#Chapitre 43
Hésitante, je reste un long moment à fixer la mousseline bleu nuit de ma robe de bal avant d'enfin me décider à la décrocher de son cintre avec empressement pour ne pas me laisser le temps de changer d'avis. Franchement, j'ai beau savoir que c'est moi qui l'ai choisie, je me sens affreusement mal à l'aise tandis que le précieux tissu repose sur mes épaules. Le décolleté illusion finement brodée d'un léger filigrane dorée affines mes épaules tandis que la jupe évasée, sertie de quelques paillettes d'or également parsemées çà et là, marque joliment ma taille. Elle me va à ravir et c'est bien pour ça que je l'ai achetée, sous les conseils d'Ania, Charline et Jaz. Un bref regard vers les délicates sandales dorées à petit talon que je vais devoir porter et j'en ai mal aux pieds rien que d'y penser. Mais voilà, j'ai pris la décision au début de mois de devenir une version améliorée de moi-même et d'abandonner définitivement mon apparence de « poissonnière ». Alors avec le concert des filles, nous avons fait magasins sur magasins pour dénicher la tenue de bal parfaite pour marquer ce nouveau départ. La veille, j'ai passé la soirée avec elles, à subir leurs horribles tortures : manucure et pédicure, épilation, masque pour la peau en tout genre... Si nous n'avions pas passé tout ce temps à discuter et plaisanter, j'aurais sûrement passé un très mauvais moment, mais finalement, j'ai éprouvé un certain plaisir à prendre soin de moi en leur compagnie. Un peu de coquetterie de temps en temps ne fait de mal à personne, n'est-ce pas ?
- Tu viens pour que je te coiffe et te maquille ? m'appelle Jaz depuis sa chambre.
Nous avons réfléchi à nos coiffures respectives pendant des heures, avec nombres d'essais infructueux, mais le talent de ma meilleure amie a fini par faire des merveilles. Alors dans une confiance absolue, je m'installe sur le tabouret pour lui laisser champ libre. D'une main experte, elle commence par démêler mes ondulations hasardeuses avant de se mettre à l'œuvre. Un bon quart d'heure plus tard, une tresse sophistiquée a dompté mes cheveux de feu, tombant élégamment sur mon épaule droite. Elle parfait le tout d'un tour de fer à boucler avant de me tendre un écrin de velours rouge. Surprise, je l'interroge du regard, mais elle se contente de me désigner la petite boîte d'un signe de la tête, m'invitant à l'ouvrir. J'y découvre une fine broche sur laquelle se mêlent des saphirs, des aigues-marines et des apatites, m'apprend-elle.
-C'est un cadeau de notre part à toutes les trois, poursuit-elle.
Emue, je la remercie d'un petit câlin auquel elle répond avec plaisir. Puis avec un faux air autoritaire, elle m'ordonne de me rassoir pour qu'elle puisse terminer son ouvrage. Sans plus attendre, elle insère sa broche aux différentes teintes de bleu dans ma crinière rousse puis s'attaque au maquillage. Après d'importantes négociations, elle finit par oublier le fard à paupière coloré, à la faveur de tons plus discrets de beige et de marrons. Elle dépose ensuite une fine couche de gloss légèrement rosé avant de contempler son chef-d'œuvre avec fierté.
- Si avec ça, on te traite encore de poissonnière, on ne pourra plus rien pour toi, chérie, affirme-t-elle avec espièglerie.
Il est vrai que je suis métamorphosée. Mais, même si j'ai beau être satisfaite du résultat, je ne peux m'empêcher de penser que tout ceci est un leurre, un mensonge qui ne dupera personne. Pour eux, je suis et resterai la « poissonnière », même accoutrée ainsi. Je me sens comme un hamburger McDo dans un restaurant cinq étoiles...
Sentant ma confiance fondre comme neige au soleil, Jaz me relève vivement pour retrouver nos deux comparses. Elle ne prend même pas la peine de toquer, ouvrant la porte de la chambre d'Ania et Charline avec élan, les faisant sursauter toutes les deux.
- Jaz ! râle Ania, devant le miroir de leur salle de bain, un crayon dans la main, tu as failli me faire rater mon trait !
- Désolée, s'excuse-t-elle en frétillant sur place, j'étais impatiente de vous montrer mon chef-d'œuvre.
Elle me désigne de ses deux mains avec enthousiasme tandis que je me trémousse gauchement, terriblement gênée d'être le centre de l'attention. Je ne suis tout de même pas un animal de foire à exhiber au monde entier !
- Je ne sais pas vous, poursuit-elle avec humour, mais je trouve que j'ai un sacré talent, quand même... Vous n'êtes pas d'accord ?
