#Chapitre 2

Des chuchotements me tirent de ma somnolence. La confusion n'aidant pas, je ne parviens pas à identifier les trois interlocuteurs. Une migraine lancinante m'empêche de réfléchir posément. J'émerge peu à peu, recouvrant lentement mes esprits. D'instinct, je reste immobile ; autant ne pas leur faire savoir pour tenter d'en savoir plus. Ainsi, je feins donc le profond sommeil afin d'écouter leur conversation.

-Je suis désolé, Monsieur, s'excuse une voix masculine qui semble encore jeune. Je n'ai rien pu faire. Dès qu'elle m'a aperçue, elle a paniqué et s'est enfuie. J'ai eu un mal fou à la retrouver. Et quand ça a été le cas, elle a encore tenté de partir mais elle s'est évanouie presque aussitôt.

- Cela n'a rien d'étonnant, confirme une femme sur un ton doux et apaisant. La pauvre petite n'a dû ni dormir ni manger depuis avant-hier, elle n'a fait que courir et au vu des récents événements, je comprends que son cerveau ait dit « stop ».

Un voile de tristesse s'abat sur mes épaules comme si mes souvenirs jusque-là sur pause n'attendaient que ces mots pour revenir à la charge. Les larmes me montent aux yeux mais les gardant fermés, elles ne coulent pas.

- Tu n'as pas à t'en vouloir Logan, répond un troisième homme, plus bourru et sans doute plus âgé que le premier. C'est moi qui m'y suis mal pris. Je pensais que Willow te reconnaîtrait mais c'est vrai que ça fait plus de trois ans que vous ne vous êtes pas vus. J'aurais dû la prévenir que je t'envoyais la chercher à la gare, avec une tenue particulière pour qu'elle n'ait pas le moindre doute sur tes intentions. Vas te reposer maintenant.

Des bruits de pas qui s'éloignent, le loquet d'une serrure qu'on enclenche puis le silence retombe. Je cherche dans ma tête qui est cette fameuse personne que j'étais censée reconnaître sans trouver de personnes correspondant à sa description. Logan. Ça ne me dit rien. Cela dit, si cela faisait trois ans que je ne l'avais plus revu, il a sûrement beaucoup changé...

- Elle a sacrément grandi depuis la dernière fois, commente la voix féminine. Elle devient une femme.

- Elle lui ressemble de plus en plus, surenchérit l'homme.

La note de tristesse dans sa remarque m'interpelle. Mon grand-père me disait très souvent que j'étais le parfait sosie de sa belle-fille. C'est alors que je comprends. L'homme à la voix bourrue n'est autre que mon père... J'ouvre aussitôt les yeux. Mon père – car j'avais raison – sursaute devant mon réveil soudain.

- Ça fait longtemps que t'es réveillée... ? m'interroge-t-il comme un reproche.

- Pas énormément, réponds-je en baillant. Juste assez pour me demander qui est ce Logan dont je suis supposée me rappeler.

- Il était stagiaire à l'époque mais aujourd'hui, c'est un de mes meilleurs éléments, m'apprend-il bien que ça ne m'aide pas. Tu l'as rencontré il y a trois ans à la réception où tu as disparu pour le nouvel an.

Je cherche désespérément dans ma tête. Une image d'un jeune homme d'environ mon âge actuel m'apparaît vaguement. Si c'est bien lui, nous avions à peine échangé deux mots avant que je ne m'échappe du bal pour passer le reste de la soirée tranquillement dans le jardin loin de tous ces gens.

- Et sinon, comment tu vas, ma belle ? intervient la femme.

Maintenant que je n'ai plus à garder les yeux clos, je me permets une petite observation. Pas très grande, elle doit avoir à peine plus de la trentaine. Ses cheveux auburn sont coupés dans un carré court plongeant ce qui fait ressortir ses yeux marrons. Elle me sourit chaleureusement pendant que mon cerveau m'intime que je la connais même si je ne m'en souviens plus.

