#Chapitre 44

Les pieds douloureux, j'oblige Valentin à se retirer de la piste de danse. Je n'ai déjà pas l'habitude des chaussures à talons, aussi bas soient-ils, alors danser avec ? Une véritable torture ! Et puis, mon estomac commence à crier famine. Je peux endurer beaucoup – comme ce bal dans des souliers inconfortables – mais certainement pas la privation de nourriture ! Manger, c'est sacré. Alors j'entraîne mon cavalier vers le buffet, recouvert de mets tous plus alléchants les uns que les autres : indéniablement, la plus sublime des apparitions qu'il m'eût été donné de voir de toute la soirée. Avec avidité, je réunis dans une assiette un maximum d'aliments différents : une multitude de petits fours, un peu de saumon, des crevettes, et une montagne de fruits de mer très divers.

- Tu comptes vraiment manger tout ça ? m'interroge-t-il, dubitatif.

- Bah oui, sinon je ne les mettrai pas dans mon assiette, réponds-je comme si c'était une évidence. T'as de ces questions...

Vaincu, il secoue la tête avec humour.

- C'est juste que ça me surprend un peu... m'avoue-t-il. En général, les dames picorent à peine pendant les rassemblements mondains et le gaspillage est scandaleux. Je ne comprends toujours pas pourquoi ils s'embêtent à proposer autant de nourriture alors que personne n'y touche, ou presque...

- Parce que tu t'imagines bien qu'un buffet sans caviar ni truffe, ça la pète moins... répliqué-je, acerbe.

Satisfaite de mon château de fruits de mer instable, nous nous dirigeons vers la table qu'occupent nos amis. Seuls Adam et Charlotte, ainsi que Jaz et Adrian y sont installés, en pleine conversation. Les deux jeunes filles, penchées l'une vers l'autre par-dessus la table, semblent observer et commenter le cercle de danseurs tandis que les garçons se contentent de s'ignorer royalement. Après tout, ils se sont mis d'accord pour se tolérer, mais pas de là à devenir de bons amis. Il ne faudrait pas exagérer non plus !

Notre arrivée coupe court à la discussion des filles, ce qui me fait hausser un sourcil interrogateur à l'attention de ma meilleure amie : que pouvaient-elles dire que je ne puisse entendre ?

- On disait qu'Ania a l'air de passer une excellente soirée, m'apprend finalement Jaz en me désignant l'intéressée d'un geste du menton.

Je suis son regard vers les danseurs pour repérer la jeune journaliste tourbillonnant sous la main de Mathias. Son sourire est lumineux tandis qu'elle rit à une blague de son cavalier avant de coller sa tête contre son torse. Elle paraît aux anges.

- Ça fait plaisir à voir, approuvé-je.

- Je suis d'accord, confirme Jaz. J'espère seulement qu'Elinore ne va pas lui créer de problèmes en représailles. Son Mathias, c'est son Mathias...

Je note l'air désapprobateur de Charlotte dans un coin de ma tête, sans pourtant relever. Après tout, j'ai cru comprendre qu'Elie et elles étaient de grandes amies. J'imagine qu'entendre Jasmine parler de l'Ambassadrice du dortoir des filles avec tant de venin ne doit pas la ravir. Cependant, elle aussi s'abstient de faire le moindre reproche à la belle indienne, préférant changer de sujet. Pour s'en prendre à moi :

- Quel appétit d'ogre, commente-t-elle avec sécheresse. Je ne devrais pas être surprise, ça colle à ton image disgracieuse.

Je lève les yeux au ciel tout en commençant à déguster un premier bulot. J'essaie d'y mettre le plus de dignité possible, tenter de retirer l'escargot de sa coquille proprement. Hélas, la chair blanche échappe à ma fourchette au moment de la sortir, avant de retomber contre la porcelaine dans un bruit spongieux.

- Quelle élégance... ironise Charlotte à nouveau. Ta vulgarité n'aura de cesse de m'étonner...

