#Chapitre 32

- C'est ton rendez-vous avec Mathias qui te met dans cet état ? se moque Ania, allongé sur mon lit.

Sa voix me ramène à moi et je remarque que je tapais du bout des doigts sur mon bureau. Confuse, je bafouille quelques excuses avant de replonger mon nez dans mon devoir d'économie, bien décidée à profiter des vacances pour avancer mes devoirs et rattraper les cours qu'il me manque encore. La journaliste, dans toute sa bonté, m'a proposé son aide pour cette matière. C'est pourquoi nous nous sommes installées dans ma chambre pour travailler les premiers chapitres que j'ai ratés.

- Alors ? me relance-t-elle. Tu es tout excitée ?

- Hein ? De quoi tu parles ?

- De Mathias ! Il te plaît ?

- Tu cherches toujours à trouver l'homme de ma vie ? répliqué-je, moqueuse, sans répondre.

Elle retire son crayon de sa bouche pour afficher un air d'évidence.

- Bah ouais ! Au milieu de tout ce bazar, ça fait du bien de se préoccuper de vrais problèmes existentiels comme n'importe quelles filles normales. Alors ?

Je soupire, convaincue qu'elle ne lâchera pas la faire.

- Non, ce n'est pas de le voir qui me rend si tendue, mais plutôt ce qu'il a nous apprendre.

- Pffff... tu es d'un rabat-joie comme fille ! râle-t-elle avant de revenir à notre cours d'économie : Explique-moi donc la théorie des avantages comparatifs de Ricardo.

- Euhhhh...

Avec difficulté, je réponds à sa requête en mobilisant mes souvenirs. Ma réponse est maladroite, mais dans l'ensemble, j'ai compris. Toutefois, Ania me précise le concept pour parfaire mes connaissances. Elle poursuit sa leçon, bourrant mon crâne d'une foule d'informations indigestes. Cependant, elle se déconcentre très vite de notre sujet principal.

- Pourquoi tu n'es pas rentré chez toi ? me demande-t-elle, un brin mal à l'aise par sa question. Si ce n'est pas indiscret...

- Mon père travaille, expliqué-je, évasive. Comme c'est ma seule famille, je n'ai pas grand intérêt à passer mes vacances en Bretagne. Puis l'idée de me savoir seule lui déplaît.

Elle hoche la tête. Gênée, elle replonge la tête dans son bouquin d'économie, mais je lui retourne sa question. Aussitôt, son trouble s'accentue encore un peu, bien qu'elle fasse un effort pour m'apporter une réponse.

- Depuis deux ans, Leander et moi avons décidé de ne plus voir nos parents alors nous passons toute l'année au Neuf Muses. Au début, on se sentait un peu seuls, mais on s'y habitue. Au bout d'un moment, ce calme permanent nous devient même agréable.

Elle marque un temps d'arrêt. Pendant ce temps, je n'ajoute rien même si je ne suis guère plus éclairée, une foule d'interrogations perlant dans ma tête. Ania soupire, puis comme si elle avait besoin de parler, vide tout à coup son sac.

- Cela faisait trois ans que leur couple battait de l'aile. Ils ont fait des efforts car ils voulaient préserver notre famille, mais cela n'a fait que détruire d'autant plus leur relation. Ils ont tenu un peu plus de six mois comme ça, mais ils en sont venus à se haïr. Chaque occasion était saisie pour emmerder l'autre alors ils ont vite demandé le divorce. Mais cela à poser le problème de la garde : chez qui allions nous vivre ? Toujours dans leur petite guéguerre puérile, nous sommes devenus leur arme de choix pour se blesser. On a eu marre alors on a décidé que tant qu'ils ne mettaient pas un terme à leur conflit, nous ne verrions plus ni l'un ni l'autre pour ne pas faire de jaloux.

Une pointe d'amertume perce dans sa voix, toute sa rancœur contre le comportement belliqueux de ses parents qui a pris le pas sur leur vie de famille exprimée en quelques phrases. Déroutée par cette nouvelle Ania que je découvre, elle qui est d'habitude si pleine de joie et d'assurance, je ne sais quoi dire pour la réconforter. Ma propre famille étant loin d'être un exemple, j'ignore comment l'aider. Néanmoins, elle ne semble pas vraiment attendre de réaction de ma part car elle poursuit son monologue, perdue dans ses pensées.

- Je me dis parfois que j'ai une chance extraordinaire d'avoir un frère jumeau. Sans lui, je ne sais pas comment je vivrais tout ça. Sûrement mal. Il a toujours été là, à partager chaque moment de ma vie. Son soutien m'est indispensable. Et le fait que l'on puisse compter l'un sur l'autre quoi qu'il arrive est une aide précieuse.

