#Chapitre 34
- Voilà, vous savez tout.
Un lourd silence accueille les révélations de Mathias. Je devine à ses lèvres pincées qu'il n'est pas certain d'avoir fait le bon choix en leur révélant son passé tourmenté, mais je suis convaincue qu'il a eu raison de le faire. Je presse délicatement sa main sur la table pour le réconforter. Surpris par mon geste, il relève la tête de son assiette. Je lui offre un faible sourire auquel il répond timidement.
De leur côté, Ania et Leander sont plongés dans leurs pensées, assimilant doucement les informations fournies par Mathias. Son histoire ne nous apprend pas grand-chose quant à Di Prospero et ses sbires et à vrai dire, nous ne sommes pas plus avancés maintenant que nous sommes au courant. Le seul élément qui pourrait vraiment s'avérer utile dans ce récit, c'est la fameuse découverte de Vittoria malheureusement nous ne sommes pas en mesure de savoir de quoi il retourne... Et cela paraît fortement déplaire aux jumeaux qui s'attendaient sûrement à autre chose. Néanmoins, pour montrer sa bonne foi, Ania lui promet qu'elle se renseignera dans les archives de l'Ecole, affirmant que doivent figurer quelque part toutes les traces du travail de sa sœur.
- Vous y avez trouvé quoi pour le moment ? nous relance-t-il après avoir accepté la proposition de la journaliste.
- En toute sincérité, pas grand-chose, réponds-je piteusement. En dehors du fait que Di Prospero est allergique aux Litchis, ce qui nous avance vachement tu me diras, nous n'avons rien découvert d'utile. Effectivement, il était un excellent élève, intelligent, sportif et populaire, mais il était aussi arrogant et souvent insolent.
Déprimée, je joue distraitement avec une aubergine de ma ratatouille. Je m'attendais à ce que la conversation retombe, mais après une brève hésitation, Ania intervient à son tour.
- En fait, nos recherches n'ont pas été aussi vaines que ça, me corrige-t-elle en sortant une feuille jaunie de son sac.
- Tu as sorti des documents des archives ? s'étouffe Leander. Si on se fait choper, on est mort, siostro* ("sœurette" en polonais) !
Elle lui jette un regard plein d'assurance :
- Ils ne s'en apercevront jamais ; un petit article au milieu de la tonne de feuilles que contenait le carton...
Elle me tend le vieux journal datant d'il y a plus de dix ans. En gros titre était indiqué "le C801, couronné pour la 3e fois consécutive meilleure équipe de l'année !".
- Qu'est-ce que ça dit ? m'interroge Mathias.
Ne comprenant pas trop de quoi il s'agit, je décide de simplement lui lire l'article qui énonçait en petites lettres à moitié effacée :
« Cette année encore, la compétition annuelle par équipe a été très rude. Les deux premiers cercles se sont durement battu la première place, mais c'est finalement le C801 qui a remporté la compétition avec 156 jours en tête de classement. Non loin du record décroché il y a 6 ans par le C734, alors composé de Natalia Deloff, Karen Montgomery, Dalida Szabo, Anthea Vasilis, John Collins, Clovis Hartmann, Douglas McQuellen et Jonathan Santiago, d'un total de 162 jours à la première place, c'est pour la troisième fois consécutive que le C801 décroche le titre de meilleur cercle de l'année. Avec à sa tête, Octavius Di Prospero, cette petite équipe composée de Lisana Martinez Garcia, Léa Mayer, Stephen Joe et Anatole Kostas, enchaîne les réussites, lui permettant d'intégrer le livre des Légendes des Neuf Muses au même titre que les C734 en leur temps. Mais peut-être l'an prochain parviendront-ils à définitivement les détrôner ?"
Ma lecture finie, j'observe mes compagnons de table qui affichent tous un visage sombre. Vraisemblablement, je suis la seule à ne pas saisir l'implicite de cet article...
- Qu'est-ce que ça signifie ? demandé-je.
- Que si leur cercle ne s'est pas dissout, Octavius Di Prospero bénéficie d'un appui sacrément solide, simplifie Leander d'un ton sombre. Pour être titré trois fois de suite Cercle de l'année, en comptabilisant jusqu'à cent cinquante-six jours en tête de classement, ça veut dire que ses membres devaient être de sacrément bons élèves.
Ne comprenant toujours pas, Ania m'explique plus amplement :
- Comme tu le sais, l'Ecole défend cinq valeurs principales : la compétition, la réussite, le dépassement de soi, l'unicité et la loyauté. C'est pourquoi, dès sa création, les dirigeants ont instauré une grande compétition par équipe qui se déroule sur toute l'année à partir de la dixième. Pour gagner, il faut occuper la première place le plus longtemps possible grâce aux points que l'on récolte en fonction de nos actions. Les notes, le comportement, les bonnes actions de chaque membre sont comptabilisés sous forme de point et plus on en possède, plus on est bien classé. A contrario, une mauvaise attitude nous en fait perdre.
