#Chapitre 18

Je cours à en perdre haleine. Je me tords les chevilles sur les racines des arbres qui pèsent sur moi de leur imposante stature. Ils se liguent contre moi, s'interposant sur mon passage, me frappant de leurs branches cinglantes. L'ululement d'une chouette sonne comme un signal d'alarme. La forêt m'oppresse. Au loin, un brasier éclaire la nuit noire, sans étoile. Mon salut. Inconsciemment, mes pas se dirigent vers lui.

Je fuis. Mais j'ignore ce que je fuis. Je l'entends qui me rattrape. Je redouble d'efforts toutefois cela ne suffit pas. Je n'arrive pas à courir. Mes pieds s'enlisent dans la terre meuble. Des larmes coulent sur mes joues alors que le désespoir s'empare de mon corps. Ereintée, je suis forcée de m'arrêter un court moment pour recouvrer mon souffle. Je me plie en deux sous la violence d'un point de côté. Un grognement suivi d'un aboiement me tétanise. Deux yeux jaunes me fixent d'un regard vif, menaçant. Je reprends aussitôt ma course.

Les grognements me poursuivent sur le chemin de la forêt sinueuse. Je trébuche dans les épineux qui me lassèrent bras et jambes. J'ignore la douleur et me remet sur mes pieds, fonçant dans l'obscurité vers la lumière mouvante du brasier qui me semble pourtant toujours aussi loin, comme si je n'avançais pas. Autour de moi, tout se ressemble, des arbres, des rochers et des buissons. Le battement frénétique de mon cœur s'intensifie en même temps que le chant des grillons devient assourdissant. Mes forces m'abandonnent. La bête aboie de nouveau, sûre de sa victoire. La cacophonie des insectes redouble encore, tel une huée d'excitation face au coup final. Je me bouche les oreilles pour y échapper. Mais au final, j'arrête de lutter : de toute façon, j'ai perdu... Je tombe à genoux.

Je ferme les yeux dans l'attente des crocs de ce monstre qui se planteront dans ma chair mais cela ne vient pas. Au contraire, au moment où mes genoux touchent le sol, le silence se fait, paisible. Le calme est bercé par le roulis des vagues. Désorientée, je lève les yeux à la recherche d'un point de repère, d'une explication à tout cela. Autour de moi, une immense plage s'étend à perte de vue. La lune se reflète sur l'eau qui danse doucement sous une brise légère. Le brasier m'apparaît enfin, flottant sur l'eau. Dans mon dos, les aboiements de la bête me parviennent encore mais de très loin. Un regard en arrière m'apprend qu'une pente raide nous sépare. Un loup immense au pelage hirsute tourne en rond à son sommet. Je suis maintenant en sécurité. Je me redresse. Une douce chaleur rassurante près de moi me provoque un frisson. Je me retourne violemment et plonge dans le regard bleu vert de cette femme que j'ai tant aimée. Ses cheveux roux, pareils aux miens, volent au vent. Je reste sans voix devant ce spectacle ; elle est magnifique. Un sourire bienveillant aux lèvres, ma mère effleure ma joue de ses doigts pour essuyer une larme.

- Mon trésor... Ne pleure pas. Tu peux te reposer, je suis là. Nous sommes tous là, avec toi...

A peine a-t-elle déclaré cela que mon grand-père apparaît à côté d'elle avec son habituel air espiègle. Il pose sa main sur mon épaule, en signe de réconfort. Le jappement joyeux d'une petite boule de poils qui se faufile entre mes jambes m'arrache un éclat de rire, en dépit de mes pleurs. Vivaldi, un chien bâtard que nous avions trouvé dans la rue avec maman puis adopté, me saute sur les cuisses pour quémander quelques caresses.

Dernière nous, le loup hurle brusquement. Apeuré, Vivaldi se réfugie aux pieds de ma mère.

Oh non, elle mérite de souffrir... nous parvient un murmure hargneux. Elle doit souffrir, elle le mérite ! Elle doit souffrir comme nous avons souffert par sa faute...

Ma mère se crispe aussitôt. Son regard durcit alors qu'elle cherche la source du chuchotement. Sur le sable fin, Guillermo et Reka avancent pas à pas. Du sang s'écoule de leur gorge jusqu'à tâcher leur t-shirt. Leur visage affiche un rictus de colère mais leurs yeux sont vides.

Tu nous as tués, poursuivent-ils d'une même voix d'outre-tombe. Tu aurais dû nous prévenir. Tu aurais dû parler des hommes en noir. Mais tu ne l'as pas fait. C'est de ta faute.

Ma famille s'interpose mais quelque chose a changé. La chevelure ardente de ma mère a perdu sa brillance, ses cheveux sont devenus ternes et tombent en touffe derrière elle. De la fumée s'échappe maintenant de mon grand-père alors que des brûlures apparaissent sur sa peau. Vivaldi marche gauchement en trainant ses pattes arrière comme lors de ses derniers mois.