- Wow, souffle Charline en relevant la tête vers moi. Will, tu es superbe !
- Et moi alors ? proteste ma meilleure amie en faisant mine de bouder, ce qui lui vaut un haussement de sourcil faussement dédaigneux de la part de la fille du directeur.
- Toi, on a l'habitude, ça n'a rien d'exceptionnel, s'indiffère-t-elle pour embêter ma colocataire.
- Donc ça veut dire que je suis toujours canon, c'est ça ? s'assure Jasmine en s'éventant d'émotion. Je suis trop touchée, Cha'.
Vaincue, l'intéressée élude d'un geste du bras comme si le comportement de l'indienne la fatiguait bien qu'au fond, elles sont toutes les deux aussi amusées par ce petit jeu. Mais c'est vrai que Jaz est particulièrement belle ce soir dans sa longue robe turquoise et son chignon sophistiqué. Charline en revanche... a choisi une tenue assez surprenante. Toutes les trois me bassinent depuis le début du mois à propos de cette prestigieuse soirée avec la crème de l'Organisation, surtout que ce sera la présentation officielle de notre nouveau président de l'Ecole, Valentin, qui est accessoirement mon cavalier. Autant dire qu'elles ont mis un pied d'honneur à ce que je sois à la hauteur. Mais la mini robe à paillettes argentées, moulante à souhait et au profond décolleté, de la jeune française détonne avec l'image que je me faisais de cette soirée pompeuse. Alors qu'elle se retourne pour enfiler de grosses boucles d'oreille rose fluo, je découvre son dos totalement dénudé jusqu'à la naissance de ses fesses.
Surprenant mon regard, elle m'offre un clin d'œil complice :
- J'ai l'air d'une petite pute, hein ? s'amuse-t-elle de sa propre apparence.
Devant mon silence, elle me sourit à pleines dents.
- C'est volontaire, t'inquiète pas ! me rassure-t-elle, ce qui me plonge encore davantage dans ma perplexité. Attends, tu te rends pas compte de l'occasion ! Les membres les plus importants de l'Organisation qui viennent en personne aux Neuf Muses pour fêter Noël avec nous ! Imagine le scandale quand ils vont découvrir la fille de celui à qui ils ont confié la garde de leurs propres enfants se pointer au bal, vêtue comme une fille de petite vertu !
- Cha'... commence Ania, mais elle s'interrompt, sachant pertinemment qu'elle n'arrivera pas à en dissuader son amie.
Une telle lueur de rage brille dans le regard noisette de cette dernière qu'aucune de nous n'ose dire quoi que ce soit.
- Tu y vas avec Adam ? interroge finalement Jaz, d'une petite voix.
Le visage de la jeune fille aux cheveux bleus s'adoucit aussitôt.
- Non. C'est une soirée prestigieuse, surtout pour notre génération. Les adultes commencent déjà à repérer les élèves les plus prometteurs qu'ils seraient susceptibles de prendre sous leur aile, une fois l'école terminée. Que je me ridiculise est une chose, mais il est hors de question que j'entraîne mon meilleur ami avec moi. Et puis Charlotte l'a supplié de ne pas la laisser y aller sans cavalier, il a accepté en lui faisant promettre que c'était la dernière fois et qu'il ne se passerait plus rien entre eux, que c'était juste entre amis.
- Et toi Ania ? reprend Jaz. Tu ne veux toujours pas nous dire avec qui tu y vas ?
Occupée à ses tresser une couronne de cheveux, Ania ricane devant l'insistance de ma colocataire. Voilà un mois qu'elle harcèle la jeune journaliste pour découvrir qui sera son preux chevalier au bal sans que celle-ci ne lui cède le moindre indice.
- Tu as attendu tout ce temps pour le savoir, réplique la sœur de Leander avec taquinerie, tu peux bien attendre une demi-heure de plus, non ?
Ma meilleure amie croise les bras devant elle, bougonne.
- Tu parles, à tous les coups t'y vas avec ton frère, comme d'habitude...
Mais Ania hausse les épaules, mystérieuse, sans flancher le moins du monde. Elle agrémente sa coiffure de petites fleurs bleu violet – des althéas, m'apprend-elle – assorties à sa gracieuse robe pale.
- Vous êtes prêtes ? nous lance-t-elle comme si c'était elle qui nous attendait depuis le début.
- Presque ! s'exclame Charline en brandissant deux paires de chaussures dans ses mains. Lesquelles font les plus vulgaires à votre avis ?
Après mûres réflexions sur le mauvais goût des deux pairs, elle finit par opter pour la plus outrageuse des deux, c'est-à-dire des sandales aux poils rose fuchsia réhaussées d'une énorme plateforme. Le « summum du mauvais goût » affirme-t-elle, fière de son choix. Ainsi affublée, elle nous prend par les bras pour nous entraîner à sa suite, retrouver nos cavaliers respectifs dans le hall du dortoir.
