#Chapitre 41

- C'est bon ? tout le monde à ce qu'il faut ? s'assure une dernière fois Karen, un brin d'impatience perçant dans sa voix, depuis l'avant de la cabine. Nous pouvons enfin décoller ?

Ses yeux foudroient ma meilleure amie qui se faufile devant elle au même moment, son sac à main levé au-dessus de sa tête. Elle traverse le compartiment passager, essoufflée, avant de se laisser lourdement sur le siège à côté du mien. Victorieuse, elle agite son foulard coloré sous mon nez.

- Je l'ai, je l'ai ! s'enthousiasme-t-elle en dépit de sa respiration sifflante.

Je secoue la tête, désespérée. Je ne comprends toujours pas pourquoi ce bout de tissu lui était indispensable au point de retarder tout le monde. Jaz a pourtant évoqué une superstition étrange, mais je n'ai guère saisi de quoi il retournait.

Une annonce par le biais d'un interphone nous intime d'attacher notre ceinture. Alors que je fixe la mienne, je lance un regard à la dérobée à mon voisin de droite. Contre le hublot, Valentin ne semble pas serein. Son visage crispé est livide et ses poings sont serrés sur les accoudoirs de son fauteuil, sa ceinture déjà bouclée. Toute son attention est fixée sur l'extérieur, à travers la petite fenêtre ronde. Déjà blanchâtre, son teint perd encore de la couleur alors que l'avion se met en mouvement. Prise d'un élan de compassion, je pose ma main sur la sienne dans un geste qui se veut réconfortant. Il me sourit poliment, mais ne se déride pas.

La sensation d'être écrasés contre nos sièges puis les étendues bleues de l'Atlantique apparaissent à travers les hublots alors que nous nous élevons encore et encore. Nous décrivons un arc de cercle au-dessus de l'île avant de nous diriger vers les terres irlandaises.

Une fois stable, Valentin se détend légèrement. De l'autre côté, Jaz gigote, excité à l'idée d'aller faire les boutiques à Sligo. Elle piaille un moment, mais je ne partage pas son euphorie. Certes, quitter l'île durant dix heures me ravit, heureuse de changer un peu d'air. Toutefois, je ne parviens à refouler le voile d'angoisse qui a pris possession de mon estomac.

Je trouve irresponsable de la part de l'Ecole d'autoriser cette sortie. Voilà trois mois que la menace d'Octavius Di Prospero plane ouvertement sur nous. Trois mois que Guillermo et Reka ont été assassiné, deux que Ryan a péri et que Liam a manqué de se faire enlever. Maintenant, on attend bêtement tel des moutons résignés face au loup affamé, la prochaine attaque. Et c'est dans ce contexte que Karen à insister pour que les élèves de onzième année s'envolent pour Sligo afin qu'ils puissent faire leurs achats de Noël et trouver leur tenue pour le grand bal de fin d'année... Nous serons tous éparpillés dans les rues, par petits groupes, à la merci de n'importe quel prédateur. Je doute qu'un énième meurtre ait lieu, cela signifierait prendre le risque qu'un simple passant de Sligo tombe dessus et mêle par conséquent des personnes extérieures à l'Organisation. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser qu'ainsi exposés, Liam ou moi représentons des cibles offertes pour une tentative l'enlèvement...

- Vous êtes d'une compagnie ! râle ma meilleure amie.

Devant mon absence de réaction, elle soupire.

- Qu'est-ce qu'il y a ? me demande-t-elle finalement.

En remontant mes jambes contre moi, je lui fais part de mes sombres pensées. J'avais complètement oublié ma main sur celle de Valentin jusqu'à ce que celui-ci exerce une légère pression sur mon doigt, me rendant mon geste réconfortant.

- Bien vu, Will, approuve-t-il d'une voix peu assurée. J'y ai pensé aussi, et ne t'en fais pas, on ne va pas vous lâcher. J'ai prévenu Mathias pour qu'il garde un œil sur Elinore, nous, on va veiller sur Liam et toi.

- On ne vous lâchera pas d'une semelle, ajoute Jaz avec un clin d'œil complice.

Une bouffée d'affection pour cette pile électrique instable me pousse à poser ma tête sur son épaule. Surprise par mon geste, peu habituée à ce que je cherche les contacts, elle ne proteste pas. Au contraire, l'étonnement passé, elle appuie son crâne contre le mien.