- En ce qui concerne les équipes, appelées "cercles", complète Mathias, elles sont formées en dixième année. Elles peuvent monter jusqu'à une trentaine de têtes mais c'est rare. Nous sommes libres de choisir avec qui nous nous mettons, toutefois il faut savoir que ton cercle est censé te suivre toute ta vie. C'est-à-dire que dans la logique de l'entraide et de la loyauté, ton cercle doit te soutenir ad vitam aeternam, même une fois sortis de l'Ecole. Evidemment, personne ne contrôle si cela est respecté une fois dans la vie active, mais jusqu'à présent, les cas où le groupe s'est dissocié sont très rares.
- Si nous pouvons ajouter des membres au fil de l'année, reprend la journaliste, il nous est quasiment impossible d'en virer. Si nous le faisons, toute l'équipe perd ses points et reprend de zéro. Le retard est alors irrattrapable bien souvent.
Son frère abandonne ses tranches de saumon, satisfait de ne manger que de l'entrée.
- En ce qui nous concerne, conclue Leander en énumérant avec ses doigts, Ania et moi faisons partie du cercle C912 avec comme tu t'en doutes Adam, Charline, Jasmine, Liam et Valentin. Et Mathias est dans le C918 avec Elinore et sa clique.
Je tente tant bien que mal d'assimiler toutes ces nouvelles données. Puis je relève un détail :
- Et moi ? Je peux être seule ou je fais partie d'une équipe ?
- Du point de vue du règlement, me répond Leander, tu n'es pas obligée de rejoindre un cercle bien que cela soit vivement conseillé. La compétition n'est pas obligatoire en théorie, ou tout du moins, tu ne seras pas sanctionnée si tu es dernier au classement donc tout dépend de l'importance que tu y donnes.
A son côté, Ania m'offre un large sourire.
- Toutefois, commence-t-elle avec un plaisir évident, la compétition reprenant au retour des vacances, nous en avons longuement discuté avec les autres et nous pensions te proposer t'intégrer le C912, si tu le veux bien.
Touchée d'une telle proposition, je reste un moment sans voix avant de finalement accepter avec joie, heureuse qu'ils me considèrent désormais comme un membre à part entière de leur équipe.
En oubliant complètement l'article, je me replonge à ma tarte aux baies quand Mathias, lui, nous ramène au sujet initial :
- Pour en revenir à nos moutons, cet article nous révèle trois choses importantes : les membres du cercle d'Octavius sont des bons, on sait maintenant de quel soutien il bénéficie et pour finir, il semblerait qu'il se soit toujours senti en compétition avec M.Collins et ton père Will.
Il sort ensuite son ordinateur de son sac – à croire qu'il l'a en permanence sur lui... ce qui est très probable en fait – avant de me demander de lui redonner les noms des coéquipiers de notre ennemi. Il les recherche sur internet puis tourne son écran vers nous pour partager ses découvertes :
- Lisana Martinez Garcia est la mère d'Adrian, commence-t-il quand il est brutalement interrompu par Leander, moqueur :
- Tu n'avais pas besoin d'internet pour savoir ça. Suffisait de demander et on te l'aurait dit...
Aussi surpris que moi, l'italien papillonne des yeux un moment avant de froncer les sourcils. Ania développe alors :
- Ce n'est pas un secret que les parents d'Adrian sont du côté d'Octavius, il ne s'en est jamais caché. C'est d'ailleurs une des grandes raisons pour lesquelles il les déteste et s'entend si mal avec eux. S'il allait toujours les voir avant, maintenant qu'il sait tout ce que fait Di Prospero, il refuse catégoriquement de leur adresser la parole... Il est chez Jaz actuellement.
Je l'ignorais. Et en voyant avec quelle véhémence il m'a accusé de travailler pour le compte de notre ennemi, je suis surprise qu'il ait pu le faire alors que les antécédents de sa famille ne jouent pas en sa faveur... En face de moi, Mathias ne semblait pas davantage au courant que moi. Cependant, sans laisser paraître la moindre expression sur son visage, trahissant une quelconque émotion, il reprend :
- Léa Mayer travaille à la banque centrale européenne depuis cinq ans et est marié au chancelier Allemand. Anatole Kostas est un avocat très réputé de Grèce. Je crois que sa fille est ici, en neuvième année si je ne m'abuse. Quant à ce Stephen Joe, je ne trouve absolument rien sur lui. J'ai juste une photo de lui grâce au trombinoscope de l'Ecole.