Paniquée, je recule d'un pas. Puis d'un autre. Je tombe sur les fesses. Je recule en même temps que Guillermo et Reka s'approchent de moi. Leur accusation résonne en moi, il m'est impossible d'y échapper, je ne peux m'en défaire. Ma mère a bientôt perdu tous ses cheveux mais elle tient tête vaillamment aux deux élèves. Une odeur de chair brûlée émane de mon grand-père, remplit mes poumons. Je retiens un haut-le-cœur.

- Allez-vous-en ! crie ma mère. Elle n'y est pour rien, vous m'entendez ?!

- Oh si, elle est coupable. Au moins autant que celui qui tenait le couteau... Et comme si cela ne suffisait pas, elle les laisse salir notre mémoire. Elle nous a tués et elle doit payer. Que son destin soit funeste, que chaque inspiration lui rappelle ce qu'elle nous a fait.

A hauteur de ma famille, ils tendent leurs mainsglaciales vers eux. A peine leurs doigts rentrent en contact avec la peauexposée de ma mère et de mon grand-père que ceux-ci tombent à terre dans unrâle d'agonie. Le hurlement du loup s'ajoute à celui des membres de mafamille. Un cri d'horreur s'échappe demes lèvres alors que je reste tétanisée

Je me redresse en hurlant. La main sur mon cœur qui bat la chamade, j'essaie de faire rentrer une fine goulée d'air dans mes poumons. Ma tête pulse douloureusement. Je me recroqueville sur moi-même comme pour me protéger. Impossible de calmer mes pleurs incessants. Je n'arrive pas à respirer, je me sens perdre doucement conscience.

La porte de ma chambre s'ouvre en claquant. Malgré ma vision brouillée, Jaz m'apparaît, paniquée. Elle s'assoit sur mon lit et, avec douceur, me prend dans ses bras. Sans un mot, elle attend patiemment que mes sanglots s'apaisent d'eux-mêmes. Elle me caresse délicatement l'épaule pour m'aider à me calmer.

Au bout d'un moment, le flot de mes larmes s'est légèrement adouci. Perdue, je ressens un pressant besoin de me confier à elle. Alors dans un discours décousu, je lui dis tout ce que j'ai sur le cœur. Elle m'écoute attentivement pendant que je lui dis la vérité. Toute la vérité : le rêve, le mensonge de Karen, mon pressentiment sur les hommes en noirs, ma dispute avec mes coéquipiers... Ma méfiance coutumière me pousse néanmoins à garder secret mon propre passé.

- Je... commence-t-elle après que je me suis tue. Je ne sais pas quoi te répondre, Will. Adam et Valentin nous ont tout racontés et nous ne croyons pas non plus à la version de Karen. Toutefois, ils ont raison ; Karen et Rosario doivent avoir de bonnes raisons pour avoir menti. Et remettre en cause son autorité maintenant ne servirait à rien dans l'état actuel des choses.

Elle se tait un moment, puis finalement déclare :

- Je demanderai à Adrían s'il n'est au courant de rien, si tu veux.

- Pourquoi Adrían ? interrogé-je.

- Il est le Président des Neuf Muses, m'explique-t-elle. S'il y a un élève qui est au courant de ce qu'il se trame à la direction, c'est lui.

- Le Président ?

Elle ricane devant mon ignorance.

- Oui, le Président. Chaque année, les élèves élisent leur chef d'école qui doit obligatoirement être approuvé par la direction. Celui-ci est chargé d'organiser les différents événements, participe aux conseils d'administration, gère l'internat et les activités extra-scolaires, il établit ses ministres pour l'aider dans plusieurs domaines... C'est le premier en relation directe avec le directeur et détient une autorité semblable à celle de Karen. D'ailleurs, les prochaines élections auront lieux fin novembre. Valentin et Liam prévoient de s'y présenter.

- Tu penses que ça marchera pour eux ?

Elle réfléchit un instant avant de me répondre :

- J'ignore qui va se présenter contre lui mais Vava est apprécié dans toute l'école, il a l'appui d'Adrían, et c'est un garçon sérieux et intelligent. Quant à Liam, il est habitué à tout ça. Son père est le premier ministre d'Angleterre. Il possède une éloquence innée. Il est fait pour devenir un homme politique, c'est certain. Tout dépendra de leur programme et de celui de leurs concurrents... Mais à la fin, un seul se fera élire.