***

Un peu moins d'une heure plus tard, je sens Jasmine s'agiter. Ensommeillée, j'ouvre doucement les yeux. Un joyeux brouhaha enthousiaste anime la cabine alors que l'avion est enfin immobilisé. Alors que les élèves s'impatientent de descendre, Karen tente tant bien que mal de ramener le calme. Finalement, n'y parvenant pas, elle pousse un autoritaire sifflement strident qui interrompt sec toutes les conversations.

- Bien, apprécie-t-elle. Avant que vous ne commenciez à vous éparpiller partout dans la ville, je vous rappelle les nouvelles règles. Désormais, nous vous demandons de ne jamais vous déplacer par groupe de moins de trois personnes. Par ailleurs, je suis navrée, mais cette année, vous êtes obligés de manger dans l'un ou l'autre des deux restaurants que nous avons réservés. Merci de vous inscrire sur le registre avant de partir.

Les dernières consignes données, la conseillère d'éducation nous laisse quitter nos sièges. Je passe maladroitement mon manteau sur mes épaules, gênée par mon bras en écharpe avant de suivre ma meilleure amie qui a déjà complété la liste de nos noms pour le restaurant asiatique. Excitée comme une puce, elle refrène son impatience alors que nous attendons les retardataires de notre bande. Charline, Louise et Adam apparaissent finalement pour la plus grande joie de ma colocataire qui s'élance aussitôt vers la sortie de l'aéroport d'un pas sautillant.

- Loin de moi l'idée de te vexer... commence Adam avec espièglerie en se mettant à ma hauteur, ce qui me laisse présager le pire, mais entre tes bleus, l'attèle à ton bras et ta tête de désespérée, on pourrait presque croire que t'es battue... Alors si tu ne veux pas qu'on finisse tous au commissariat avec les services sociaux sur le dos, tu devrais peut-être tenter un sourire ?

Il affiche un air angélique, fier de lui, alors je lui administre un léger coup de poing dans l'épaule de mon bras valide. Toutefois, Adam n'hésite pas pour exagérer ; il pose sa main sur l'endroit où j'ai frappé, la mine faussement effarée.

- Ta violence n'aura de cesse de m'étonner, Mini-Portion ! plaisante-t-il. En plus, tu as fait exprès de viser là où j'ai reçu un coup hier ! Vilaine.

Je lève les yeux au ciel, certaine qu'en vérité, ça l'a à peine chatouillé.

- Ah bon ? fais-je mine de m'étonner, surjouant la main devant ma bouche. Alors il a tout de même réussi à t'atteindre ? Je n'aurais pas cru !

Son sourire s'élargit encore davantage, son égo flatté.

- Oui bon... à peine, confesse-t-il avec orgueil.

Les images du combat de la veille me reviennent en mémoire. Comme annoncé, le frère de Logan a bien été appelé à se battre face au huitième élève du classement. Je savais qu'avant que je ruine son propre classement, Adam jonglait entre le deuxième et la première place, mais je m'imaginais quand même que le combat serait plus rude. Il n'en fut rien. A peine le buzzer avait-il retenti qu'Adam s'était jeté sur son adversaire avec souplesse. Ce dernier n'eut pas le temps de dire ouf que mon coéquipier frappait la gorge, enchaînait avec un coup dans l'estomac et l'achevait par un coup de genou. A partir de là, le combat était joué. Son adversaire a lutté comme il a pu, mais Adam ne lui a guère laissé de répit, frappant avec une précision incroyable, avant de conclure par une prise de Krav Maga au sol pour l'immobiliser. Cela n'a pas duré plus de trois minutes.

Je secoue la tête, un brin choquée de la fierté qu'il retire de cette victoire. Certes, il la mérite largement, sa technique et sa rapidité sont impressionnantes, mais cela n'empêche en rien qu'il a refait le portrait à un pauvre garçon qui n'avait rien demandé.

Indifférent à mon tourment, il me bouscule gentiment avant de poser deux doigts au coin de sa bouche avec un clin d'œil complice. Malgré moi, je souris devant ses piètres tentatives de me détendre. Au même moment, un hurlement enthousiaste coupe court à notre bref moment de complicité. Je cherche l'origine de ce cri quand mon regard tombe sur une magnifique jeune femme aux cheveux chocolat coupés aux épaules sauter dans les bras d'Elinore. Certaine que ce n'est pas une de nos étudiantes, je m'attarde un peu plus sur elle alors qu'elle se détache de l'ambassadrice du dortoir des filles, pour l'observer plus amplement. Vêtue d'un manteau élégant couleur crème, elle dégage un charisme certain bien que son large sourire, perceptible en dépit de la distance, adoucit son aura imposante. Elle a un charme fou, sophistiquée juste ce qu'il faut, éblouissante de bonheur, bien qu'elle n'arrive pas à la cheville de Jaz.