Amassée dans le foyer, une armée de Men In Black nous attend patiemment, guettant l'approche de leurs damoiselles pour les rejoindre au pied de l'escalier, leur offrir leur bras. Intimidée par tant de cérémonie, j'hésite un instant avant d'apparaître à la lumière des néons. Jaz me presse délicatement la main, réconfortante, et m'adresse un clin d'œil.
- Tout se passera bien, me promet-elle doucement. Garde la tête haute, le dos droit et ne te précipite pas.
Ses conseils réveillent en moi des souvenirs de ma mère. Elle me tenait le même discours, systématiquement, quand je devais accompagner mon père et elle à des galas et des réceptions mondaines. Déjà à six ans, il m'était impossible de courir en public, ou tout simplement de jouer devant les adultes. Je me devais de me comporter avec dignité et noblesse, et ça m'était déjà insupportable. Et voilà que je replonge dans ce cauchemar de bonnes manières...
- Et si tu te sens perdue, fais confiance à Vava, conclut-elle. Il te guidera.
Pourtant, je lui lance un faible sourire avant de m'avancer vers les premières marches. Aussitôt, m'apercevant, Valentin vient à ma rencontre, le pas royal. C'est peut-être un jeu de mon esprit, mais depuis qu'il s'est fait élire, je trouve que sa prestance s'est décuplée : loin de se la péter, il se meut avec la même aura naturelle qu'avant, à la fois autoritaire et empreinte d'humilité, celle qui attire les regards d'admiration tout en le rendant fort sympathique. En fait, c'est sa simplicité qui le rend si charismatique, là où tous les autres en font des tonnes pour dégager un semblant de ce qui émane de lui.
Tous les regards se braquent sur moi pendant que je descends le plus gracieusement possible l'escalier. Une boule d'angoisse m'assèche la gorge. Je sens leur surprise face à ma transformation, mais aussi, j'en suis certaine, une espèce de curiosité malsaine, à l'affût de mon moindre faux pas, espérant une chute de ma part. Par chance, je parviens en bas sans incident. Valentin, galant, me tend son bras, un sourire franc aux lèvres.
- J'avais entendu les filles annoncer qu'elles feraient des merveilles avec ta tenue, mais je n'imaginais pas à quel point, me lance-t-il.
Mes joues s'empourprent presque instantanément. J'ai beau savoir que c'était l'effet souhaité, c'est bien la première fois qu'on m'adresse un tel compliment. Même lorsque nous nous éloignons pour libérer la place, les regards continuent de nous suivre avec insistance. Une petite voix, vicieuse, me répète que je n'aurais jamais dû accepter de l'accompagner. A cause de ça, je suis au centre de l'attention, moi qui préfère de loin l'anonymat... Mais il est trop tard pour me défiler. Alors bon gré, mal gré, je fais une gentille remarque sur la tignasse blond vénitien de mon cavalier, enfin disciplinée. Cependant, la lueur amusée qui illumine ses yeux vert doré m'assure qu'il n'est pas dupe de ma vaine tentative de paraître détendue.
- Respire ou tu vas bientôt tourner de l'œil par manque d'oxygène, plaisante-t-il.
Rien de tel qu'un léger rire pour relâcher l'air de mes poumons. Nous nous avançons sur le chemin, recouvert d'un épais tissu rugueux pour l'occasion, sans doute afin de ne pas salir les riches souliers de nos hôtes et invités sur le sentier boueux. Devant ce spectacle, je ne peux m'empêcher de retenir un rictus ironique ; quelle honte, moi qui espérais le tapis rouge... nous n'avons qu'un vulgaire morceau de polypropylène, c'est un scandale !
Alors quelle ne fut pas ma déconvenue en découvrant, quelques mètres plus loin, devant l'entrée de l'école, un véritable tapis rouge faisant le tour du bassin avec l'olivier, lui-même décoré de guirlandes lumineuses. Des flambeaux ont été parsemés autour du parcours dessiné. J'ignore si je trouve ça féérique ou terriblement excessif... Sans doute un mélange des deux. Mais devant la magnificence des lieux, je me sens rapetissir encore et encore, mon assurance, déjà faible, s'évaporant comme un nuage de fumée au milieu de la tempête. Les invités, en cadence, progressent lentement sur ledit tapis, chacun à égale distance des autres. Pour me détendre, je les imagine tous vêtus de combinaison et de ski en train de prendre un à un, un tire-fesse de haute montagne. Mais même ainsi, ça ne suffit pas à évacuer la tension de mes épaules. Je prends sur moi pour ne pas faire machine arrière et, appliquant chacune des consignes que me prodiguait ma mère lors des soirées mondaines, j'agis comme la parfaite jeune fille de bonne éducation qu'on attend de moi.