- J'imagine, oui.

Je ne peux rien d'autre de toute façon, n'ayant jamais partagé un tel lien avec quiconque. Même mon grand-père, qui pourtant serait sans doute celui avec qui j'aurais pu le plus m'en rapprocher, nous n'avions pas pleinement cette complicité. Trop de tabous entre nous nous en ont privé. J'aurais bien aimé, mais je suis une solitaire aguerrie... Peut-être un jour pourrais-je créer une telle relation avec quelqu'un ?

- Pour cela, je trouve Jaz et Adrian impressionnants, continue-t-elle. C'est incroyable comme ils sont inséparables. Ils forment véritablement une équipe.

En même temps, je suppose que quatre ans de relation facilitent grandement une telle symbiose.

La jeune journaliste revient doucement dans le présent et m'offre un sourire contrit, gênée de ses propres aveux. Elle jette un œil à mon réveil puis se met à rassembler ses affaires car il est bientôt l'heure de mon « rencard », comme elle s'entête à l'appeler, avec Mathias. Prête à partir, elle me souhaite bonne chance avant de quitter ma chambre. Un léger stress me sert les boyaux alors que l'heure fatidique est arrivée. Alors, avec détermination, je me redresse pour enfiler mes Converses et mon manteau. Ceci fait, je me hisse sur mon rebord de fenêtre pour commencer mon ascension vers le toit du cottage.

J'ai gagné en aisance pour escalader la façade de pierre et de bois, arrivant sur les tuiles d'ardoise en deux temps, trois mouvements. Avec patience, je fais le tour du bâtiment pour rejoindre la chambre de Mathias, de l'autre côté du dortoir. Comme nous l'avions convenu, sa fenêtre est déjà ouverte afin que je puisse m'y faufiler sans attendre. Avec habileté, je me balance à l'intérieur pour me réceptionner sur mes pieds. Surpris par mon apparition soudaine, l'italien sursaute, installé derrière son bureau, face à moi. Au-dessus de lui, un imposant lit en hauteur maximise l'espace de la pièce. Pourtant, un bazar indescriptible de technologie, de composants électroniques et d'outils s'entasse sur la moindre parcelle de place disponible.

- Will ! s'exclame-t-il. Je ne t'attendais pas si tôt !

Gêné, il s'empresse de me faire de la place sur une chaise pour que je puisse m'asseoir. Sa mine sombre m'indique que pour lui aussi, cette conversation ne sera pas facile. Une fois que nous sommes installés, il ne perd pas de temps :

- Je te propose d'y aller direct, qu'on en finisse vite ?

J'accepte sa proposition. Puisque c'est lui qui m'a tendu la main pour cette entrevue, je décide de lui rendre la pareille à mon tour, en gage de ma confiance, en lui relatant la première les informations que je détiens. Au début, je ne sais pas vraiment pas où commencer alors je lui raconte un tas de choses de façon totalement aléatoire. A tel point que très vite, devant sa tête déconfite, je comprends que je l'ai perdu. Je souffle profondément avant de recommencer, en reprenant mon récit depuis le début, dans l'ordre des événements.

Mes explications plus claires, il m'écoute attentivement, les sourcils froncés sous la concentration. Un calepin sous la main, il prend même des notes, ce qui me perturbe légèrement. Toutefois, je ne redis rien à cela : cette entrevue se base sur la confiance, protester irait à l'encontre de cela et je refuse de réinstaurer cette méfiance entre nous.

A la fin de mon récit, il me tend son bloc-notes sur lequel il a représenté la totalité des informations fournies sous forme de carte mentale. L'essentiel y figure, annoté d'éclaircissements qu'il faudrait apporter à certains éléments. Impressionné par sa capacité de synthèse et son analyse de la situation, je retiens mon souffle ; maintenant je comprends ce que voulais dire Valentin lorsqu'il disait que le génie de Mathias pourrait s'avérer un réel danger. En l'espace de quelques minutes, il a déjà établi le lien entre les éléments que je lui ai révélés et élaborer une liste d'informations manquantes nécessaires pour éclairer les zones d'ombres. S'il le fait contre nous, cela pourrait largement nous pénaliser...

Mais au contraire, s'il utilise son esprit acéré pour nous aider, cela représenterait un avantage considérable.

Ayant rempli ma part du marché, Mathias repose son carnet pour entamer la sienne. Comme moi quelques instants plus tôt, il cherche ses mots, ne sait pas par où commencer, jusqu'où il doit aller dans ses révélations. Après une longue inspiration pour se donner du courage, il débute son récit :

- Comme on a sûrement dû te le dire, ma sœur, Vittoria, a disparu. On ignore tout des circonstances, mais la rumeur raconte qu'elle a rejoint nos ennemis. Je n'y crois pas.