Elinore et cette fille discutent encore un instant puis elle semble parcourir la foule des yeux à la recherche de quelqu'un. Son visage s'illumine encore alors que son regard se pose sur nous. Aussitôt, elle se met à courir dans notre direction avant de sauter sans ménagement dans les bras de mon partenaire. Surprise par ces effusions, je me décale pour leur laisser un peu d'intimité, terriblement gênée d'ainsi tenir la chandelle.

- Charlotte... souffle le frère de Logan d'un ton neutre.

Avec douceur, il décroche les bras de la jeune fille de son cou. Elle se laisse faire sans se départir de son sourire. Il y a comme un flottement alors que leurs yeux se rencontrent. Des larmes d'émotion perlent au coin de ceux de « Charlotte ». Adam se gratte l'arrière de la tête, visiblement mal à l'aise. Il se râcle la gorge.

- Tu m'as tellement manqué, lâche-t-elle finalement d'une voix émue.

Elle se blottit de nouveau contre lui, ce qui semble agacer le français bien qu'il ne la repousse pas. Quant à moi, je me sens de trop. Plein de questions se bousculent dans ma tête, mais je n'ose pas déranger leurs embrassades. Dansant d'un pied sur l'autre, je finis toutefois par décider de m'éclipser discrètement quand Adam se rappelle enfin ma présence. Il se libère des bras qui l'entourent avant de me retenir avec empressement par le poignet.

- Will, je te présente Charlotte. Charlotte, voici Will, ma partenaire à Eos.

Prise au piège, je souris poliment alors que son amie me jauge avec hauteur. Tu me le paieras, Adam... Satisfaite de son inspection, elle finit par me tendre la main avec un air coulant d'hypocrisie, ce qui suffit à me la rendre antipathique, tout compte fait. Mais je réponds à son geste sans rien laisser paraître.

- Tu dois être la fameuse nouvelle, déclare-t-elle avec gentillesse. Willow, je crois, c'est ça ?

- Will suffira, simplifié-je.

- Elinore m'a beaucoup parlé de toi ! m'apprend-elle gaiement. Il paraît que tu as déjà provoqué un sacré bazar aux Neuf Muses ?

Elle m'adresse un clin d'œil complice qui me déplaît aussitôt, totalement incongru.

- Et toi ? tu es étudiante avec nous ? lui rends-je sa politesse. Je ne t'ai jamais vue...

Elle secoue la tête, faisant délicatement voler son carré court.

- Je l'étais, m'explique-t-elle. Je suis partie faire un échange dans l'école américaine, c'est pour ça.

- D'ailleurs, intervient Adam, qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais qu'on n'était pas censé se revoir avant les vacances de Noël...

- J'ai voulu te faire la surprise en personne, minaude-t-elle en s'accrochant à son bras. Les Neuf Muses me manquaient trop alors j'ai décidé de revenir pour le deuxième trimestre !

Adam semble difficilement avaler la pilule.

- Je croyais que tu voulais passer toute l'année là-bas ? proteste-t-il maladroitement. Que passer un an aux Etats-Unis était ton rêve ?

- Oh ! tu sais, j'aurais toujours le temps d'aller vivre un an là-bas quand je serai$ plus grande ! se vexe-t-elle avant de s'adoucir de nouveau. Puis, n'ai-je pas le droit de revenir parce que mon copain me manque ?

Adam s'étouffe et je manque de m'étaler par terre en trébuchant. Une copine ? Il a une copine et c'est la première fois que j'en entends parler ?

- Je suis sa petite amie. On sort ensemble. Nous sommes en couple, insiste-t-elle lourdement à mon adresse.

Vue la tête livide qu'il tire, je ne suis pas certaine qu'ils aient vraiment la même vision de leur relation, quelle qu'elle soit... Charlotte nous regarde tour à tour, les yeux écarquillés.

- Il ne te l'a pas dit ? s'étonne-t-elle.

Adam ne sait plus où se mettre alors que la situation atteint le comble du malaise. Bah non, c'est un secret bien gardé... et de tous, en plus ! Mais je me vois mal lui sortir ça, ne voulant pas créer des histoires. Alors je joue la carte du mensonge.

- Si, si, affirmé-je avec un aplomb qui me surprend moi-même, il a dû te mentionner deux ou trois fois, mais je suis très tête en l'air. Je n'ai pas dû faire attention ou alors ça ne m'a simplement pas marqué...

