#Chapitre 33
Impuissante, je ne peux détourner mon regard de ce spectacle aussi beau que terrifiant. Sous mes yeux subjugués, le brasier s'élève toujours un peu plus, ravageant tout de ses flammes gracieuses et envoûtantes. Elles ondulent pour épouser la forme du bois qui subit leurs assauts destructeurs. Il lutte vainement dans un crépitement sinistre, annonciateur de sa fin imminente. Les danseuses de feu lèchent les murs calcinés, comme déterminées à tout réduire à néant, à consumer chaque particule de matière jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. La pierre résiste vaillamment aux flammes, mais plus jamais elle ne sera la même. Déjà, une épaisse couche de suie recouvre sa surface. Le brasier grandit encore, inarrêtable, avide de dévaster ce qui n'a pas encore succombé. Bien tôt, le bois, encore fier et droit il y a peu, s'abandonne aux flammes ravageuses ; il cède dans un craquement qui projette une centaine de petites étincelles rougeoyantes. Dans quelques instants, la partie sera finie, le feu pour seul vainqueur : il aura tout détruit. La pierre deviendra totalement noire, le bois ne sera plus. Il ne restera rien, juste un maigre tas de cendres attestera du dur combat mené...
- Will ? me sort de ma contemplation une voix, comme lointaine. Will, tu m'entends ?
Difficilement, j'extirpe mon regard des dernières braises de la cheminée. Un peu distraite, je m'aperçois qu'un silence reposant plane sur le foyer, loin de brouhaha ambiant habituel. Et pour cause, seuls Ania et son frère occupent la grande pièce avec moi. Celle-ci m'observe étrangement, mais ne voulant pas m'appesantir sur mon moment d'absence, je préfère changer de sujet :
- Excuse-moi, tu disais ?
- Je te demandais si tu es prête pour aller dans les archives... Tout va bien ? Tu as l'air un peu dans la lune...
Je hoche la tête avec conviction pour la rassurer. Sans plus attendre, je récupère ma veste pour suivre la journaliste jusqu'à la bibliothèque. Nous quittons le foyer avant de nous engager sur le petit chemin de terre qui mène jusqu'à la réserve de livres. Bien vite, nous nous retrouvons devant la porte dérobée dans la roche du troglodyte en verre.
A l'intérieur, Paul nous accueille chaleureusement, puis, voyant qu'on vient vers lui, plisse les yeux de suspicion.
- Je devine à vos têtes que ce que vous allez me demander ne va pas me plaire...
Ania affiche un air assuré en posant ses bras sur le comptoir de bois.
- On voudrait accéder aux archives, s'il te plaît.
Surpris, le bibliothécaire hausse un sourcil, mais demande tout de même :
- C'est pour quoi ?
- On travaille avec mon frère sur un article à propos des légendes de l'école, ment-elle avec effronterie.
Bouche-bée, je la regarde embobiner sans sourciller Paul qui semble accepter le motif d'Ania pour accéder aux vieux dossiers de l'école. Il demande à la jeune journaliste son passe d'accès. Elle tend donc sa carte de journaliste des Neuf Muses puis l'homme de petite taille descend de son tabouret pour nous amener au local. Un petit hall précède la salle des archives, où un vieil homme se tient affalé sur un canapé en lisant. Alors qu'il nous entend arriver, il se redresse difficilement, surpris d'avoir de la visite.
- Bah tiens ! Tu m'amènes des visiteurs, Paul ?
Il se frotte le menton alors qu'il nous étudie de son œil torve, délogeant de sa barbe quelques miettes. Ses cheveux sont aplatis par la graisse et une croûte jaunâtre s'étend au-dessous de son nez. Je retiens un haut-le-cœur lorsqu'il se penche vers nous et lâche dans un élan d'haleine pestilentielle :
- Qu'est-ce que vous venez faire ici, jeunes gens ?