Toutefois, elle perd de sa superbe quand son cavalier reprend vie en saisissant un ustensile posé sur la table. Avec vivacité, il attrape dans son espèce de pince un deuxième escargot de ma large sélection de fruits de mer avant d'en récupérer délicatement la chair grâce à une fine fourchette à deux dents qu'il dépose dans mon assiette. Puis il me tend ses deux couverts.

- C'est plus facile avec le bon équipement, me lance-t-il, avec un clin d'œil.

Néanmoins, c'est avec une patience infinie qu'il accepte de me remontrer sa technique pour que je puisse la reproduire. Tout au long de ses explications, Charlotte me foudroie du regard sans pour autant se manifester. Ce n'est que quand je brandis fièrement le premier bulot dont j'ai réussi à retirer la chair toute seule, qu'elle l'ouvre enfin :

- Whaou, quel exploit... Seize ans et on t'apprend encore à manger proprement, énorme...

- Charlotte... intervient froidement son compagnon, ce qui suffit à la calmer aussitôt.

Ses joues s'empourprent d'être ainsi réprimandée par Adam, et, si elle ne dit rien, son visage haineux ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée. Elle me maudit intérieurement, c'est évident. Pourtant, je ne vois toujours pas ce que j'ai fait pour mériter ses foudres. D'accord, je n'ai jamais utilisé de pince à escargot ni de fourchette spéciale, mais en quoi cela la concerne-t-il ? Au pire, c'est moi que je ridiculise, pas elle donc que peut-elle bien en avoir à faire ?

Devant ce mystère, je me contente de manger en toute discrétion la fin de mon repas, écoutant la conversation de Valentin et Adrian d'une oreille distraite. Ils échangent à propos de son discours et des commentaires entendus ici et là parmi le public face à l'élection du nouveau président. Par chance, aucun ne semble négatif. Le petit ami de Jaz le félicite avec force de compliments, plongeant Valentin dans un certain malaise, quand le frère d'Adam se joint à notre tablée, au plus grand plaisir de ce dernier, qui va jusqu'à se lever pour accueillir la charmante apparition qui le suit :

- Victoire ! la salue-t-il d'une bise sur la joue, ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu !

- Désolée, s'excuse-t-elle, j'étais en reportage en Corée du Nord.

Elle ébouriffe les cheveux d'Adam avec familiarité avant de prendre place à côté de Logan qui pose une main affectueuse sur sa cuisse. C'est alors que mon cerveau connecte : il doit s'agir de la fiancée de Logan ! Très jolie bien que très loin de l'image que je m'étais faite d'elle, elle porte un costume d'une façon négligemment travaillée, sa cravate desserrée. Ses cheveux très courts et cendrés sont élégamment ébouriffés et son visage est à peine maquillé. Ses manières, d'un savant mélange de grâce et de simplicité, lui valent un regard réprobateur de Jaz et Charlotte. Elle détonne des autres dames qui nous entourent, mais moi, je suis subjuguée, admiratrice de son attitude un peu garçon manqué, qu'elle arbore superbement. Je suis au comble de la jalousie quand je remarque qu'elle porte des chaussures Oxford aux pieds, sans talon ni sangles douloureuses... Elle doit être tellement bien dedans ! Surprenant mon regard extasié qui semble la surprendre, sans doute peu habituée à susciter ce type d'expression béate auprès des autres dans ces réceptions, elle m'offre un sourire radieux avant de me tendre la main par-dessus la table.

- Je m'appelle Victoire, la fiancée de Logan, me confirme-t-elle. Tu dois être Willow, la fille de Jonathan, j'imagine ?

Je réponds à son geste en hochant la tête, sans même me formaliser qu'une fois de plus, on sache parfaitement qui je suis.

- J'ai entendu dire que tu avais beaucoup voyagé, lance-t-elle la conversation.

