#Chapitre 22

Une atmosphère euphorique plane sur le petit salon alors que Liam et Valentin se font face, droits comme des i. Entre eux, Adrían anime la cérémonie avec solennité, debout devant la table, pendant que nous observons attentivement les événements qui se déroulent en ce moment même devant nous. Il prend une grande inspiration avant de déclarer d'une voix de stentor :

- Chers compatriotes, nous sommes ici, ce midi, pour déterminer qui de Liam Collins ou de Valentin Jensen se présentera aux prochaines élections présidentielles. L'amitié est pour nous une valeur primordiale que nous chérissons, que nous défendons haut et fort, que nous mettons au premier plan de nos décisions. Ainsi, conformément à notre définition de l'amitié, il a été convenu que le hasard déciderait qui des deux sera candidat, plutôt que de s'adonner à une lutte qui détruirait leur amour réciproque. Par ailleurs, le gagnant s'engage à nommer le perdant en tant que premier ministre de son gouvernement et promet d'inverser les rôles l'année suivante. Etes-vous d'accord avec les termes du contrat ?

Les deux intéressés hochent la tête d'un commun accord. Pour sceller leur accord, ils échangent une poignée de main formelle avant de laisser le Président reprendre son discours.

- C'est donc dans le plus grand respect de nos valeurs qui placent nos amis au sommet de tout, que nous allons procéder au jugement qui vous départagera. Pour cela, je vous invite à chacun mettre votre main dans votre dos. Vous êtes prêts ?

Les deux concernés obtempèrent avant d'acquiescer silencieusement de nouveau. Adrían, en grand orateur qu'il est, instaure un suspens en inspirant pendant qu'une certaine fébrilité traverse la table. Finalement, le Président de l'école reprend la parole :

- Très bien alors... Chi-Fou-Mi !

Un hoquet de stupeur parcourt le public alors que les trois principaux concernés semblent prendre les choses très au sérieux. Visiblement, personne ne s'attendait à un tel dénouement... Toutefois, chacun observe le résultat avec cérémonie. Pendant que l'Anglais a formé de ses doigts les ciseaux, le Suédois a tendu son poing.

- La pierre brise les ciseaux, clame Adrían. Valentin est donc déclaré vainqueur.

Avec simplicité et fairplay, les concurrents s'administrent une accolade. La « cérémonie » close, le groupe retrouve son calme et nous nous autorisons enfin à vaquer à nos occupations respectives. 

***

A l'heure du gouter, je m'apprête à m'asseoir lorsque je sens mon poids m'entraîner vers le sol. De justesse je me retiens de tomber. Mon regard furibond croise celui d'Adam qui semble fier de lui, les mains sur le dossier de ma chaise.

- Je t'avais dit que je me vengerais, argue-t-il.

Le silence retombe aussitôt dans le groupe comme pour guetter ma réaction. On se croirait presque dans un mauvais western alors que nous nous observons en chien de faïence. Finalement, je me redresse en lui adressant un rire jaune. Avant même qu'il ne puisse esquisser un geste, je lui vide mon verre d'eau sur la tête sous les yeux ébahis de l'assistance.

- Un petit rappel de l'autre fois, si tu vois à quoi je fais allusion, le nargué-je.

Il tend son pied pour me faire un croche-pied, mais je le sentais venir. Je l'évite sans soucis mais hésitante à le frapper violemment, je ne riposte qu'avec un petit coup de poing. Pas impressionné pour deux sous, il m'attrape le poignet qu'il me tord dans le dos. Bon, visiblement, lui, ça ne le gêne pas de me faire mal alors quitte à faire les choses en grand, autant bien les faire ! Du coin de l'œil, je remarque que Jaz et Ania sortent de la salle en courant pour aller chercher de l'aide.

- Si tu veux que ce soit crédible, t'as intérêt à y mettre du tien ! me souffle-t-il à mon oreille.

- Puisque tu me le demandes...

Aussitôt, je lui lance un coup de pied dans le genou ce qui le pousse à me lâcher puis dans le même mouvement, je lui administre une gifle magistrale. Son air choqué par mon geste, la main sur sa joue, m'arrête net. Il profite de cette brève hésitation pour me retenir par les épaules avant de me renverser avec sa jambe. Je m'écrase lourdement par terre. Adam, quant à lui affiche un sourire satisfait. Pour lui faire avaler sa fierté, je le fauche maladroitement, mais cela suffit à le faire tomber à son tour. Il grogne sous le choc. Je me redresse en vitesse avant qu'il puisse tenter autre chose. Il bande ses muscles, prêt à l'attaque suivante alors je lui lance mon sac dessus pour le ralentir avant de me réfugier de l'autre côté de la table la plus proche. Heureusement que notre groupe était le dernier encore dans le Patio...