Avec une maîtrise d'elle-même impressionnante, Ania réitère son excuse au gardien des archives. Peu convaincu, il la fixe d'un œil mauvais. Cela déplaît à Leander qui décide d'intervenir au secours de sœur. Il prend cet homme par les sentiments, prétextant que leur article a une volonté de devoir de mémoire, un hommage envers tous ces élèves qui ont marqué l'histoire des Neuf Muses. L'attitude fermée de ce type répugnant change du tout au tout ; conquis, il se retourne vers une lourde porte en bois dans laquelle il insère une clé luisante de crasse. Le déclic caractéristique résonne puis l'entrée des archives s'ouvre à nous.
A l'intérieur, une vieille lumière jaune révèle doucement l'endroit. Dans une clarté limitée, je découvre une pièce, semblable à une cave, plutôt bordélique. Une odeur de papier usé et de renfermé pèse sur l'air de la pièce. Des centaines d'étagères, recouvertes de nombreuses boites en carton ou en métal, occupe tout l'espace, pourtant conséquent de la salle.
Sans attendre, Leander s'avance vers le petit bureau qui trône sous une épaisse couche de poussière dans un coin pour feuilleter le registre. Alors que le gardien nous surveille pour vérifier ce que l'on fait, le jumeau d'Ania nous indique des numéros de cartons et d'étagères. Pour gagner du temps, nous partons chacun dans une direction pour récupérer les documents susceptibles de nous apporter des informations puis nous nous installons à une petite table. Un filet de poussière s'élève, nous faisant éternuer dans une synchronisation parfaite tandis que nous posons les dossiers dessus.
Satisfait de notre comportement, le gardien nous laisse seuls, pressé de retourner sur son canapé. Aussitôt, Leander relève la tête de sa liasse de feuilles pour murmurer avec mauvaise humeur à sa sœur :
- Contente ? A cause de toi, on va devoir éplucher encore plus de ces vieux papiers pour cet article que tu leur as promis !
- Il nous fallait un prétexte pour venir ici, réplique-t-elle sur le même ton. Tu voulais que je dise quoi ?
Devant le silence de son frère, elle ajoute :
- De plus, le moral des élèves est considérablement en baisse, se justifie-t-elle. Ils perdent la confiance et leur motivation avec... J'ai pensé qu'écrire un article sur les légendes de l'Ecole leur remonterait le moral et leur donnerait la force de se remettre d'aplomb.
Leander se rend presque immédiatement à son avis, et c'est vrai que l'idée n'est pas mauvaise. Pour ne pas tergiverser, sachant pertinemment que nous n'aurons pas un temps illimité ici et que nous rencontrerons sûrement des difficultés pour y revenir, nous nous replongeons directement dans les documents. Chacun munit d'un calepin, nous prenons des notes de nos découvertes. Hélas, ce que nous apprenons est bien décevant. Notre soif de nouvelles données reste largement sur sa fin. Au fil des heures, les épaules se baissent, les yeux piquent et l'absence de mouvement devient difficilement supportable. Notre découragement pèse sur notre moral. Une légère douleur dorsale me pousse à me lever pour dégourdir mes muscles.
Alors que je déambule entre les rayons, une silhouette s'interpose devant moi. Je pousse un hoquet de stupeur en reculant du bon. Puis je reconnais le regard mauvais de gardien tandis qu'il renifle bruyamment. Mon cœur bat à tout rompre pendant qu'il s'approche encore un peu plus de moi. Je fronce les sourcils, méfiante face à son comportement déplaisant.
- Que faîtes-vous là, mademoiselle ? me souffle-t-il son haleine pestilentielle dans la figure.
Je retiens un mouvement de recul. Dans mon dos, des bruits de pas qui approchent retentissent.
- Rien, assuré-je. Juste une petite pause...
Ses yeux torves ne décrochent pas les miens. Mal-à-l'aise, je m'écarte maladroitement de lui. Au même moment, Leander apparaît derrière moi. Ses sourcils joints, il observe brièvement la situation, comme pour l'évaluer.
- Tout va bien, Will ? me demande-t-il distraitement. On t'a entendu crier...