- Ça va, assuré-je en dépit de ma fatigue et de mes violents maux de tête.

Je me sens si faible que si je posais les pieds par terre, je ne serais pas certaine de tenir debout.

Pas dupe pour un sou, mon interlocutrice, dont je peine à retrouver le nom, hausse un sourcil.

- Soit le docteur de l'hôtel fait des miracles, soit tu me racontes des bobards...

- Peut-être un peu des deux, répliqué-je en me redressant.

Prise d'un vertige, je sers mon crâne entre mes mains. Si je voulais lui faire croire que tout allait bien dans le meilleur des mondes, c'est loupé ! Sans un mot, elle remplit un verre d'eau qu'elle me tend en même temps qu'un cachet. Je l'avale avec reconnaissance, sous le regard distant de mon père, toujours silencieux. Comme il ne dit rien, je fais de même. De toute façon, je ne saurais même pas quoi lui dire. Nous sommes de parfaits étrangers l'un pour l'autre.

- Peux-tu me raconter une nouvelle fois tout ce qu'il s'est passé ? brise-t-il enfin le silence.

- Jon ! s'emporte la femme. Elle vient à peine de se réveiller ! Laisse-lui le temps de se remettre d'aplomb ! Maintenant qu'elle est en sécurité ici, rien ne presse.

Je note dans un coin de ma tête qu'elle emploie son prénom et le tutoie ce qui confirme mes soupçons sur le fait de lui avoir déjà parlé.

- Si elle a dit qu'elle allait bien, rétorque-t-il avec impatience, c'est qu'elle va bien ! Et donc qu'elle peut répondre à mes questions !

- C'est ta fille ! s'emporte-t-elle à son tour. Pas un banal client qui te demande d'assurer sa sécurité ! Si tu ne veux pas qu'elle te déteste, t'as intérêt à mieux te comporter !

Mon mal de tête s'amplifie face à leur excès de voix. Mon père s'apprête encore à lui répondre avec un geste d'humeur mais j'interviens avec colère :

- Vous êtes franchement obligés de vous crier dessus l'un l'autre ici ?! Papa pose-moi tes questions qu'on en finisse et après, j'aimerais dormir !

- Très bien, cède l'amie de mon père avant de quitter la pièce.

L'interrogatoire de mon père commence alors. J'essaie d'être la plus précise possible dans mon récit malgré les images que cela fait remonter. Etonnamment, je parle d'une voix calme, posée et si j'ai parfois les larmes aux yeux, mon débit n'est pas haché par des sanglots. Le regard froid de mon père me fixe intensément alors qu'il m'écoute avec attention. A plusieurs moments, il me demande de revenir sur certains détails, notamment sur la description de l'homme aux rangers mais je n'ai que peu d'éléments à lui rapporter.

- Si tu veux mon avis, m'explique-t-il ensuite, ils s'en sont pris à toi dans le seul but de m'atteindre moi...

- Et pourquoi veulent-ils s'en prendre à toi ?

- Parce que je représente une menace pour eux. Je suis dans le camp adverse au leur et je compte parmi les plus réputés en matière de sécurité, défense et attaque. Me faire tomber moi, c'est porter un coup important à notre alliance.

Une part de moi aurait fait une remarque quant à l'humilité de ses propos. Une autre sait que s'il le dit, c'est que ça a sa part de vrai... Un frisson me parcourt.

- Quelle alliance ?

- Je ne peux rien te dire pour le moment. Tu le sauras en temps et en heure, ne t'en fais pas.

Une colère sourde enfle en moi. J'ai échappé de justesse à un enlèvement, mon grand-père est mort et selon lui, ce n'est pas encore le moment de me mettre au courant de cette fichue alliance ?! Malgré mon énervement, je lui demande calmement :

- Et tu penses qu'ils vont essayer de nouveau ?

- Pas pour le moment. Tant que je suis là avec plusieurs de mes hommes dans un hôtel très fréquenté par les gens huppés de Marseille, ils ne tenteront rien. Et comme je t'ai déjà inscrite à l'Ecole des Neuf Muses et que là-bas aussi tu seras inatteignable, tu ne risques plus rien.