Avec une rapidité déconcertante, Adam me rejoint et me coince contre lui, son bras contre ma gorge. Pour mon libérer, je le frappe à plusieurs reprises de mon coude, mais cela ne suffit pas à ce qu'il me libère de son emprise.

- Adam François Robert Lombardo ! crie soudain une voix colérique. Eloigne-toi de cette jeune fille avant que je me charge moi-même de te la faire lâcher !

Il obéit aussitôt, s'écartant de quelques mètres, un air penaud sur le visage. Nous nous retournons vers la voix pour croiser le regard glacial de Karen. Les bras croisés devant-t-elle, elle nous fixe avec un mélange de froideur et de déception. A côté d'elle, nos amis nous observent comme si nous étions le numéro le plus divertissant du cirque.

- J'attends une explication pour cette attitude ridicule, annonce-t-elle avec autorité.

- Euhhh... bégaye mon camarade.

Simultanément, Jaz, légèrement derrière la conseillère d'éducation, jette un œil à sa montre avant de nous pointer cinq doigts discrètement. Comprenant le message, Adam et moi poursuivons notre petit numéro.

- Rien, Karen, s'explique-t-il. Nous ne faisions que jouer...

- Jouer ?! répété-je faussement furieuse. Tu appelles ça jouer ?! Me faire mal t'amuse ?!

- Ça va, ça va, tu n'auras qu'un bleu tout au plus...

- Un jeu ? intervient Karen. Alors pourquoi Jaz est venue me chercher, presque paniquée, pour me dire que vous vous « battiez » ?

Elle se retourne vers l'intéressée qui tente tant bien que mal de se justifier :

- Connaissant le tempérament des deux, j'avais peur que ça dégénère...

- Et vous autres, poursuit l'enseignante en se tournant vers le reste de notre groupe, vous ne pouviez pas intervenir ?

A leur mine déconfite, je devine qu'ils sont surpris de recevoir des reproches dans cette affaires dont ils ne comprennent rien. Néanmoins, dans la confiance la plus complète envers ses amis, Leander est le premier à rentrer dans la combine.

- Dans tout conflit, expose-t-il, il y a des camps adverses qui se battent pour leurs intérêts propres. Puis il y a les observateurs, ces petits havres de paix dont la population est essentiellement composée de pingouins, de lamas, de lémuriens, de cosplayeurs ou de caribous, et dont la faiblesse impose une stratégie de préservation bien plus aboutie que les grands du monde. En effet, l'implication dans un conflit apporte la douleur, la peine, le sang, la destruction, le viol, le crime, la terreur... le chaos, en somme. Tandis que la non-intervention permet de se préserver, se protéger, conserver son intégrité et ses licornes. C'est la guerre qui a engendré la disparition de ces petits êtres fabuleux ! Voilà pourquoi, devant l'effusion de violence témoignée par ces deux-là, j'ai pris le parti de penser que la meilleure façon de se préserver était de ne pas s'impliquer.

Un silence de plomb accueille sa tirade alors que chacun réfléchit au sens de ses propos... qui n'en ont certainement pas. Une envie de sourire bêtement se répand sur notre groupe au contraire de Karen qui ne semple pas du tout apprécier l'intervention du journaliste.

- Ecoute Leander, je suis ravie que la cause des licornes te touche autant, s'impatiente-t-elle, mais j'ai un peu autre chose à faire que me préoccuper de ton invraisemblable exposé géopolitique. Je vous attends tous les six devant mon bureau dès que j'en aurais fini avec Adrían et Valentin.

Sur ces mots, elle se retourne pour quitter le Patio. La conseillère d'éducation disparue au loin, Adam et Jaz s'avancent vers moi.

- Tu vas bien ? s'enquiert le frère de Logan. Je n'y suis pas allé trop fort ?

Je secoue la tête pour le rassurer. En revanche, ma gifle de tout à l'heure lui a laissé une remarquable trace rouge. Surprenant mon regard, il se frotte la joue.

- Oui, toi, tu ne m'as pas loupé. M'enfin, après la claque de la dernière fois, je suppose que je la méritais bien...

- Désolée...

- On peut avoir une explication maintenant ? intervient le jumeau d'Ania. Parce que bon, j'aimerais bien savoir pourquoi j'ai déblatéré des licornes avec Karen...

Liam lui offre un sourire moqueur :

- Ça, y a que toi qui peut le savoir. J'avoue que j'ai pas trop compris qu'est-ce que ça venait faire au milieu de la conversation... Un lapsus révélateur de ta passion des chevaux à cornes dont tu refuses de nous parler, peut-être ?

