#Chapitre 30
Droite devant mon miroir, j'étudie la triste image qu'il me renvoie de moi. Je soupire de dépit. La fin de semaine est arrivée très vite, la soirée d'Halloween dans ses valises. Le thème de ce soir est « mode victorienne », or, ma tenue ne correspond pas du tout. Karen a eu beau me dépanner d'une mignonne robe noire, toute simple, j'ai l'air ridicule. Et quand j'imagine les costumes magnifiques que porteront les autres invités, mon envie de me cloîtrer sous ma couette toute la nuit m'apparaît de plus en plus tentante.
- Will, Will, Will ! me presse Jaz en pénétrant brusquement dans ma chambre, les bras repliés derrière sa tête. J'ai besoin de ton aide.
Sans attendre, je décoince ses cheveux de sa fermeture éclair. Satisfaite, elle recule de quelques pas, ce qui me laisse la possibilité d'observer plus amplement sa tenue. Vêtue d'une imposante robe de soie violine, décorée de voiles et de tulles noirs, elle a retenu ses cheveux dans une délicate demi-queue. Son maquillage dans des tons de gris fait ressortir ses yeux infinis. Elle est sublime.
- Je fais tâche à côté de toi, râlé-je piteusement. Et je vais monter sur scène comme ça...
Ma meilleure amie garde le silence, n'ayant rien à redire à ma constatation.
- Je peux te coiffer, si tu veux, me propose-t-elle finalement.
- Au point où j'en suis...
Au même moment, on toque à la porte. Sans attendre que j'invite à entrer, un homme de taille imposante portant un costume datant de la fin du XIXe siècle apparaît dans l'embrasure, un grand carton jaune clair décoré de ruban dans le dos. La barbe rasée, je me fige un instant avant de reconnaître mon père.
- Mesdemoiselles, nous salue-t-il en exécutant une légère révérence.
Il s'approche de Jaz avant de lui tendre la main poliment.
- Jonathan Santiago, se présente-t-il. Je suis le père de Willow.
- Jasmine Tarwel, la colocataire, répond-elle avec hésitation.
Mon père hoche la tête, comme s'il acceptait tout juste son existence. Il la jauge un moment, Jaz de plus en plus gênée. Finalement, elle décide de s'éclipser rapidement dans sa chambre pour « finir de se préparer », me laissant seule avec lui. Un silence gênant s'installe entre nous. Alors que je m'affaire inutilement à retendre mes draps, mon père me tend le carton enrubanné. Assise sur mon lit, je l'ouvre doucement pour y découvrir une immense robe victorienne bleu canard surmonté de dentelle marron.
- J'ai cru comprendre par Karen que tu avais besoin d'un costume digne de ce nom... m'explique-t-il.
- Merci, lâché-je timidement.
Je file dans la salle de bain pour enfiler la tenue. Au moment de serrer le corsage, je me retrouve coincée car incapable de le nouer correctement. Alors, je retourne vers mon père qui relève mes cheveux avant de s'exécuter sans un mot. Ceci fait, il me regarde attentivement sans rien laisser paraître de ses émotions.
- Tu es splendide, me complimente-t-il néanmoins.
Je souris faiblement.
- Willow... commence-t-il, il faut que je te parle.
Curieuse, je m'arrête, interdite, pour l'écouter. Il me fait signe de m'asseoir à côté de lui sur le lit ce qui me provoque un léger stress. Comme si je ne l'étais pas déjà assez avec le concert ! Face à lui, il se tient droit, les mains sur ses genoux, comme renfermé sur lui-même. Il lisse distraitement son pantalon, visiblement aussi nerveux que moi. Il étudie ma chambre sans oser prononcer un mot. Je fronce les sourcils. Mon père ? hésitant ? ce n'est vraiment pas bon signe. Finalement, il se lance enfin en plongeant son regard dans le mien :
- Je suis fier de toi, tu sais ? Karen m'a raconté tout ce que tu avais accompli en un mois ici. Je ne devrais sûrement pas t'encourager ainsi à défier l'autorité, mais je suis fier de t'avoir pour fille.