Je reste interloquée un moment face à la nouvelle. L'Ecole des Neuf Muses ? Sérieusement, c'est son nom ? Comme s'il devinait mes interrogations, il enchaîne :

- C'est un pensionnat au large de l'Irlande. Il dispose de toute la modernité nécessaire à ton confort, dispense bon nombre d'activités pour t'occuper et propose des cours à la hauteur de ton nom. Tu y passeras toute la fin d'année scolaire. J'ignore encore si je te prendrais pour les grandes vacances... Tu verras, tu t'y plairas. C'est là-bas qu'aussi bien Coralie, Logan et moi avons étudié.

Coralie ! Voilà le nom de la femme que je cherchais ! Coralie... Mais en l'occurrence, ce n'est pas vraiment le principal sujet de mes préoccupations.

- Tu comptes m'enfermer sur une île pendant un an ? synthétisé-je, dubitative. T'as de l'espoir...

- Willow, me réprimande-t-il. Tu n'es plus une enfant ; tu es donc capable de comprendre que c'est la meilleure option qui soit. Te garder avec moi serait impossible, habiter dans ma maison en Bretagne non plus, seule sur le bateau de ton grand-père est hors de question. Reste ce pensionnat. Et estime-toi heureuse, tu pourras toujours faire de la voile et voir la mer depuis l'île.

- Sur un certain périmètre, je suppose...

- Bien évidemment !

Je lève les yeux au ciel. Dans tous les cas, je n'ai visiblement pas le choix. Je hoche la tête en signe de reddition...

- Quand est-ce que j'y vais... ?

- Le temps d'enterrer ton grand-père... Dans deux semaines, tout au plus.

- Deux semaines ? Aussi tôt ?!

Il acquiesce. Je hausse les épaules en détournant le regard. Satisfait d'avoir aussi vite eu mon accord, il dépose un papier sur la table de nuit puis se lève pour quitter ma chambre. Sur le seuil, il se retourne vers moi.

- Quand tu te sentiras assez forte pour ça, je t'emmènerai faire les boutiques. Il te faudra des affaires pour l'école : vêtements, trousse de toilette, affaires scolaires... En attendant, j'ai demandé au service de l'hôtel de t'acheter quelques habits pour tenir un jour ou deux. Tu devrais les avoir à ton réveil.

Il hésite un instant, me lance un regard comme s'il cherchait la réponse à une question que j'ignore dans mes yeux et ajoute :

- L'ambassade italienne m'a contacté d'ailleurs. Il est impossible de récupérer tes affaires personnelles, elles ont brûlé avec le reste du bateau. Repose-toi maintenant.

Il sort de la pièce en éteignant la lumière. Cela dit, le lever du jour, bien qu'encore très léger, commence déjà à éclairer la pièce. Je fixe bêtement la porte un moment, surprise par le flot de paroles qu'il vient de m'adresser. Me ressaisissant, je me rallonge dans mon grand lit double. Le sommeil aux abonnés absents, je me tourne et retourne dans mes draps. Un bref coup d'œil au cadran de ma montre, décorée d'un planisphère stylisé dans le fond, m'apprend qu'il est bientôt sept heures. Comme je ne parviens pas à m'endormir, je me perds dans la contemplation de ma chambre d'hôtel. D'une décoration mi ancienne mi moderne, elle est dans les beiges et vert kaki toute de tapisserie, tissus et tapis. Le lit, central dans la pièce, est un meuble imposant. Un petit bureau qui paraît presque minuscule à côté orne un coin de la pièce avec une chaise de designer. Une armoire occupe l'angle opposé de son bois massif et sombre. Pour finir, un fauteuil se tient fasse à la baie vitrée donnant sur le balcon.