A peine a-t-il fait sa remarque que les deux amis se lancent dans une conversation passionnée sur la pureté de ces animaux mythologiques. Ania secoue la tête, dépitée par le sujet très mature de la discussion.

- Je crois que la génétique n'a pas partagé équitablement les neurones entre nous deux... commente-t-elle. Cela dit, je suis heureuse que ce soit moi qui aie hérité de la majorité d'entre eux !

Son trait d'humour achevé, elle se campe devant nous dans une attitude de défi.

- Maintenant j'aimerais que vous m'expliquiez ce qu'il vient de se passer...

- Ton frère fantasme... tente de plaisanter encore Adam, mais la jeune journaliste l'interrompt aussi sec.

- T'inquiète, le cas désespéré de mon frère, je le connais très bien ! Je veux parler de vous trois, moi.

- On vous expliquera tout ce soir, promet Jaz. Enfin... à la seule condition que cela ne figure pas dans le journal.

Le calme revenu auprès des garçons, nous décidons d'aller directement à l'administration. De ce que m'ont dit Adam et Jaz, Karen est une femme très extrême : elle peut se montrer très douce et sympathique comme elle peut parfois s'avérer sévère et intraitable. Ainsi, nous n'avons aucun moyen de savoir ce qui nous attend.

Quelques instants plus tard, nous envahissons l'accueil. L'hôtesse semble d'ailleurs très surprise de nous voir ici, toutefois, elle ne pipe mot, nous faisant simplement signe de patienter sur les chaises prévues à cet effet. Nous saluons avec un sourire complice Charline quand celle-ci nous fixe d'un regard mi-amusé, mi-suspicieux. C'est sympa de tous se retrouver ici !

Nous attendons une petite demi-heure quand finalement, Adrían et Valentin sortent du bureau de la conseillère d'éducation. En passant, Valentin brandit discrètement deux doigts, en signe de victoire. Bon, au moins, nous n'aurons pas droit à un savon inutilement ; leur partie du plan est un succès !

Finalement, Karen s'est contenté de nous donner une heure de retenue. A vrai dire, nous avons à peine eu le temps de nous asseoir. Elle nous a observés attentivement comme si l'explication à toute cette mascarade allait se lire sur nos visages, malheureusement, elle n'a rien pu découvrir. Alors, blasée, elle nous a distribués à chacun un billet de colle en lâchant simplement « au moins, votre esprit d'équipe si développé servira à quelque chose de constructif pour une fois... Je suis sûre que vous serez d'une efficacité redoutable ! ». En disant cela, elle nous a mis dehors.

Une fois sortis du bâtiment scolaire, nous décidons de rejoindre notre point de rendez-vous, à l'abri des oreilles indiscrètes. Ainsi, nous prenons le chemin vers la plage que m'a montré Liam quelques jours plus tôt. Sur place, Charline, Adrían et Valentin nous attendent déjà. Pour s'occuper, le blondinet s'amuse à faire des ricochets sur l'eau pendant que ses deux compagnons se reposent simplement sur le sable. Nous foulons tout juste la plage que la jeune fille aux cheveux bleus nous tombe dessus :

- Bon, les gars, j'viens de dire à mon père que je l'aimais alors j'espère que vous avez une bonne raison ! Les deux autres idiots refusent de me dire pourquoi j'ai dû faire une chose si horrible.

Un frisson la parcourt au souvenir de sa conversation avec le directeur de l'école. Quant à nous, nous ne comprenons pas de quoi elle parle. Adrían nous fait signe de nous approcher et nous nous installons tous en cercle.

- On a les photos du dossier, nous apprend le Président. On vous attendait pour y jeter un œil.

- Avant toute chose, expliquez-nous tout ce cirque ! proteste Ania.

Nous échangeons un regard complice avec les autres personnes dans la confidence avant que Jaz commence à leur raconter notre plan. Celui-ci consistait à ce que Adrían et Valentin se retrouvent ensemble dans le bureau de Karen – leur histoire d'élection présidentielle tombant à pic – pendant qu'Adam, Jaz et moi faisions diversion pour que la conseillère d'éducation soit contrainte de les laisser seuls dans son bureau. C'est pourquoi nous avons feint de nous battre pour que ma colocataire aille la chercher en urgence, laissant champ libre à nos deux complices pour que ceux-ci dénichent le rapport d'autopsie et puisse le photographier. Tout s'est déroulé comme sur des roulettes, à la seule exception de Monsieur le Directeur qui a failli les surprendre alors qu'il voulait parler à Karen. Heureusement, grâce à l'intervention héroïque de Charline qui a pris sur elle pour déclarer son amour pour son paternel et ainsi le retarder jusqu'au retour de la conseillère, nous avons échappés au pire.

