La conversation retombée, il retourne à sa tartine de confiture qu'il plonge dans son café. Reconnaissante de son effort d'essayer d'ouvrir le dialogue avec moi, je relance :
- Et toi ? C'est quoi ton plat préféré ?
Oui, bon, il y a plus intéressant comme sujet à aborder, mais c'est la seule chose qui me soit venue à l'esprit ! Et puis, pour qu'on puisse nouer un lien, il faut bien qu'on apprenne à se connaître, non ? Autant commencer facile...
- Ta mère faisait la meilleure ratatouille que j'ai jamais mangée ! J'en garderai toujours la saveur sur mon palet.
- Pourtant, ce n'était pas une grande cuisinière, répliqué-je. Elle avait une fâcheuse tendance à laisser brûler ce qu'elle préparait et à...
- Beaucoup trop épicer ses plats, termine-t-il à ma place en riant. Mais je suppose que c'est justement la cuisson excessive et la multitude des épices qui faisaient le charme de sa ratatouille !
- Sans doute ! ris-je avec lui.
Nous échangeons un regard, la surprise de partager aussi simplement un moment chassant aussitôt notre hilarité. Gênés, nous nous revenons tous deux à la dégustation de notre petit-déjeuner. Mon père relève finalement la tête à nouveau.
- Ton grand-père m'a dit en revanche que tu débrouillais plutôt bien aux fourneaux...
- Il fallait bien ! plaisanté-je. Je ne sais pas qui de maman ou grand-père était le pire cuisinier que la Terre ait pu accueillir !
- Oh, j'imagine que ça doit être moi, en vérité ! rétorque-t-il avec autodérision.
Et ainsi se poursuit le petit-déjeuner dans cette ambiance légère et conviviale, bien qu'un peu maladroite et hésitante. Nous comblons les silences par des plaisanteries, masquant ainsi notre timidité derrière l'humour. Nous parlons également beaucoup de maman. Après cinq ans d'attente, nous avons enfin cette conversation dont j'avais tant besoin à sa mort. Mais à aucun moment nous abordons sa maladie, son brusque déclin ou sa disparition pour nous concentrer sur tout le positif qu'elle nous a laissé ; le souvenir de sa musique qui animait la maison, son rire cristallin qui résonnait si souvent entre ces murs, sa joie enfantine de s'émerveiller de tout et sa douceur. Je découvre un tout autre homme que le père que je connaissais jusqu'à lors tandis que son visage s'éclaire à la mention d'anecdotes qu'il a vécues avec elle, une lueur d'affection brille dans son regard alors qu'il me raconte à quel point elle le rendait fou.
Nous nous attardons à table bien au-delà du petit-déjeuner. Entre temps, Hélène nous a débarrassé de nos assiettes en souriant, sans oser troubler notre discussion. Ce n'est que vers onze heures qu'elle se permet de nous interrompre.
- Monsieur, peut-être serait-il temps d'aller ouvrir les cadeaux afin que nous puissions préparer la table pour ce midi.
Mon père jette rapidement un œil à la pendule de la salle à manger avant de se lever avec précipitation.
- Pardi ! je n'avais pas vu l'heure passer ! Vous avez tout à fait raison Hélène, nous y allons de ce pas.
Il retire sa serviette qu'il dépose sur la table. Campé devant la porte du salon, il attend que je l'imite, ce que je m'empresse de faire. Derrière nous, Hélène s'apprête à refermer la porte pour nous laisser dans l'intimité, mais mon père la retient.
- Non, non, Hélène ! Venez avec nous, la table peut bien attendre un peu ! Vous savez bien qu'il y a toujours des cadeaux pour vous aussi.
- Vous êtes sûr, Monsieur ? Vous sembliez partager un très bon moment avec Mademoiselle, je ne voudrais pas être de trop.
- Quelle idée Hélène ! Vous êtes de la famille depuis le temps que vous prenez soin de ma femme et de ma fille !
La voyant encore hésiter, je saisis sa main pour la tirer avec moi. Vaincue, elle finit par s'installer sur le canapé de cuir blanc à côté de mon père pendant que je prends place au pied de l'imposant sapin illuminé, comme autrefois. A son pied, des cadeaux au papier très variés s'entassent. Après avoir été invitée à commencer la distribution, je saisis le premier paquet au hasard dont l'étiquette annonce « Willow ». Je le pose sur le côté à la recherche d'un cadeau à Hélène et mon père, ce que je trouve rapidement. Je tends à mon père un petit coffret – qui est en réalité de ma part – et une énorme boîte pour ma nourrice.
