- Tu sais, Will, commence ma meilleure amie avec hésitation, je suis ravie que tu cherches enfin à développer ta féminité... mais plus que te maquiller pour masquer tes cernes, tu devrais dormir.
Décidément, c'est le mot d'ordre depuis le début de la semaine. Je ne compte même plus le nombre de remarques de cet acabit que j'ai reçu depuis la rentrée. Même Karen est allée jusqu'à me convoquer dans son bureau pour que nous « discutions ». En vérité, plus qu'une discussion, j'ai eu le droit à un interrogatoire en règle sur mon rythme de vie, mes insomnies et surtout, une multitude de questions pour s'assurer que je ne frisais pas le burn-out. Ce qui n'a pas empêché Karen de rester sur sa faim face à ma grande loquacité qui se résumait plus ou moins à de vagues « hum » et quelques hochements de tête de temps en temps. Finalement, vaincue, elle a fini par me délivrer de ce traquenard et je me suis empressée de déguerpir avant qu'une dernière interrogation fuse dans sa tête.
- J'en prends note, soufflé-je à l'adresse de Jaz.
Celle-ci se pince les lèvres comme si elle retenait un autre commentaire. Sans surprise, il ne met guère de temps avant d'être énoncé à voix haute.
- Je suis sérieuse, Willow. Au début, je ne disais rien quant à tes réveils paniqués en pleine nuit, mais je commence sérieusement à m'inquiéter. Ça remonte à quand la dernière fois que t'as réussi à dormir plus de trois heures consécutives ?
Bien trop longtemps.
Mais je le garde pour moi. A la place, je rétorque plus durement que je ne l'aurais souhaité :
- Ça va, je t'assure.
- T'es sûre de ça ? s'énerve-t-elle. Tu crois qu'on n'a pas remarqué ton petit manège avec ta subite envie de te maquiller ? Ou encore que tu t'es une fois de plus endormie en cours d'économie ? Sans parler du fait que Charline nous a rapporté que c'était également le cas en français. Tout comme on peut aussi aborder cette histoire de voile où, selon Adam, tu as failli vous faire chavirer tellement tu étais distraite, si tu veux. N'oublions pas non plus ce malaise que tu as failli faire à Eos avant-hier... Et j'ai toute une liste d'autres petits événements comme ça, Will.
- Je manque un peu de sommeil, y a pas mort d'homme ! protesté-je.
Jasmine s'adoucit.
- Cela n'empêche en rien que nous, on s'inquiète pour toi. Je n'ai rien dit à personne à propos de tes cauchemars parce que tu me l'as demandé, mais je commence à me dire que c'était une très mauvaise idée de garder ça pour moi... Tu as besoin d'aide.
- Alors quoi ? m'emporté-je. Tu vas aller tout raconter aux autres ? Vas-y ! ne te gêne pas ! Mais n'attends pas de moi que je te fasse confiance à nouveau alors.
Aussitôt ces mots franchissent mes lèvres que je les regrette. Je devine à la mine horrifiée de ma colocataire qu'elle aussi est choquée par ma véhémence. Et surtout, qu'elle est terriblement blessée. Je sais qu'ils ont raison, mais c'est au-dessus de mes forces. Alors je fais l'autruche. Je refuse de prêter attention aux premiers signes de faiblesses que mon corps m'a transmis, affirmant à tout va que je me sens bien alors que je suis au bord de l'implosion, rompant à petit feu sous la pression.
- Je ne pensais pas à eux, confesse piteusement mon amie, mais plutôt à Karen. C'est son boulot de régler ce genre de problème et elle veut t'aider, seulement tu ne la laisses pas faire. Si tu n'arrives pas à lui en parler, peut-être que je peux le faire à ta place ?
- Non, tu ne peux pas. Ecoute, c'est gentil de ta part de te faire du souci pour moi, mais je gère, je te le promets. Je règlerai le problème très vite.
Peu convaincue, elle cède tout de même avant de retourner dans sa chambre. Face à mon miroir, je termine d'appliquer une épaisse couche d'anticernes en suivant à la lettre les conseils que Jasmine m'a prodigués quelques jours auparavant. Satisfaite, je relève mes cheveux en queue de cheval avant de descendre à l'entrée du dortoir pour rejoindre Adam avant d'aller à Eos.
Descendre dans les souterrains devient de plus en plus facile pour moi. Le fait de m'y enfoncer quatre matins par semaine sans qu'il ne m'arrive rien atténue doucement ma panique bien qu'elle ne reste jamais bien loin et que mon cœur s'accélère à chaque pas. Pourtant, je parviens de mieux à mieux me maîtriser même si cela reste assez anarchique au fond de moi. En outre, la présence d'Adam m'offre un ancrage qui me simplifie d'autant plus la chose. Il m'a d'ailleurs appris que plus jeune, sa petite sœur faisait elle aussi des crises de panique, ce qui explique qu'il sache comment réagir avec moi.