Elle sourit, ravie, puis glisse une mèche derrière son oreille avec grâce. Tout dans ses manières, son attitude sournoise et excessive me tape sur le système.

- En tout cas, ça a été un plaisir de rencontrer Milo ! assure-t-elle.

Je serre les poings de colère tandis qu'elle me donne le coup de grâce : avant que j'aie eu le temps d'esquisser le moindre geste, elle me serre dans ses bras. Je me crispe instantanément jusqu'à ce qu'elle me relâche. Devant mon attitude, elle papillonne des paupières, faussement confuse.

- Désolée, s'excuse-t-elle. Je suis très...

Insupportable ?

- Tactile...

J'aurais pas dit mieux !

- J'oublie que ce n'est pas le cas pour tous. Encore désolée.

Elle resserre sa prise autour du bras d'Adam avant d'entraîner sa « propriété » à sa suite sans lui demander son avis. Cependant, Adam ne résiste pas non plus. Je les regarde s'éloigner, toujours sous le choc de ce qu'il vient de se passer. C'est alors qu'un bras réconfortant se pose sur mes épaules. La douce odeur de romarin, parfum caractéristique de Charline, me chatouille les narines.

- Ainsi tu viens de rencontrer Dora ? plaisante-t-elle.

J'acquiesce en riant.

- Elle est... tenté-je sans savoir quoi dire.

- Une tête à claque sans commune mesure ? Une incroyable hypocrite au sourire mielleux, mais au venin incurable ? Tu peux le dire, je ne te jugerai pas promis !

Elle appuie sa remarque d'un hochement de tête prononcé, complice. Je suis soulagée de ne pas être la seule à éprouver un tel ressentiment à l'égard de cette... Charlotte. Certes, ça vient de Charline qui n'est pas l'avis le plus fiable en termes de normalité, mais cela me rend mon aversion plus légitime.

- J'ignorais qu'Adam avait une copine, soufflé-je finalement, sans pouvoir réfréner ma curiosité.

Elle se pince les lèvres.

- Ils ne sortent plus ensemble, me raconte-t-elle, mais Adam n'a pas officialisé leur célibat. Quand Charlotte est partie en Amérique, il a considéré que ça valait rupture même s'il ne lui a pas dit explicitement. Ils n'ont pas échangé un message depuis son départ, elle a posté des photos où elle était avec d'autres mecs de façon... intime, alors pour Adam, c'était conclu : leur histoire était finie. Mais visiblement... Cette peste ne l'entend pas de cette oreille.

Le sujet clos, elle m'invite à rejoindre le groupe qui s'engouffre dans une première boutique artisanale. Assez sombre et encombré, le commerçant nous observe d'un œil méfiant tandis que nous nous dispersons entre les rayons en quête de cadeaux de Noël à moins de dix euros, conformément aux règles établis par le groupe : habitués aux cadeaux onéreux, prestigieux et le plus souvent terriblement utiles, ils ont établi un jeu de Noël qu'ils appliquent chaque année, m'a appris Valentin il y a quelques jours alors que nous étions tous à table. Le but est d'offrir un cadeau à chacun d'entre nous sans que celui-ci ait un prix supérieur à dix euros. Le budget réduit laisse davantage place aux petits présents loufoques, humoristiques, plus fantaisistes.

Au détour d'un rayon, je tombe sur une pyramide de boîtes en métal. Le dessin attire mon regard ; sur un fond de couleur flashy, des préservatifs personnifiés sont représentés, abordant des styles hétérogènes, allant du punk, au gothique en passant par l'allure très sage ou encore sportive. J'en saisis une à la capote Emo, parfaite pour Charline. Je cherche brièvement le prix qui rentre dans les dix euros de budget. Un brin gênée de ma trouvaille, je m'avance jusqu'à la caisse pour régler mon achat. Je suis alors rejointe par la brunette au carré court qui fixe un long moment la boîte à préservatif. Je sens mes joues rougir malgré moi. Elle tente une plaisanterie :

- Tu as besoin de ça, toi ?

Je pique un phare pour de bon, à la fois honteuse et vexée par son ton suffisant. D'accord, je n'ai même jamais embrassé un garçon alors je suis encore loin d'avoir à acheter des capotes pour mon usage personnel, mais ce n'est pas une raison non plus pour me prendre de haut. Au contraire, je préfère que la situation soit ainsi, sachant que je n'ai jamais été amoureuse, plutôt que d'avoir couché juste pour faire comme les autres filles de notre âge !

Toutefois, orgueilleuse, je lui offre un sourire provocateur en récupérant le sac de papier que me tend le vendeur avant de retourner dans la rue.

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