Pour la première fois de la soirée, je prends véritablement plaisir à discuter avec quelqu'un d'autre que le cercle de mes amis. Et Victoire n'est pas en reste, question voyages et aventures ! En tant que reportrice photographe à son compte, elle est également allée aux quatre coins de globe et bien souvent dans des situations très délicates. C'est en réalisant un reportage sur "la plus grande entreprise de surveillance européenne" qu'elle a rencontré Logan.

- A cette époque-là, me raconte-t-elle en souriant au souvenir de la toute jeune journaliste qu'elle était, mes sujets passaient avant tout. Je n'avais encore aucune renommée alors il fallait que je me démène pour faire un reportage assez exceptionnel pour propulser ma carrière. L'entreprise de ton père était un sujet parfait ! Elle est tellement nébuleuse et puissante, je savais qu'en perçant ses secrets, je pourrais enfin me faire un nom. A ma grande surprise, ton père a accepté du premier coup mon interview. Et je n'en revenais pas quand il m'a même proposé de faire un mois d'immersion dans l'entreprise pour observer...

Logan secoue la tête à cette histoire, mais son sourire attendri le dément complètement. Il dévore des yeux sa belle alors que celle-ci, le visage illuminé et ses mains agitée d'excitation, entame la partie la plus "cocasse" du récit, pour reprendre ses mots.

- Ton père est très habile. Tout le long de mon stage, il laissait fuiter des infos, juste ce qu'il fallait pour que j'ai l'impression de tenir un quelque chose alors qu'en fait, pas du tout. Mais j'ai fini par m'en rendre compte. Alors j'ai laissé parler la jeune reportrice prête à tout que j'étais : je me suis rapprochée de son apprenti, à peu près du même âge que moi, je l'ai séduit en espérant qu'il tomberait dans le panneau et qu'il me révélerait de vraies infos, mais rien à faire !

- Et t'en es tellement fière que tu le racontes à tout le monde, secoue la tête de dépit le frère d'Adam.

- Bah... je ne suis pas fière d'avoir essayé de te manipuler, nuance-t-elle. Mais quand je vois où on en est, je suis heureuse de t'avoir séduit, même si au début, mes intentions n'étaient pas franchement les meilleures de l'univers...

- C'est le moins qu'on puisse dire... râle son fiancé.

Pourtant, il s'approche de la joue de sa promise pour lui déposer un délicat baiser.

- Je ne pensais pas qu'à la fin du mois, je serais aussi déprimée de quitter l'entreprise... confesse-t-elle en revenant à l'histoire de leur rencontre. Mais la vie continuait et même si je n'avais rien de concret et solide pour ma carrière, je devais passer à autre chose pour enfin pondre cet article sur un nouveau sujet... J'ai fini par partir en Syrie pour mon reportage sur la migration. Je ne pensais presque plus à ce bel apprenti que j'avais tenté de manipuler, mais j'ai été agréablement surprise en découvrant que lui, non, et qu'il s'était même débrouillé pour me retrouver ! Dans ma boîte aux lettres, j'ai trouvé une invitation au restaurant...

Elle embrasse le concerné brièvement sur la bouche. A la façon dont il m'en avait parlé, j'avais bien saisi à quel point Logan était fou amoureux de sa Victoire, mais la rencontrer en vrai et voir qu'il en est de même pour elle, me fait sourire niaisement.

- Tu devrais peut-être faire un bisou à ton père, change de sujet Logan en me désignant l'intéressé d'un geste de la tête.

Dans un coin de la pièce, Coralie toujours accroché à son bras, il discute avec Karen, M.Collins et trois autres personnes qui me sont inconnues.

- Lui faire un « bisou » ? Et pourquoi pas un gros gâté tant qu'on y est, ironisé-je, faussement écœurée par sa suggestion. Je veux bien lui dire "bonjour", à la rigueur, mais pour le bisou, je m'en passerai volontiers !

Toutefois, je suis tout de même son conseil, même si ma motivation première n'est certainement pas l'envie de faire un gentil petit "bisou" à mon papounet chéri... Je tapote l'épaule de mon cavalier pour qu'il m'accompagne, ce qu'il s'empresse de faire, en masquant sa surprise.