Malgré tout, ce matin, je lutte bien plus que d'habitude pour réfréner ma crise. Si ma fatigue rend mon contrôle plus ardu, l'agitation dans la grande salle me met au supplice. Comme à l'accoutumée, Adam m'éloigne du troupeau pour retrouver M.Hartmann qui affiche une mine particulièrement sombre, même pour lui.
- Que se passe-t-il ? l'interroge le frère de Logan.
- Vous allez très vite le savoir... reste-t-il évasif. Mais tout comme moi, ça va pas vous plaire.
Il décroche enfin son regard du fond de la salle où discutent M.Schuman et le directeur pour nous étudier attentivement. Il fronce les sourcils quand ses yeux se posent sur moi.
- En forme, Santiago ?
Incapable de parler, je hoche vivement la tête. S'il vous plaît, qu'il ne fasse pas lui aussi un commentaire sur mon épuisement...
- Tu t'améliores pour gérer tes crises, félicitations, me complimente-t-il, ce qui me laisse abasourdie.
De toute façon, je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit que M.Schuman se hisse sur la petite estrade haute d'un mètre et rembourrée au centre de l'immense pièce. Un silence cérémonieux emplit aussitôt le souterrain.
- Chers élèves, débute le professeur de physique d'une voix forte, nous vous avons révélé il y a peu la situation délicate et périlleuse dans laquelle se trouve actuellement l'Ecole. Toutefois, savoir ne fait pas tout.
Un frisson me parcourt l'échine. A côté de moi, les sourcils froncés d'Adam ne laissent aucun doute sur les pensées qui le traversent ; lui aussi se méfie grandement de l'annonce en cours.
- Ainsi, après mûres réflexions avec vos entraîneurs et M.Le Directeur, nous avons convenu qu'il était de notre devoir d'également vous préparer à faire face à la situation. Depuis plus d'un an maintenant, vous, élèves de la section militaire, êtes préparés à vous battre. Cependant, jusqu'à présent, cela ne restait pour vous qu'un apprentissage que vous n'aviez pas besoin d'appliquer en situation réelle. Mais cela est sur le point de changer, malheureusement.
Théâtrale, le professeur d'Eos s'interrompt un instant pour nous laisser digérer l'information. Des chuchotements parcourent les rangs des élèves, tantôt excités, tantôt craintifs face à ce qu'impliquent les propos de M.Schuman. Quant à moi, un mauvais pressentiment me serre les entrailles. Je n'aime vraiment pas le ton que prend son annonce...
- Comme vous le savez, chaque vendredi pair, deux élèves sont tirés au sort pour se battre l'un contre l'autre de façon réaliste. Une légère modification va être apportée à l'exercice : dorénavant, il n'y aura plus d'abandon, plus de victoire par sortie de zone ou par mise à terre. Désormais, les seuls moyens de gagner sont par le K.O. ou par l'immobilisation.
Un vent de stupeur générale glace les élèves qui très vite se remettent à chuchoter de protestation ou bien d'enthousiasme pour certain. Je croise le regard lourd de sens d'Adam. Cela ne nous dit rien qui vaille...
M.Schuman descend de l'estrade pour rejoindre M.De Clermont. Incapable de le quitter des yeux, je l'observe reprendre sa conversation avec le directeur lorsque celui-ci me remarque en train de les épier. Un hypocrite sourire avenant aux lèvres, il coupe le professeur de physique en pleine phrase d'un geste de la main avant de s'approcher de notre petit trio, l'entraîneur d'Eos sur les talons comme un bon petit chien.
- Willow ! s'exclame-t-il avec un entrain feint. Comment vas-tu ? On m'a dit que tes notes remontaient doucement et que tu progressais vite à Eos, c'est fantastique !
Mal à l'aise, je me contente d'un poli remerciement, espérant ainsi mettre un terme à cette déplaisante conversation. Mais il n'en est rien.
- D'ailleurs ! que dirais-tu de nous montrer tes talents en montant sur le ring ce soir ?
Une lueur mauvaise traverse son visage. Aussitôt sur mes gardes, je tente de me dérober à sa tentative de m'envoyer à l'abattoir – car c'est comme ça que je le vois – mais M.De Clermont insiste.
- Je doute que ce soit une bonne idée, plaide M.Hartmann. Certes Mlle.Santiago s'améliore de jours en jours, il n'en reste pas moins qu'elle a encore beaucoup de retard à rattraper par rapport aux autres élèves.