Il clique pour agrandir le portrait. D'une qualité assez médiocre, la photo nous laisse quand même deviner un jeune homme au visage fermé, les cheveux courts, coupés militaire. Mon cœur s'emballe tandis que je le reconnais. Il s'agit en réalité de l'Homme aux Rangers qui s'en est pris à moi trois fois. Sans que j'aie besoin de leur dire quoi que soit, ma réaction suffit à mes camarades pour qu'ils comprennent d'eux-mêmes.
- C'est lui, l'homme qui vous a agressés Liam et toi ? vérifie malgré tout Ania.
Incapable de parler, je me contente de lui répondre par un hochement de tête. Comprenant mon malaise, Mathias s'empresse de faire disparaître la photo. Il m'observe avec inquiétude, mais je secoue la tête pour lui faire comprendre qu'il n'y a pas de problèmes.
Autour de nous, le réfectoire se vide doucement, les vingt-et-une heures approchant. Mme.Lagrange s'approche de notre table alors, avec discrétion, mes camarades s'empressent de faire disparaître les documents compromettants. Ania fait mine de me faire réviser mon cours d'économie tandis que la professeure de français ralentit en passant à côté de nous, comme pour guetter notre conversation :
- Retiens que la théorie HOS, en simplifié, n'est que l'actualisation de la théorie de Ricardo, récite la journaliste.
Mme.Lagrange éloignée, nous la surveillons discrètement pour nous assurer qu'elle ne revient pas vers nous avant de reprendre où nous en étions.
- Donc la prochaine étape dans nos recherches consistera à se renseigner sur le cercle d'Octavius, récapitule Leander. S'ils sont vraiment si fort que ça, on est dans de beaux draps, les gars...
Sa sentence pessimiste tombe comme une chape de plomb sur nos épaules ; un découragement certain s'abat sur nous. Devant nos épaules baissées, l'Italien tente de rassurer les troupes en modérant les propos du journaliste :
- Ne va pas trop vite en besogne. Ils sont forts, mais ça nous amène à la troisième info importante de l'article ; les personnes qui résistent le plus dans cette guerre contre Di Prospero sont Karen, M.Collins, M.Santiago et M.Lebarde. Or, il s'avère que trois d'entre eux font partie du même cercle et qu'ils étaient encore meilleurs en leur temps. La lutte va être longue et difficile, mais elle n'est pas perdue d'avance.
Cependant, cela n'a guère d'effet. Ania et Leander tentent un sourire faux, mais cela ne convainc personne. Chacun accepte les mauvaises nouvelles qui nous tombent dessus encore et encore et s'accumulent pour nous annoncer des jours très sombres. Mon père m'a bien prévenu de me tenir prête à affronter un avenir difficile, mais il est resté vague sur ce qui se dessinait en dehors du fait que j'étais en danger. Maintenant qu'on éclaircit peu à peu la situation, nos espoirs s'amincissent durement. Après tout, nous ne sommes que des adolescents pris entre deux feux dans une guerre qui nous dépasse. Sommes-nous vraiment capables d'agir ? Ne serait-ce que de nous défendre ?
En ce qui me concerne, il ne s'agit de rien de plus que de la survie. Jusqu'à présent, mes actions n'ont été dictées que par nécessité et se sont toujours révélées très aléatoires, ne devant leur succès qu'à la chance, ou presque. Quoi qu'il en soit, le seul fait que je sois la fille de mon père m'implique contre mon gré dans ce conflit. Alors autant accepter la situation et me préparer autant qu'il se peut à faire face à ce qui m'attend... Ce qui m'embête le plus, c'est de les impliquer avec moi là-dedans. J'ai beau avoir conscience que c'est leur décision, l'idée de mettre des gens en danger alors qu'ils encouraient des risques minimes me déplaît au plus haut point.
La silhouette de Mme.Lagrange, penchée en dessus de notre table me ramène au présent. Son air condescendant me tape sur le système avant même qu'elle n'ait ouvert la bouche. La journée a déjà été suffisamment désagréable sans en rajouter une couche. Malheureusement, malgré mes lamentations internes, je ne peux pas éviter ma prof de français. Bon gré mal gré, je relève la tête, un faux sourire avenant vissé sur les lèvres.
- Jeunes gens, commence-t-elle de sa voix nasillarde, je vous invite à quitter le réfectoire, il est tard. Les agents d'entretien n'attendent que vous pour commencer à tout remettre en ordre...
En effet, nous sommes les derniers encore présents à table. Nous nous excusons poliment de nous être éternisés ici puis prestement, nous abandonnons les lieux pour rejoindre le dortoir.
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