Béate, je ne sais que répondre face à cette gentillesse nouvelle. Il tend la main vers ma joue comme pour repousser une boucle rousse, mais, peu habituée à ce genre d'attention de sa part, je m'écarte légèrement par réflexe. Il laisse retomber son bras, le visage crispé. Je me maudis mentalement. Au bout de quelques minutes, il se relève, résigné, avant de quitter la pièce. Je le suis des yeux, le cœur lourd. Arriverons-nous enfin à nouer un lien ? A ne plus nous comporter comme des inconnus l'un vis-à-vis de l'autre ? Ou sommes-nous voués à toujours nous blesser à tour de rôle... ?
Jaz, de retour près de moi, me pose une main réconfortante sur l'épaule, pleine de sollicitude. Plutôt que de tenter d'ouvrir le dialogue au sujet de mon père, elle me propose de s'occuper de mes cheveux, ce que j'approuve avec reconnaissance, touchée qu'elle accepte mon silence. Elle s'active à relever mes boucles rousses en un chignon sophistiqué duquel s'échappent quelques mèches. Satisfaite d'elle-même, elle applique une dernière couche de laque.
- Prête ? me demande-t-elle.
- Faut bien...
***
Cachée de la scène, j'observe l'immense salle de réception dans laquelle les premiers desserts commencent à arriver dans les assiettes. Des centaines de petites tables rondes recouvertes de napperons blancs occupent l'immense salle. Des bougies éclairées dispensent leur douce lueur dans la pièce. D'antiques draperies décorent les murs. Une foule de gens s'amassent entre eux, tous et toutes vêtus de leur somptueux costume dans une cacophonie maîtrisée. A côté de moi, encore plus stressée, Louise ne cesse de s'agiter dans son élégante robe bleu et argent. Muni de deux bouteilles d'eau, Adam nous rejoint, l'air confiant, mais déterminé. La queue-de-pie sur son gilet à trois boutons qui se termine en deux pointes sur ses hanches et sa cravate lui vont à merveille. Un chapeau haut de forme complète sa tenue.
- Tenez les filles, nous offre-t-il les bouteilles. Et arrêtez de tourner en rond comme des lions en cage, vous êtes en train de stresser tout le monde. C'est le dernier morceau après, ça sera fini et vous pourrez souffler. Vous vous en sentez capable ?
A vrai dire, je n'avais clairement pas confiance en moi pour cette ultime entrée en scène. Si j'avais surmonté de jouer parmi l'orchestre, en petite violoniste anonyme au milieu des autres musiciens, notre solo représente pour moi une tout autre affaire. Et visiblement, pour Louise également. Néanmoins, je ne réponds rien à son frère, sachant pertinemment que cela ne m'apporterait rien. Alors je me contente d'engloutir deux ou trois gorgées d'eau pour garder contenance. Pendant ce temps, M.Theven prend place face au public pour annoncer la dernière partie du concert. Tandis que l'orchestre s'installe derrière leur instrument, Louise et moi attendons dans les coulisses. Son stress est évident alors pour lui donner un peu de courage, je lui tends la main, qu'elle saisit avec gratitude. C'est ainsi que nous nous avançons sur scène pour rejoindre notre chef d'orchestre. Avec précision, nous nous munissons de nos violons avant de faire signe à M.Theven que nous sommes prêtes. Aussitôt, il lance le début du morceau d'un coup de baguette.
Mon archet au-dessus de mon violon, je tente d'oublier les yeux fixés sur moi. Le cœur serré, je monopolise toutes mes ressources pour n'avoir conscience que du mouvement de mon bras et de mes doigts. D'une oreille distraite, j'écoute Louise s'efforcer de tenir le rythme. Bien qu'elle rencontre des difficultés, elle résiste autant que possible. Par chance, nos fausses notes sont masquées par la musique de l'autre. Peu à peu l'intensité de la musique me permet de faire totalement abstraction de ce qui m'entoure.
Bien plus vite que je ne l'aurais pensé, le morceau s'achève. Louise et moi exagérons l'ultime note qui s'éternise dans l'air de la salle puis nous relâchons la tension dans nos bras d'un même geste. Nous saluons le public avant de quitter la scène. Dans les coulisses, les élèves s'agitent, excités comme des puces de leur performance. Affamée, je me dirige presque aussitôt vers le buffet où ont été mis de côté nos desserts. Je traverse donc la pièce encombrée de tables et de gens.