- Et donc ? poursuit la journaliste. Que dit le rapport ?

Un silence expectatif s'instaure entre les membres du groupe tandis que Valentin sort de sa poche son portable sur lequel sont stockées les photos. Il est le premier à parcourir le document qu'il lit à voix haute :

- Reka : présence d'une nette plaie ouverte de neuf centimètre de long, un demi de large et un centimètre de profondeur au niveau du cou, section de la carotide gauche. Ongles arrachés, irritation au niveau du cuir chevelu, nombreuses éraflures sur les mains et sur le visage.

Il inspire difficilement pour apaiser son trouble à lire ses lignes.

- Reconstruction des faits : il semblerait que Reka Davidoff ait tenté de fuir, mais qu'elle soit tombée. On l'aurait trainé sur le sol avant de l'attraper par les cheveux pour la redresser et lui trancher la gorge avec un objet bien aiguisé. La mort est due à l'hémorragie. Meurtre.
» Version officielle : suicide.

Devant la difficulté qu'il rencontre de nous retranscrire les mots du dossier, Jaz lui prend le téléphone des mains pour prendre la relève.

- Guillermo : plaie ouverte de six centimètres de long, un demi de large et deux centimètres de profondeur au niveau du cou, section de la carotide. Présence d'une deuxième blessure à l'arme blanche au niveau du foie. Trace de blessures défensives au niveau des poings et de lutte sur le visage. Choc traumatique à l'arrière du crâne.
» Reconstruction des faits : il semblerait que Guillermo Achenza ait lutté contre ses agresseurs. Au vu des blessures, ils devaient être à deux contre un. La victime a plusieurs fois frappé ses agresseurs, l'un de ces deux agresseurs l'a atteint de son poing au niveau de l'arcade sourcilière. Le choc l'a à demi assommé, permettant au complice de lui administrer un coup de couteau au foie avant de finalement lui trancher la gorge alors que la victime se défendait encore. Le traumatisme crânien est post-mortem. Cause de la mort : hémorragie. Meurtre.
» Version officielle : suicide.

Ce coup-ci, c'est un silence pesant et lourd d'émotion qui nous traverse ; chacun accueille la confirmation de nos soupçons plus difficilement que prévu. Pourtant, nous aurions dû être satisfaits de voir que nous avions raison, mais la réalité est bien autre, bien plus dure à accepter encore que la réfutation de nos hypothèses. En découvrant que nos suspicions étaient avérées, beaucoup de choses sont remises en cause. Pourquoi l'école nous a-t-elle menti ? Que nous cachent-t-ils d'autre ? Jusqu'à quel point sont-ils impliqués dans cette affaire ? Pouvons-nous leur faire confiance ? Et un dernier détail nous pose toujours problème : le rapport fait mention « d'agresseurs », mais il ne nous éclaire nullement sur leur identité... Un bref regard à mes camarades suffit à m'apprendre qu'ils se posent les mêmes questions. Plutôt que nous apporter des réponses, ce fichu document a éveillé encore plus d'interrogations.

- Il faut qu'on publie ce rapport, commente finalement la sœur de Leander.

- Non, nous ne pouvons pas, réplique Valentin. Crois-tu que Karen soit assez bête pour ne pas faire le lien entre sa parution et notre cinéma d'aujourd'hui ?

- Plus on reste discret sur ce que nous savons, poursuit Adam, plus nous avons de chance d'en découvrir davantage. Exposer aux yeux de tous nos découvertes ne rendra que plus méfiants les profs, ce qui nous compliquera beaucoup les choses.

- Mais c'est une information capitale ! proteste la grande blonde. Vous disiez vouloir rétablir la vérité, mais au final, vous la gardez pour vous !

Nous ne pouvons que nous taire devant ses accusations. Quelque part, elle a raison : nous avons entrepris ces recherches pour que la vérité soit connue de tous, mais nous refusons pourtant de leur transmettre ce que nous avons appris. Néanmoins, je suis d'accord avec Valentin et Adam : pour le moment, il est préférable de garder le secret.

- Non, Ania, intervient Leander en proie à un profond dilemme, ne publions pas encore cet article. Attendons d'avoir toutes les informations avant de vouloir écrire sur le sujet. Qu'est-ce qu'apporterait notre article à part un mouvement de colère voire de rébellion des élèves vis-à-vis des adultes ?

Son frère de notre côté, Ania se range finalement à notre avis bien qu'elle nous fasse promettre qu'elle pourra en parler bientôt dans le journal. 

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