- Oui, oui, affirmé-je. M. Le Gardien m'a juste surprise, ne t'en fais pas.
Le concerné me fixe lourdement, ses lèvres gercées pincées. Puis, il retourne son attention au frère d'Ania, mal luné.
- Je vous invite à quitter les lieux, jeunes gens, annonce-t-il sans aucune amabilité dans son ton en dépit de ses mots mielleux. Je vais devoir fermer...
Leander acquiesce. Ni une ni deux, nous le plantons là, pressés de revenir à notre table récupérer nos affaires et partir loin de cet homme répugnant et désagréable. Nous rangeons rapidement le désordre que nous avons provoqué avant de quitter les lieux. Au passage nous saluons Paul qui nous offre un sourire contrit.
Dehors, la nuit est déjà tombée, les lumières de l'île illumine les différents sentiers. Un bref coup d'œil à ma montre et j'apprends à mes camarades qu'il est bientôt l'heure de manger. Si nous ne voulons pas nous faire coller à cause d'un retard, nous devons nous dépêcher d'aller au réfectoire, alors sans même déposer nos affaires au dortoir, nous nous dirigeons directement là-bas.
Une fois sur place, je découvre avec surprise que seules un quart des tables ont été dressées. Cela ne devrait pas me choquer puisque la plupart des élèves sont partis retrouver leur famille pour les vacances, mais je ne m'attendais certainement pas à ce que le réfectoire soit aussi désert ce soir. D'habitude, à cette heure-ci, il grouille de monde qui parle et rit fort dans une ambiance assez joyeuse et chaleureuse. Là, les élèves osent à peine troubler le silence, se contentant de discuter tout bas.
- On s'y fait, à la longue, m'assure Ania devant ma mine déconfite. Puis vois le bon côté des choses ! Comme nous sommes beaucoup moins nombreux que d'habitude, ils mettent le paquet en cuisine !
- Enfin, encore plus que d'habitude, ajoute son jumeau en m'adressant un clin d'œil.
Nous nous installons à notre table habituelle qui m'apparaît étrange, peu habituée à ce qu'elle soit si peu occupée, ses sept autres chaises vides comme pour nous rappeler l'absence du reste du groupe. C'est alors qu'une quatrième personne tire une chaise pour s'installer avec nous, coupant Leander dans son élan tandis qu'il était sur le point de se servir des tranches de saumon fumé. Etonnée, j'observe Mathias nous adresser un sourire timide, conscient du trouble qu'il vient de provoquer à notre tablée. Devant l'absence de réaction de mes deux compagnons, je l'invite à s'asseoir d'un geste de la main.
- Tu ne manges pas avec Elinore et les autres ? l'interrogé-je, curieuse.
- Elle est retournée chez elle, en Ecosse, m'apprend-il. Quant à Pedro et Pablo, je n'ai pas franchement envie de manger avec eux si c'est pour les écouter parler de foot une fois de plus. Vous préférez peut-être que je m'en aille ?
Je secoue vivement la tête pour le rassurer. Satisfait, il se sert dans le plat alors qu'Ania et Leander se comportent toujours bizarrement, comme intimidés par sa présence. Qu'est-ce qui leur prend ? Gênée pour lui, je tape discrètement du pied les jumeaux sous la table pour les faire réagir. La journaliste se reprend aussitôt :
- Oui, oui, ne t'en fais pas, tu es le bienvenu, affirme-t-elle.
A côté d'elle, son frère acquiesce comme pour leur donner raison. Perturbé par leur drôle d'attitude, Mathias hausse un sourcil.
- Z'êtes sûrs ? s'assure-t-il. Parce qu'à vos têtes, on ne dirait pas...
- Si, si ! répète Ania. On est juste un peu surpris que tu te joignes à nous...
- Tu n'es pas du genre à te mélanger en général, complète son frère. Mais ça ne nous gêne pas du tout !