A l'intérieur, le décor est encore plus spectaculaire. La salle est décorée sur des tons givrés, de blancs, de gris et de bleu pale. De la fausse neige scintillante recouvre les tables et des perles de verres sont suspendues un peu partout pour rappeler des flocons tombant du ciel. Un orchestre professionnel occupe un coin de la salle, déversant leur somptueuse musique classique à travers la pièce. Celle-ci est déjà noire de monde aux tenues toutes plus sophistiquées et élégantes les unes que les autres.
- Willow Santiago et le nouveau président des élèves, Valentin Jensen, nous annonce Harold sur le seuil de l'immense salle de bal.
Aussitôt, les conversations s'arrêtent pour nous étudier ouvertement, ce qui provoque en moi un élan de colère inattendue. Que les autres élèves nous épient et nous jugent de la sorte, je peux encore à peu près le concevoir, mais les adultes ? Ont-ils vraiment besoin de nos jauger, de leur curiosité malsaine ?
Je puise dans ma colère pour rejoindre dignement la foule. Je repère de coin de l'œil le regard inexpressif de mon père qui m'adresse un hochement de tête. Plus affectueux que ça le tuerait probablement... Coralie est à son bras, vêtue d'une longue robe rouge sombre fendue. Sa volonté était certainement de faire « femme fatale » avec son carré court auburn et ses yeux maquillés de noir. Cette vision d'elle me déstabilise. Avec moi, elle adoptait davantage un comportement enjoué, plein d'une sollicitude parfois trop invasive, mais toujours dictée par sa gentillesse maladroite. Elle me faisait parfois penser à un chiot excité alors que là, si un sourire poli transparaît sur son visage, tout dans son aura appelle au respect et dégage une certaine autorité menaçante. Elle surprend mon regard et me salue de la main, plus avenante que mon père, mais pas assez chaleureuse pour qu'il me prenne l'envie de me joindre à eux. De toute façon, mon cavalier en a décidé autrement ; il m'entraîne dans une interminable tournée de salutations, prenant le temps d'échanger brièvement avec chaque invité. Je loue sa patience infinie tandis que je me languis qu'une vielle dame au style très rétro, qui nous retient pour nous parler de son défunt mari, ancien banquier du Luxembourg, nous libère. Heureusement, l'annonce de l'ouverture officielle du bal de Noël coupe court à la conversation. Avec soulagement, j'accompagne Valentin jusqu'à la scène où il prend place derrière le pupitre pour le traditionnel discours de présentation du nouveau président.
Honteuse, je m'aperçois que j'ai décroché quand une salve d'applaudissements enthousiastes parcourt la foule. Si mon air coupable suffit à lui faire comprendre mon indigne comportement, loin de s'en offusquer, cela semble l'amuser.
- Tu n'as rien écouté, avoue, me lance-t-il avec humour.
- Si, si ! j'ai... essayé, mais j'étais obnubilée par toutes ses personnes et... je me suis déconcentrée... confessé-je piteusement. Désolée.
- T'inquiète, me rassure-t-il. Au moins, je ne culpabilise plus d'avoir à te demander d'ouvrir le bal avec moi, comme le veut la coutume...
- Hé ! m'offusqué-je, tu ne m'avais jamais parlé de ça ! C'était pas prévu, du tout !
Il m'offre un sourire innocent.
- Je savais que sinon tu refuserais... mais dis-toi que c'est ma vengeance !
Fier de lui et de son piège infame, il me tend son coude auquel, contrainte et forcée, je glisse ma main.
- Dis-toi qu'au moins, j'ai eu la décence de t'apprendre à danser ! en rajoute-t-il encore.
Je serais tentée de lui tirer la langue en réponse, mais je me rappelle les yeux scrutateurs qui nous suivent à la trace. Au lieu de quoi, je me place au centre de la piste de danse, face à mon cavalier qui ne décroche pas son regard du mien. Gracieusement, je lui adresse une petite révérence d'un autre temps auquel il répond par une courbette. Puis la musique commence. J'ai beau avoir passé mon temps libre à en apprendre les pas, la pression me fait perdre mes moyens. Par chance, Valentin me guide avec aisance, masquant légèrement mon hésitation. Nous exécutons nos premiers pas de valse, me faisant douter de me trouver au XXIe siècle, quand enfin, le Président de l'Organisation, M.Collins se joint à nous avec sa compagne, vite suivi par d'autres couples.
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