Surprise qui redouble quand je l'oblige à s'arrêter à quelques pas d'eux pour passer mes bras derrière son cou. Les sourcils froncés, il me laisse cependant faire de façon mal assurée. Alors qu'on danse un slow approximatif, je tends l'oreille pour essayer de saisir la conversation qu'ont mon père, Coralie, Karen, M.Collins et les trois inconnus.

- Il faut qu'on déplace Max, s'emporte un homme plus petit d'une tête que tous les autres, qu'on lui trouve une nouvelle cachette... Octavius est sur le point de localiser son emplacement, ça devient trop dangereux !

¾ C'est à toi de veiller à sa sécurité, souffle mon père, pas nous. Je ne vais pas dépêcher mes hommes à la protection d'une nouvelle maison, pour trois personnes ! Ce serait gaspiller nos ressources, désolé Tyler.

Valentin tente de capter mon attention, mais je lui fais signe d'attendre.

- Will, ce n'est pas bien ce que tu fais... me reproche-t-il.

Mais je lui réponds d'un haussement d'épaules. Je suis convaincue que cette conversation peut m'apprendre bien des choses pour démêler la sombre situation dans laquelle nous évoluons en ce moment. Alors si je dois jouer les oreilles indiscrètes pour en savoir plus, ce n'est pas un problème ! Ce n'est pas ça qui va m'empêcher de dormir sur mes deux oreilles... indiscrètes.

Vaincu, il se tait pour me laisser écouter.

- Sauf si on l'utilise à bon escient, réfléchit le cavalier de Karen, je suppose. On sait qu'Octavius fera tout pour les retrouver, on tient là un excellent moyen de pression !

- Tu plaisantes, j'espère ! s'étrangle le plus petit du groupe, Tyler si j'ai bien suivi. Il est hors de question qu'on l'utilise comme appât ou comme moyen de chantage !

- Oh, Tyler, je t'en prie, s'exaspère l'accompagnateur de la conseillère d'éducation. Tu es peut-être tombé amoureux, mais n'en oublie pas moins ta mission : tu devais juste l'avoir à l'œil en permanence ! Alors certes, l'épouser était un excellent moyen de le faire, mais ne mélange pas boulot et sentiment. On l'a gardé dans l'Organisation parce qu'on pouvait s'en servir d'atout contre Octavius, ni plus, ni moins, et c'est pour ça que vous vivez cachés depuis huit ans. Ne l'oublie pas.

Je me fige en entendant ces mots. Comment peut-on ainsi agir avec une personne ? Se marier avec quelqu'un juste pour l'espionner ? et la contrôler ? C'est abject !

Au même moment, mon père nous remarque et nous fait signe de nous approcher. Je visse un faux sourire à mes lèvres en lui faisant la bise, tandis que mon esprit est en ébullition : qui est ce pauvre Max dont ils parlent ? Qui peut-il bien être pour qu'Octavius se démène pour le retrouver ? On pensait qu'Octavius agissait par orgueil et soif de pouvoir, mais en écoutant cette conversation, je me demande s'il n'y a pas une raison plus profonde à toute cette violence. De même, j'étais persuadée que l'ennemi était bel et bien Di Prospero et qu'il fallait donc défendre l'Ecole et l'Organisation contre lui, mais après ce que je viens d'entendre, toutes mes certitudes sont remises en question. Et si c'était Athéna elle-même qui avait provoqué ce conflit en s'en prenant à ce fameux Max ? Peut-être qu'Octavius ne cherche qu'à le retrouver après que l'Organisation le lui a arraché ? Que celle-ci le séquestre dans une jolie prison dorée, comme semble l'indiquée la conversation que je viens d'entendre ? Et si c'était l'Ecole et l'Organisation d'Athéna, ceux pour qui j'ai décidé de me battre, qui étaient en vérité les fautifs, ceux qui ont provoqué cette guerre ? De fil en aiguille, je ne peux empêcher une petite voix insinuer le doute en moi : et si j'avais choisi le mauvais camp ? 

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