- Du matériel de couture ! s'exclame cette dernière, ravie, en roulant le papier en boule. Merci Monsieur.
Elle incline protocolairement la tête pour exprimer sa reconnaissance avant d'étudier scrupuleusement son nouveau matériel. Pendant ce temps, mon père a découvert la montre que je lui ai choisie. Surpris, il m'interroge silencieusement d'un haussement de sourcils.
- C'est Logan qui m'a dit que tu avais perdu la tienne dernièrement, avoué-je, gênée.
Il me remercie en souriant. La main sûre et précise, il replie la manche de son pull du dimanche pour dévoiler son poignet. Il y dépose la montre bleu foncé et or aux engrenages apparents, puis, satisfait du rendu, il repose son bras sur ses genoux.
Sans vraiment de surprise, les autres cadeaux sont à mon nom. Je déballe ainsi la fin de matériel de musique que j'avais demandé au début de l'année, c'est-à-dire un synthétiseur et un micro pour enregistrer mes partitions – je n'aurais plus à réserver le matériel du club musique ! –, quelques livres, une paire de chaussures à talon à lacets et des vêtements – « de la part de Coralie », je vous laisse imaginer le style...
- Tiens, il t'en reste un, déclare mon père en me tendant un écrin de velours rouge avec fierté.
Avec une infinie précaution, je saisis la boîte en lançant une œillade curieuse à mon père, en quête d'un indice. Une part de moi ne peut s'empêcher de frémir d'inquiétude ; les bijoux, ça n'est pas vraiment mon truc, pourtant il a l'air si heureux de son cadeau... Je me décide à l'ouvrir pour mettre un terme au suspens. Un bracelet d'un bon centimètre d'épaisseur repose sur un délicat coussin de soie. Sa chaîne en argent, agrémentée d'aigue-marine et diamants en forme de papillons sur toute la longueur, reflète la lumière extérieure.
- Il brille de mille feux ! commente Hélène avec admiration.
Un peu trop peut-être, pensé-je malgré moi. Il est très joli... mais pour quelqu'un comme Jaz ou comme Ania. En plus, avec moi, il va casser en moins de deux, c'est certain. Entre la voile et Eos... il va avoir la vie dure.
- Il aurait été parfait avec ma robe du bal, déclarée-je.
- En effet, confirme mon père, ravi, mais je ne l'avais pas encore à ce moment-là.
Avec un maigre sourire, je lui tends mon poignet pour qu'il y accroche le bijou. Ceci fait, je secoue légèrement le bras pour qu'il prenne une position naturelle. Mon poignet paraît encore plus fin qu'à l'ordinaire sous les épaisses pierres qui l'ornent désormais.
- C'est une vieille amie qui a monté sa propre ligne de bijoux qui l'a fabriqué, mais c'est moi qui lui en ai donné les plans ! m'apprend fièrement mon père.
- C'est toi qui l'as dessiné ? m'étonné-je.
Il hoche la tête de travers.
- Pas vraiment dessiné, non, nuance-t-il, je lui ai simplement décrit ce que j'imaginais. Tout comme l'alliance de ta mère et quelques-autres...
- Whaou... lâché-je, vraiment surprise par ce hobby pour le moins... inattendu de mon père.
Jamais je n'aurais pensé que mon père créait mentalement des joailleries à ses heures perdues... Mais cela confère au bracelet un tout autre statut : il ne correspond peut-être pas exactement au style que j'apprécie, mais mon père a pris le temps d'imaginer un bijou rien que pour moi et de demander à une de ses connaissances de le fabriquer pour lui. Cela suffit à me le rendre tout de suite plus cher à mon cœur. Toutefois, quand j'aborde sans arrière-pensée la question de sa résistance face à mes activités habituelles, tout l'enthousiasme de mon père semble disparaître de son corps.
- Je n'y avais pas pensé... avoue-t-il. Sur le principe, il ne craint pas l'eau, mais c'est vrai qu'il est sans doute trop fragile pour résister continuellement à la voile ou au combat au corps à corps... Je suis désolé, Willow.
Même s'il ne laisse rien paraître, je devine sa déception sous-jacente alors qu'il pense sûrement que son cadeau ne me convient pas – ce qui a sa part de vrai, objectivement parlant, mais j'en reste profondément touchée. Décidée à lui remonter le moral, je fais mine de hausser les épaules avec désinvolture :
- Tant pis, je l'enlèverai à chacune de mes séances et le remettrai ensuite !