- Son père ne t'a-t-il pas demandé de durcir son entraînement ? intervient M.Schuman avec complaisance. Rien de tel qu'un combat réaliste pour la faire progresser de façon notoire, tu n'es pas d'accord ? Puis bon, je te rappelle qu'elle s'est tirée d'affaires à... trois reprises déjà ! Ce combat contre Ambre ne devrait être qu'une formalité pour la fille de Jonathan Santiago !
Une colère sourde effleure mes pensées face à cette dernière remarque puante de dédain. Tout à fait consciente que les provoquer ne m'attirerait que des ennuis, je serre distraitement les poings tandis qu'Adam et M.Hartmann semblent pris des mêmes sentiments antipathiques à l'égard des deux hommes.
- Je ne vois pas quel apprentissage Mlle.Santiago pourrait tirer d'une défaite gratuite et cuisante, rétorque pourtant le prof de voile d'une voix faussement indifférente. Cela ne serait ni plus ni moins que de l'acharnement, Alaric.
- Moi qui croyais qu'elle était si forte... fait-il mine d'être affligé. Tant pis, elle combattra quand même.
- Vous m'expliquez l'intérêt ? m'emporté-je finalement. La satisfaction de me voir me faire laminer ? La délectation que va vous procurer ma défaite ? Le plaisir de me ridiculiser ? Ou celui de me voir recevoir des coups, peut-être ?
- Will... tente de me mettre en garde Adam, mais je ne l'écoute pas, fulminante de rage face à l'hilarité qu'à provoquer ma remarque au professeur de physique.
Surjouant, il prolonge son fou-rire bien plus longtemps que nécessaire avant de braquer son regard glacial dans le mien.
- Ne te donne pas plus d'importance que tu n'en as, Willow... Aussi arrogante que ton père.
- Je ne participerai pas à votre Fight Club personnel, point barre, déclaré-je sans appel.
- Très bien Mlle.Santiago, cède gentiment M.De Clermont. Je te comprends tout à fait.
Je me détends un peu, soulagée qu'ils entendent raison. Enfin, j'ai cru. Mais je déchante vite face au pitoyable stratagème de M.De Clermont :
- Toutefois, je crois que nous étions d'accord : à la moindre incartade, à la moindre désobéissance, c'était l'exclusion immédiate de l'école. Par ailleurs, je vous rappelle également que M.Lombardo est logé à la même enseigne que vous, car tel était le contrat. Je vous laisse donc jusqu'à ce soir pour quitter l'île tous les deux.
J'hallucine... Sidérée, je suis incapable de réagir. Non, mais j'hallucine... Quels salauds, ces deux-là !
A côté de moi, Adam semble tout autant ahuri que moi. Un voile sombre obscurcit les traits de son visage et je devine qu'il est dans une impasse encore plus injuste que moi : impuissant, seule ma décision va déterminer son avenir immédiat. Pire encore, il est soumis à un dilemme : accepter de partir sans aucune raison valable ou me laisser me faire démolir.
Alors pieds et poings liés, je prends ma décision – si on peut appeler ça une « décision » dans la mesure où ne me laisse pas vraiment le choix... Après tout, certes, ça va sûrement être très douloureux, mais cela ne sera rien de plus que quelques blessures qui disparaîtront avec le temps. Je peux bien le supporter. Certainement plus facilement que d'avoir sur la conscience le départ précipité d'Adam des Neuf Muses, en tout cas.
Et puis, je gagnerai peut-être... Soyons optimistes, enfin !
- Soit, cédé-je. J'irai.
- Will... proteste Adam, mais je n'y prête pas attention.
Non. A la place, je fixe obstinément M.Schuman s'adresser de nouveau aux élèves de sa voix de stentor :
- Chers élèves, les deux duellistes ont été tiré au sort !
Tu parles d'un choix aléatoire...
- S'affronteront ce soir Ambre Esposito...
Une huée d'acclamations accueille l'information.
- Et Willow Santiago !
Silence radio. C'est de bonne augure...
- Will ! me rappelle avec plus de force le frère de Logan.
Je me détourne de l'estrade. Le visage sombre, plein de culpabilité, Adam secoue la tête comme s'il refusait d'y croire.
- T'étais pas obligée de faire ça..., souffle-t-il.
- Crois-tu ? répliqué-je, verte.
Il soupire, conscient que si, en fait, j'y suis forcée.
- Ce sont vraiment des enfoirés, lâche-t-il finalement sur un ton plein de hargne.
- Ça, je ne te le fais pas dire... acquiescé-je d'un murmure.
Il tente un sourire léger, mais il n'atteint pas ses yeux.