Ses yeux s'assombrissent à l'évocation de sa sœur, rendant sa souffrance évidente.

- J'ai toujours été très proche de Vittoria. C'est même elle qui m'a enseigné tout ce que je sais en informatique et électronique. Et elle était bien meilleure que moi dans le domaine.

» Il y a quatre ans, alors qu'elle était en onzième année, comme nous, l'Organisation lui a demandé de seconder notre prof d'informatique pour enquêter sur Octavius dans les réseaux. Elle passait ses journées à éplucher toute son activité en ligne, par téléphone, jusqu'à pirater son système de sécurité pour pouvoir l'espionner à travers ses caméras. Et quand bien même elle n'avait pas le droit, elle me faisait part de ses découvertes au fur et à mesure. Elle connaissait ses habitudes, chacune de ses petites manies, ses faiblesses, ses plans... Grâce à sa surveillance, l'Organisation a pu déjouer nombre d'attentats qu'avait préparé Di Prospero. Et je peux t'affirmer que plus elle en découvrait sur lui, plus elle le haïssait.

» Un soir, alors que j'étais en vacances à la maison, elle m'a appelé, fébrile, pour me dire qu'elle avait découvert une information capitale. Elle refusait de me le dire par téléphone, même si elle avait largement protégé tous nos systèmes de communication. Tout ce que je sais, c'est que cette info allait considérablement changer la donne et que malgré la pression qu'elle mettait à Karen pour la recevoir, celle-ci ne lui accordait pas de temps pour la lui donner. Moins d'une semaine plus tard, elle avait disparu.

Il inspire un grand coup, quelques larmes perlant au coin de ses yeux. La tête basse, il reprend son récit :

- La nuit dernière, après que vous êtes sortis du bureau, Karen et le principal m'ont affirmé que la rumeur était fondée. M.Pierrick, le prof d'informatique avec lequel travaillait ma sœur avait découvert dans son ordinateur une conversation entre elle et Octavius où elle lui révélait des plans qu'avait l'Organisation d'Athéna, des secrets sur les personnes les plus influentes qu'il pourrait exploiter...

Brusquement, son ton change tandis qu'il relève la tête pour plonger ses yeux noirs dans les miens, un air résolu sur son visage.

- Mais je n'y crois toujours pas. Je connais ma sœur, je sais ce qu'elle ressentait à l'égard de ce connard, et je suis certain qu'elle n'aurait pas trahi l'Organisation. Et surtout, ce qui me permet de t'affirmer qu'il y a quelque chose de pas nette dans cette histoire, c'est son silence radio. On était fusionnel, elle partageait tout avec moi. Si elle avait vraiment décidé de changer de camp, elle aurait trouvé un moyen de me contacter, au moins pour me prévenir. Jamais elle ne m'aurait brusquement laissé sans nouvelle, j'en suis certain. Je pense plutôt qu'il lui est arrivé un truc grave qui l'empêche de me contacter...

Comprenant l'implicite de ses soupçons, je tends la main pour le réconforter.

- Mais pourquoi Karen t'aurait-elle menti alors ?

Après une hésitation pour réfléchir à ma question, il hausse les épaules.

- Je ne sais pas si elle m'a menti. Ce n'est pas son genre, mais De Clermont l'y oblige peut-être. Elle préfère davantage nous annoncer des vérités difficiles à accepter que de nous mentir en général, mais cet abruti de principal lui laisse rarement le choix. Donc soit ils me mentent, soit ils croient vraiment ce qu'ils m'ont dit, soit je me trompe et c'est la vérité...

Je fronce les sourcils, en pleine réflexion. A moins qu'effectivement, Mathias se leurre sur ce qu'il est arrivé à sa sœur, cela signifie que quelqu'un ment forcément. Par conséquent, il nous reste à déterminer qui... Et pourquoi ? Sans oublier que le plus important est de savoir ce qu'il est arrivé à Vittoria, s'il y a encore moyen de la secourir.

- C'est pour ça que je communiquais avec Octavius en ligne et qu'on a discuté ensemble hier, m'explique-t-il encore. Je lui fais croire que je commence à douter de Karen à cause de cette histoire, que je me méfie de l'Organisation pour essayer de savoir s'il a d'autres éléments à m'apporter. Si ma sœur a bien changé de camp, il ne devrait plus tarder à me le dire pour me « convaincre » de le rejoindre à mon tour.