Le silence retombe dans un léger malaise. La tête penchée vers son assiette, Ania triture son poisson du bout de sa fourchette pendant que Leander déguste sa quatrième ou cinquième tranche. Mathias, quant à lui, semble de plus en plus regretter d'être venu manger à notre table... Dans une vaine tentative de faire la conversation, je lui demande ce qu'il a fait de sa journée. Aussi m'explique-t-il qu'il a, comme nous avions convenu, demandé à Karen de le mettre en relation avec M.Pierrick.
- Et vous ? me rend-il la pareille. Qu'ont donné vos recherches ?
A sa question, Ania manque de s'étouffer en avalant de travers. Ses yeux écarquillés de stupeur alternent de lui à moi, choquée par ce qu'elle vient d'entendre.
- Donc, nous, tu refuses de nous dire ce qu'il t'a dit, relève-t-elle avec une pointe de colère dans sa voix, en revanche, tu l'as prévenu de ce que nous allions faire ?
- Je ne vois pas où est le problème, protesté-je. Mathias m'a fait promettre de garder pour moi ce qu'il m'a raconté, je ne fais que tenir ma parole. En revanche, je ne vois pas ce que lui dire que nous allions fouiller dans les archives ou non aurait changé...
- Ça aurait changé que s'il est un traître, Di Prospero sait maintenant qu'on enquête plus fortement sur lui, me rétorque Leander froidement.
Je reste interloquée un moment, frappée par la dureté de ses propos. Après tout ce que Mathias a fait et tout ce que j'ai pu leur dire, on en est toujours là ? A se méfier continuellement de tout et de tout le monde ? Le concerné semble aussi ahuri que moi par la franchise des jumeaux. Hors de moi, je lâche les dents serrées :
- Mathias n'est pas une taupe, lâchez cette idée.
- Et qu'est-ce que t'en sais ? contre-carre Ania avec aplomb.
- Et qu'est-ce qui me dit que vous n'en êtes pas aussi ? répliqué-je froidement.
La journaliste me fixe, sidérée. Blessée, elle secoue la tête, refusant d'accepter ce que je viens de dire.
- Tu ne nous fais pas confiance ? s'offusque-t-elle. Après tout ce qu'on a fait pour t'aider ?
Je souris, satisfaite d'amener la conversation précisément là où je le voulais.
- Si, affirmé-je. Mais "avec tout ce qu'il a fait pour m'aider", je fais également confiance à Mathias. Comme à vous.
Coincée, Ania ne trouve rien à redire. L'italien m'offre un faible sourire, reconnaissant de mon geste avant de se tourner vers mes amis.
- Will m'a dit que nous partagions plus ou moins le même but, commence-t-il doucement. Elle pense également que nous devrions joindre nos efforts. Je comprends votre méfiance à mon égard, mais si je suis venu à cette table, c'est aussi et surtout pour vous laisser une chance.
Il inspire un grand coup avant de poursuivre :
- Elle m'a raconté tout ce que vous êtes parvenus à découvrir en l'espace d'un mois et je dois dire que je suis plutôt scotché par ce que vous avez accompli. Ania, Leander, je ne connais personne dans cette école qui en connaissent aussi long sur l'Ecole et l'Organisation. Même Elinore ne vous arrive pas à la cheville. Et vous avez accès à des informations qui nous sont inatteignables. Tout comme Adrian est le plus au courant de ce qu'il se passe à la direction. Je connais également l'intelligence de Valentin et les capacités physiques d'Adam. Enfin, Liam est au courant de plein de choses grâce à son père. Je ne suis pas assez stupide pour ne pas me rendre compte qu'en travaillant avec vous, j'ai beaucoup à y gagner... Tout seul, je me retrouverai très vite coincé.
Ania semble en proie au doute, en plein réflexion. Silencieuse, elle observe Mathias comme pour trouver la réponse dans ses yeux. Leander en revanche est toujours aussi méfiant. Comprenant qu'il ne les convaincra pas si facilement, l'italien me jette un regard à la dérobée avant de déclarer avec sérieux :
- En guise de ma bonne foi, je vais répondre à votre question muette ; je vais vous raconter tout ce que j'ai dit à Will.
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