Comme on nous octroie dix minutes de préparation, M.Hartmann et lui en profitent pour me donner une multitude de conseils, mais je ne parviens pas totalement à les écouter, le stress montant à une vitesse folle. Ne pas se paralyser, Will, ne pas se paralyser !
- T'as tout de même de la chance, gamine, essaie de me remonter le moral le prof de voile, ils ont choisi Ambre face à toi. C'est l'un des meilleurs. Le combat ne devrait pas durer longtemps...
Whaou ! quelle chance ! Merci ma bonne étoile...
- Souviens-toi, reprend-il, tu es rapide et tu as un très bon équilibre. Fais de ton mieux pour sauver les meubles, mais ne t'attends pas à faire des prouesses. Tes chances de gagner sont infinitésimales.
Que d'encouragement...
A mon grand étonnement, Adam se déplace pour se mettre dans mon dos. Avec douceur, il retire mon élastique de mes cheveux. Bien que surprise, je le laisse faire.
- Qu'est-ce que tu fais ? demandé-je tout de même.
- Je limite les atouts qu'Ambre pourra utiliser contre toi, m'apprend-il sans que cela m'éclaire davantage.
Il entortille agréablement mes boucles rousses en chignon serré avant de remettre mon chouchou à sa place. Avant de s'éloigner pleinement, il me chuchote à l'oreille pour que je sois la seule à entendre :
- Ne te préoccupe pas de la note, d'accord ?
Déstabilisée par sa proximité, je frissonne tandis que son souffle chaud effleure ma peau.
- Lutte pour la forme une petite minute puis laisse-le gagner, poursuit-il. Quand tu vois qu'il va tenter le coup de grâce – et il va essayer à plusieurs reprises – ne te dérobes pas. Comme ça, le coup atteindra sa cible ce qui devrait éviter les dommages collatéraux. Sans oublier que s'il vise bien et vue ton état physique, il devrait pouvoir te mettre K.O. en un seul coup. Compris ?
- Mais... protesté-je en m'écartant vivement alors que je sens le rouge me monter aux joues. Et toi ? T'es premier du classement ! Si je truque le combat, ma note va te faire considérablement chuter.
Sa mâchoire manque de se décrocher.
- Tu crois vraiment que mon classement à de l'importance dans la situation actuelle ? s'indigne-t-il. T'es vraiment idiote quand tu t'y mets !
- Peut-être, mais autant que je fasse au mieux, non ? répliqué-je, vexée.
Il n'a pas le temps de répliquer que M.Schuman remonte sur l'estrade pour annoncer le début du combat. Il présente dans un premier temps Ambre comme un champion, vainqueur récurrent dans ses combats. On dirait un vrai présentateur de combat de boxe et le plaisir qu'il y prend est manifeste. Il ajoute trois quatre compliments sur sa technique avant de m'annoncer.
En dépit de mon angoisse, je m'avance sur l'échafaud la tête haute et le pied ferme. Au dernier moment, Adam m'attrape par la main, interrompant mon ascension vers ma perte.
- Tu sais que tu vas te faire éclater ? me demande-t-il piteusement.
- Ouais ! affirmé-je avec un entrain exagéré. Mais au point où j'en suis, autant le faire avec panache et bonne humeur ! J'aurais au moins le réconfort de savoir que la vengeance de Schuman lui sera moins savoureuse si j'y vais avec le sourire.
Il m'adresse un clin d'œil encourageant avant de retourner auprès de M.Hartmann, le visage froid d'indifférence. Toutefois, j'ai comme l'intuition que ce n'est qu'une façade. Je leur souris de toutes mes dents avant de leur tourner le dos.
- Et voici donc notre championne de ce soir ! clame le prof de physique. Son père, le célèbre Jonathan Santiago, héros de la section militaire en son temps, nous a demandé un apprentissage tout particulier pour sa chère fille, c'est pourquoi c'est elle qui inaugure le nouveau fonctionnement des combats des vendredis pairs...
Génial ! Pour couronner le tout, il prend un malin plaisir à détruire ma réputation en me faisant passer pour une fille à papa pistonnée... Déjà que tous trouvaient ma présence ici injuste, maintenant, je peux abandonner mes rêves de tranquillité à Eos ! Le respect des autres élèves va être quasiment impossible à obtenir...
- Sera-t-elle à la hauteur ? conclut-il.
Je sursaute tandis qu'un bruit de buzzeur retentit dans la salle, signalant le début du combat. Je m'oblige à me recentrer pleinement sur l'armoire à glace qui me fait face. Celui-là même qui a voulu nous barrer le passage à mon premier cours commun lorsqu'on a voulu remonter à la surface. Ne pas se paralyser, Will, ne pas se paralyser...
Sans plus de cérémonie, il se jette sur moi.
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