Soudain, je comprends mieux la situation. En effet, c'est rusé de sa part. Déjà parce que cela lui permet de plus amplement côtoyer notre ennemi et donc de le jauger et ensuite car cela confirmera ou non ses soupçons sur le long terme.

- Et le prof d'informatique ? interrogé-je.

A son haussement de sourcil, je devine qu'il ne voit pas où je veux en venir. Alors je développe ma réflexion :

- Tu as dit qu'au début, ta sœur collaborait avec lui pour espionner Di Prospero. Il doit savoir ce qu'elle avait découvert quand elle t'a appelé... Et s'ils passaient beaucoup de temps ensemble, il a forcément dû s'apercevoir d'un changement de comportement chez elle, ce qui lui a probablement mis la puce à l'oreille au point qu'il fouille dans son ordinateur, non ? Il sait forcément des choses.

Il m'observe, une lueur appréciatrice dans le regard, visiblement satisfait de la piste que j'ai ouverte.

- Je n'y ai pas pensé... admit-il. Il faudrait que je puisse me rapprocher de lui, mais ça ne va pas être facile. Il me déteste... Sûrement à cause de Vittoria, tu me diras. A tous les coups, il pense que je risque moi aussi de rejoindre nos ennemis...

- Ça fait une semaine que tu as vu les preuves que ta sœur a changé de camp ? Va le voir, explique-lui que maintenant tu t'es rendu à l'évidence ; ta sœur nous a bien trahi. Et convaincs-le que tu veux te racheter, que tu as honte d'elle ou je-ne-sais-quoi même si ce n'est pas vrai et que tu es déterminé à rattraper ses erreurs en aidant l'Organisation.

- Ça peut marcher... concède-t-il en proie au doute. Mais ça va prendre un temps fou avant que je ne puisse gagner sa confiance.

Je hausse les épaules. En effet, mais on n'obtiendra jamais de réponses en un claquement de doigts. Selon moi, le jeu en vaut la chandelle, et Mathias semble du même avis bien qu'il soit un peu réticent. Il faudra juste être patient.

- Tu as fouillé les archives ? relancé-je.

Il acquiesce.

- Tout ce qui est numérisé, oui. C'est ce qui m'a valu mon engueulade avec Karen... Mais il n'y avait pas grand-chose. L'Ecole privilégie le format papier pour ce genre de documents, moins traçables. Or, seuls les adultes et les membres du journal des Neuf Muses y ont accès... J'ai déjà essayé d'y entrer par effraction, mais impossible d'y rentrer sans duper le gardien – qui ne se laisse pas avoir facilement... – la clé et le code de sécurité.

- Nous, nous ne pouvons pas y entrer... pensé-je à voix haute. Mais Ania et Leander travaillent pour le journal. Ils y ont peut-être accès, eux ?

Il semble hautement évaluer ma proposition sous-jacente.

- Ça voudrait dire les mettre au courant... relève-t-il puis il constate : tu comptais tout dire à tes copains, c'est ça ?

- Seulement avec ton autorisation, affirmé-je. Mais oui, j'aimerais.

Je lui raconte donc à quel point ce petit groupe disparate m'a fortement aidé jusque-là et tout ce que notre travail d'équipe nous a permis de découvrir. Même si cela m'a pris du temps, je leur fais maintenant entièrement confiance. Qui plus est, dans le contexte actuel, si nous travaillons tous chacun de notre côté, nous n'avancerons jamais tandis que si nous joignons nos efforts, nos résultats seront sûrement bien plus probants.

Le visage pensif, Mathias pèse le pour et le contre de ma proposition. A l'origine, il m'a invité, moi seule, à collaborer avec lui, mais sans doute se rend-il compte que le concert de mon équipe lui apporterait encore plus. Mais sa méfiance à l'égard de mes amis le retient d'accepter...

- On avait prévu d'aller aux archives de toute façon avec Ania pour voir ce qu'on peut trouver sur Octavius quand il était élève ici... J'essaierai de regarder discrètement si je trouve des trucs sur ta sœur, promis-je. Et si tu changes d'avis et que finalement tu décides de coopérer avec eux, il te suffira de te joindre à nous dans nos recherches.

La conversation close, je me relève de ma chaise afin de regagner ma chambre. Mathias suit mon exemple. Alors que je m'apprête à me hisser sur son rebord de fenêtre, je me retourne au dernier moment vers lui.

- Merci de m'avoir suffisamment fait confiance pour me raconter tout ça, le remercié-je. J'espère vraiment pouvoir t'aider à retrouver ta sœur.

Il me sourit timidement sans rien me répondre alors sans plus attendre, je me hisse contre la façade pour commencer mon ascension jusqu'à ma chambre. 

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