Mon père m'offre un sourire reconnaissant même s'il me paraît clair qu'il n'est pas dupe de ma tentative de le rassurer.
La distribution des cadeaux terminée, Hélène se précipite dans la salle à manger pour préparer la table du déjeuner pendant que mon père et moi restons dans le salon pour patienter.
- Hélène fait vraiment des merveilles à Noël, commente mon père. Entre le repas et le sapin... c'est parfait.
A mon tour, je détaille davantage le conifère enguirlandé de rouge, d'or et d'argent. De petites boules peintes à la main pendent sur les branches affaissées ainsi que quelques petits anges en verre qui reflètent la lumière clignotante de la guirlande électrique qui répète inlassablement le même motif de lumière, éteignant et rallumant aléatoirement les ampoules colorées. Pour cacher le pied de l'arbre, un tissus blanc immaculé évoque un tapis de neige sur le carrelage du salon. C'est alors que je remarque comme un morceau de papier crème derrière le sapin, à moitié dissimulé sous un pli du tissu. Curieuse, je tends la main sous les branches les plus basses pour l'attraper, sous le regard interrogateur de mon père.
De nouveau assise, je découvre une fine enveloppe scellée de cire pourpre. Je n'ai pas le temps de m'appesantir sur la représentation du sceau que mon père m'arrache brusquement la lettre des mains. Fronçant les sourcils, je m'abstiens de lui lancer une remarque acerbe sur sa brutalité. Sans même me prêter attention, il déchire l'enveloppe sur laquelle je parviens à lire un « Joyeux Noël Jon ». Tandis qu'il parcourt le courrier à toute vitesse, son corps reprend son attitude professionnelle. Froide, indéchiffrable, implacable. Mon père ne semble même pas s'en rendre compte, mais cela suffit à me laisser présager le pire. Vue la tension de ses épaules et de son dos, à mon avis que cette lettre n'a rien d'un véritable « joyeux noël » amical.
- Ah ! revient avec entrain Hélène parmi nous, je vois que vous avez trouvé l'enveloppe. Elle est arrivée hier dans la boîte aux lettres, je l'avais complètement oubliée. Comme elle n'avait pas l'air d'un courrier officiel, je me suis dit qu'il valait mieux la mettre sous le sapin.
Comme s'il se rappelait seulement notre présence, mon père s'oblige à détendre ses muscles et retrouver son air jovial de tout à l'heure, comme si de rien était.
- Oui, oui ! vous avez bien fait, affirme-t-il. C'est une vielle tante qui nous souhaite de bonnes fêtes, rien de plus.
Une vieille tante qui scellerait encore ses enveloppes comme à l'ancien temps ? Et qui provoquerait une telle tension chez lui ? Mon œil.
- Une tante ? m'exclamé-je, faussement joyeuse. Il nous reste encore de la famille alors ? Je peux la lire ?
Surpris, il cille presque imperceptiblement, ce qui m'inquiète encore davantage. J'ignore le contenu du courrier, mais mon père doit être sacrément bouleversé pour ne pas parvenir à pleinement masquer ses émotions et monter un bobard aussi facilement démontable.
- Non, non, refuse-t-il. Elle parle de sujet de grandes personnes, rien qui ne te concerne.
Je hausse un sourcil, dubitative. Devant ma méfiance évidente, il perd patience.
- Va plutôt terminer de préparer tes affaires, m'ordonne-t-il en se levant, le papier froissé dans la main. Tu pars pour la Suisse cette nuit, je te rappelle.
Aussi surprise que moi par ce brusque élan de colère, Hélène observe mon père gagner son bureau sans même s'intéresser au repas de ce midi. Elle m'offre un sourire empreint de perplexité et de compassion. Je hausse les épaules. Mieux vaut obéir et faire profil bas plutôt que d'insister auprès de lui. Tant pis pour le déjeuner.
Alors que je monte quatre à quatre les escaliers, j'entends brusquement un énorme fraquas provenant du bureau paternel. Quoi qu'est pu être cette lettre, mon père est dans tous ses états... Un frisson de terreur me sert les entrailles tandis que je me laisse glisser contre la porte de ma chambre. Je ne vois qu'une personne qui a suffisamment le sens du spectacle pour encore utiliser un sceau sur son courrier et envoyer une lettre aussi dévastatrice le jour de Noël. Et la violence de la réaction de mon père ne m'inspire rien qui vaille... Je n'ai qu'une seule certitude : cette lettre est d'une importance capitale et il faut à tout prix que je prenne connaissance de son contenu. Coute que coute.
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