J'abandonne l'idée de dormir et m'avance sur le balcon, une robe de chambre glissée sur les épaules. Le vent glacé de mi-septembre m'accueille. Je resserre les pans de mon vêtement autour de moi pour me tenir le plus au chaud possible. C'est avec un profond sentiment de bien-être que je vois se dessiner les grandes étendues d'eau de la Méditerranée s'étendre devant moi. L'odeur iodé de la mer, le roulis envoûtant des vagues et le soleil levant sont pour moi comme un deuxième souffle.

Depuis toujours, j'ai été attirée par l'océan qui venait se fracasser contre la falaise en contre-bas de notre propriété de Bretagne, une grande villa luxueuse qui appartient à mon père. J'avais tout le confort dont j'avais besoin et pourtant, je passais le plus clair de mon temps dans le phare qui s'élevait tout en haut de la propriété. Lui aussi était la possession de mon père, autrefois acheté par mon grand-père, un amoureux de la mer lui aussi. Maman avait fini par y aménager une petite chambre que l'on se partageait quelques soirs. Chaque jour de tempête, il était impossible de me faire descendre de la pièce au sommet du phare. J'adorais voir la Manche se déchaînait. Et ma fascination pour l'eau inquiétait beaucoup ma mère : quand nous allions sur notre plage privée, elle ne pouvait me quitter des yeux sous peine de me retrouver dans l'eau même à l'époque où je ne savais pas nager. Mon grand-père a d'ailleurs été très vite contraint de m'apprendre autant pour ma sécurité que pour mon plaisir.

Malgré la mort de maman lors de ma onzième année, j'avais tout de même reçu la nouvelle de vivre sur le violier de mon grand-père comme une bénédiction. Même si ma mère me manque et que ma vie avec elle était superbe, celle que j'ai partagé avec mon grand-père à voguer entre deux eaux est pour moi incomparable : ça a été la meilleure période de ma vie. Mais aujourd'hui, cette période a pris fin. A partir d'aujourd'hui, je vais vivre emprisonnée sur une île.

Le lycée. Je n'y ai jamais mis les pieds. Même au collège d'ailleurs. Dès lors que j'ai foulé le pont de la Petit'Anick, le voilier de mon grand-père, j'ai dû suivre ma scolarité par le biais du CNED. Evidemment, vivre sur un bateau a quelques désavantages. Par exemple, au-delà de mon grand-père, je ne fréquentais personne. Je parlais occasionnellement avec des gens locaux au gré de nos arrêts aux quatre coins du globe mais ce n'était que pendant un temps. A la limite, il y avait Sarah : une lycéenne de Paris que ma prof du CNED avait mis en relation avec moi via Skype pour qu'elle m'aide. En réalité, son véritable but était que j'ai au moins une amie mais Sarah n'en était pas une. Très vite, nous avions compris qu'elle venait à nos rendez-vous en ligne seulement parce que cela lui permettait de se constituer un dossier en béton pour son école de droit réputé. Moi je venais pour ne pas totalement décrocher du monde commun. D'un accord tacite, nous disions l'une l'autre qu'elle m'aidait scolairement même si je n'en avais pas vraiment besoin. Je la battais largement en langues – du fait d'avoir autant voyagé, je parle maintenant couramment le français, l'anglais et l'espagnol et j'ai un niveau très correct en italien – ainsi qu'en histoire-géographie – pour les mêmes raisons : rien n'est mieux qu'apprendre en allant directement sur les lieux. Quant aux autres matières, je suis loin d'être mauvaise. Certainement pas excellente mais je m'en tirais sans mal.

Alors qu'est-ce que ça va donner dans ce nouveau lycée où le niveau est nettement plus élevé ? Comment vais-je m'en sortir avec les autres étudiants, moi qui n'ai jamais parlé à plus de cinq personnes ? Comment vais-je tenir le coup en étant emprisonnée sur la même île pendant deux ans... ? Vais-je m'y plaire, moi qui suis si nomade ? Autant de question auxquelles je ne peux répondre maintenant.

Incapable de rester immobile, je me munie d'un livre qui traînait sur le bureau. 

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