Arrivée devant l'étal recouvert de gourmandises en tout genre, je salive mentalement. Avec gloutonnerie, je remplis mon assiette de crumble, d'un éclair à la vanille, de quelques baies et une coupelle généreuse de crème anglaise lorsque je manque de tout renverser sur un jeune homme d'une trentaine d'années tout au plus. Gênée, je me confonds en excuses maladroites tandis que l'homme en question s'amuse sans méchanceté de la situation. Il m'offre au contraire un sourire bienveillant qui fait scintiller ses yeux clairs.
- Si vous appréciez le crumble, me conseille-t-il de sa voix suave, je vous recommande une coupe de champagne pour l'accompagner.
A ces mots, il me tend une flûte remplie du liquide ambrée pétillant. Avec un clin d'œil, il m'invite à trinquer. Ses épaisses boucles châtain clair tirées en arrière, je suis subjuguée par son charme fou.
- Merci, remercié-je.
- Ce n'est pas grand-chose à côté de votre performance de ce soir, Mlle.Santiago. Vous avez été incroyable.
Je sens mes joues rosir de plaisir malgré moi devant cet homme charismatique. Pour garder contenance, je trempe mes lèvres dans la boisson alcoolisée.
- Et je dois dire que vous êtes ravissante, ajoute-t-il sur le ton de la confidence.
Il balaye la pièce de ses yeux en se passant la main dans ses jolies boucles cendrées.
- C'est fou comme rien n'a changé, commente-t-il alors avec nostalgie.
- Vous étiez élève ici ? ne puis-je m'empêcher de demander.
- En effet. Les Neuf Muses sont pour moi comme une seconde maison. Je me sens si bien ici, c'est si chaleureux... Vous ne trouvez pas ?
- Si, si, cette école est très agréable... réponds-je évasivement. Et les gens sont très sympas.
Il me sourit à pleines dents comme si nous partagions un secret connu de nous seuls.
- J'ai cru comprendre que vous n'étiez ici que depuis peu, déclare-t-il avec curiosité. Vous devez un peu vous sentir perdue, non ?
- Un peu, c'est vrai, mais je commence à prendre mes marques.
- A en voir votre prestation de ce soir, je n'en doute pas.
Il se penche vers moi en adoptant le ton de la confidence :
- Entre vous et moi, je crois bien que vous n'avez rien à envier à votre mère. Elle serait très fière de vous, j'en suis persuadé.
- Vous la connaissiez ? m'étonné-je.
Il me regarde avec compassion.
- Moins que je ne l'aurais souhaité. Je ne la connaissais que par le biais de votre père qui est pour moi comme un grand frère. En tout cas, je peux vous assurer que votre mère était une femme exceptionnelle et très estimée de tous.
J'ignore tout de cet homme, mais s'il avait dix ans de moins, je serais sûrement conquise par son charme et sa galanterie. Néanmoins, une question me tiraille :
- Pardonnez mon impolitesse, mais... qui êtes-vous ?
- Oh ! pardon. Je manque à tous mes devoirs, s'excuse-t-il aimablement. Je m'appelle Octavius Di Prospero. Mais je vous en prie, appelez-moi Octavius.
Un sentiment d'effroi me sert les entrailles alors que je réalise que j'ai en face de moi l'homme qui est probablement derrière tous les derniers événements. Celui qui a ordonné de tuer mon grand-père et demandé à ce qu'on m'enlève. Celui qui a causé la mort de Reka et Guillermo, qui a conduit Ryan à son destin tragique et qui a organisé la tentative de kidnapping de Liam. J'en ai la nausée. Face à moi, Octavius semble étudier ma réaction, sûrement ravi de son petit effet. Mais je suis bien décidée à ne rien laisser paraître. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. Et puis, il n'est pas censé savoir que Karen nous a avoué la vérité sur son rôle dans les récents événements, au contraire, je ne devrais normalement même pas connaître son nom. Alors je conserve mon sourire de façade, et mon rôle de petite étudiante charmée.
- Seulement si vous oubliez les « Mlle.Santiago » alors... Will suffit amplement.
Un éclair de surprise transperce son regard d'ambre mais tellement rapidement que je doute de l'avoir véritablement perçu. De toute évidence, il ne s'attendait pas à une telle réaction de ma part... Etrange.
- Ah ! Willow, tu es là, intervient alors une voix que j'accueille avec soulagement. Félicitation pour ta performance, tu as été superbe.
A peine est-il arrivé que l'air se charge d'une tension lourde et menaçante entre les deux hommes. Octavius reste impassible face à l'interruption impromptu de mon sauveur.
- Jon, le salue poliment Di Prospero.
Mon père se place légèrement devant moi, comme pour faire rempart entre moi et cette ordure que je trouvais charmante il y a quelques instants encore. Quelle idiote !
- Octavius. J'ignorais que tu assistais au spectacle de ce soir.
- Ce n'était pas prévu, mais j'ai ressenti le besoin de découvrir cette nouvelle jeunesse. Elle est notre avenir, après tout.
J'assiste, silencieuse, à l'échange de banalités en apparence courtoises. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de croire que derrière leur conversation se cachent des menaces à peine voilées. Finalement, Octavius Di Prospero se retire. Provocant, il saisit délicatement mes doigts pour un baisemain galant. Je me retiens de justesse de retirer ma main. Une petite idiote sous le charme, Will ! rappelle-toi ! Tu n'es pas censée savoir qui il est !
- J'espère avoir le plaisir de vous revoir, Mlle.Santiago, déclare-t-il solennellement avant de s'éloigner.
Une fois loin, je relâche enfin mon souffle. Mon père se retourne vers moi, une certaine lassitude mélangée à de la colère se devinant tout juste dans ses yeux fatigués. Il hausse un sourcil.
- Dois-je m'inquiéter de la psychologie de ma fille ? me demande-t-il froidement. Tu as des tendances suicidaires ? Le danger t'attire ? Te galvanise ? Tu ressens un besoin irrépressible de prendre des risques ? Tu te sens alors puissante ? Explique-moi, Willow. Je suis curieux de savoir à quel point ma fille est dérangée.
Choquée par ses propos, je sers inconsciemment des points pour maîtriser ma fureur montante.
- Je ne savais pas qui il était, me défends-je. J'étais juste polie.
- Willow ! Tu viens d'avoir une conversation avec l'homme le plus dangereux pour toi ! Tu connais très bien ta situation alors je te prierai de faire davantage preuve de bon sens et de prudence !
- Parce que c'était écrit en grosses lettres sur son front, peut-être ?!
Enervée, je le plante sur place pour rejoindre la table de mes amis. En m'apercevant, Liam me fait signe de la main de le rejoindre. Il lève son assiette vers moi pour me montrer l'éclair à la vanille qui l'occupe. Il sait me parler, lui...
- Salut toi, me lance-t-il en me donnant son assiette. Beau spectacle que vous nous avez donné ce soir.
La bouche pleine, je le remercie d'un geste de la tête, ce qui l'amuse fortement. Faussement désespéré, il lève les yeux au ciel en me tendant une serviette.
- Mon père souhaite te voir, m'apprend-il, mais j'ignore où il est passé...
Le silence retombe tandis qu'il m'observe manger son dessert avec gourmandise. Brusquement, il se raidit en fixant son regard sur un point dans la salle. Curieuse, je me tourne discrètement pour tenter d'apercevoir ce qui a provoqué sa réaction. C'est alors que je vois Octavius rire de façon sophistiquée avec Mathias.
- Qu'est-ce qu'il fait là, lui ? m'interroge froidement Liam. Et qu'est-ce que fout Mathias ?
L'italien récupère ce qui ressemble à une carte de visite que lui tend Di Prospero. Je secoue la tête, ne connaissant pas plus que lui la réponse. Néanmoins, je prends sa défense :
- Ça ne veut rien dire, rassuré-je l'anglais. Cette ordure est venue me parler également tout à l'heure. Je pense qu'il est là pour nous jauger... J'ai dû jouer la cruche écervelée complètement conquise, pour qu'il ne se doute pas qu'on est au courant de ce qu'il a fait, c'était affreux...
Liam frictionne gentiment mon bras pour me réconforter. A sa demande, je lui raconte brièvement ma conversation avec Di Prospero. Seulement, je suis interrompue par son père.
- Tu dois être Willow, suppose-t-il. Je suis John Collins, le père de Liam.
- Enchantée.
D'un air à la fois sérieux, à la fois jovial, il me serre la main avec respect.
- Liam m'a dit que je vous devais une fière chandelle, déclare-t-il. Je tenais donc à vous remercier pour avoir sauvé mon fils.
- Ce n'est rien, affirmé-je. C'est tout normal.
- Si je peux vous être utile d'une quelconque façon, m'offre-t-il solennellement, n'hésitez pas à m'en faire part. Mon fils me transmettra le message.
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