Nous discutons ainsi un long moment. Jaz fait l'essentiel de la conversation comme si elle s'efforçait de me distraire. Elle se confie à moi avec une facilité déconcertante, abordant toute sorte de sujet sans timidité. Doucement, quelques rayons du soleil apparaissent à ma fenêtre. Finalement, au bout de plusieurs heures à papoter, elle s'extirpe de sous ma couette pour se préparer. C'est alors qu'un détail m'interpelle :

- Tu es déjà habillée ?

Elle regarde par réflexe son corps comme pour vérifier mes dires avant de m'expliquer avec empressement :

- J'étais censée retrouver Adrían cette nuit, c'est pour ça.

- Ah... émets-je, sceptique, désolée de t'avoir retenue.

Elle m'offre un large sourire.

- Ne t'inquiète pas, je suis sûre qu'il comprendra.

Rassurée, je hoche la tête avant de sortir à mon tour du lit. J'attrape dans mon armoire une chemise à carreaux et un jean noir que je me dépêche d'enfiler. Alors que je suis en train de chausser mes Converses, Jaz jette à mes pieds une paire de bottines à talons. Je lève la tête pour l'interroger sur ce geste.

- Tu devrais essayer avec ça, me conseille-t-elle avec un clin d'œil. Tes Converses sont très jolies mais... un peu usées.

J'observe attentivement les chaussures. Toute de daim marron, elles sont fines et légèrement réhaussées par le talon épais. Après avoir vérifié la pointure, je glisse mes pieds dedans. Je tourne sur moi-même et fais quelques pas un peu gauches pour jauger leur confort. Etonnement, elles sont plutôt agréables mais je ne suis malgré tout pas à l'aise. Je n'ai jamais porté de chaussures à talons, les plus hautes ne devant pas dépasser deux centimètres. Je me retourne vers Jaz dont le nez est plissé.

- Bon, commence-t-elle avec un effort évident de diplomatie, je propose que tu gardes tes Converses pour aujourd'hui et un de ces quatre, je t'apprends à marcher avec. Qu'est-ce que tu en penses ?

A la fois déçue et soulagée, je me range à son avis. Je me dépêche donc de finir de me préparer. Une fois prête, nous empruntons le chemin jusqu'au réfectoire. Au croisement qui mène à la bibliothèque, je dévie, déterminée à achever mon commentaire d'I Promessi Sposi avant mon cours d'Italien.

Au comptoir, je prends le temps de saluer Paul qui travaille déjà sur un inventaire. Je me dirige ensuite vers la section italien où je déniche une analyse de l'œuvre. Je m'installe à une table pour terminer mon devoir.

A cette heure, la bibliothèque est presque totalement vide. Seuls une petite dizaine d'élèves sont déjà en train d'étudier pendant que la plupart déjeunent tranquillement au Patio. Peu concentrée sur mon devoir, j'observe un instant les jeunes qui occupent la grande pièce quand je remarque une tête bien particulière : Rosario. Je me mords les lèvres, hésitante. Ma curiosité me pousse à lui demander des explications mais je ne peux m'empêcher de penser que ces derniers jours ont été assez durs ainsi, sans que j'en rajoute. Indécise, je le fixe du regard en quête d'un signe qui faciliterait ma décision. C'est alors qu'il relève la tête, sentant le poids de mon regard sur lui. Il m'offre un faible sourire poli avant de détourner son attention de moi, comme pour m'éviter. Toutefois, son attitude distante et gênée suffit à me convaincre de me lever pour me joindre à sa table.

- Will ! m'accueille-t-il avec un entrain trop exagéré pour être naturel tandis que je m'assois en face de lui. Comment vas-tu ?

- C'est plutôt à toi qu'il faudrait poser la question, répliqué-je poliment.

Ses yeux s'assombrissent légèrement mais cela ne lui fait pas perdre pour autant son masque de gaieté.

- On fait aller, me répond-il platement. Tout le monde se montre très gentil avec moi alors ça aide à tenir le coup.

J'acquiesce. Evidemment, je me doute qu'il va plus mal que ce qu'il n'accepte de dire mais je respecte son silence. Je le comprends mieux que quiconque, moi-même je n'ai pas encore trouvé le courage de me confier pleinement à qui que ce soit.

Il se replonge sur son livre de géographie comme pour mettre un terme à notre conversation. Néanmoins, quelque chose dans son comportement me retient. Je sens qu'il ne veut pas me parler mais cela ne fait que me conforter dans mes soupçons. Je suis certaine qu'il connaît parfaitement la vérité sur ce qu'il s'est passé et que celle-ci ne correspond pas du tout à ce que nous a raconté Karen. Alors, malgré ma conscience qui me recommande de le laisser tranquille, la question qui me brûlait les lèvres s'échappe de ma bouche :

- Qui étaient ces hommes en noir dont tu nous as parlés avec Adam dans les bois ?

Il se fige instantanément. Avec un contrôle certain de ses émotions, il feint tout de même l'ignorance :

- Les hommes en noir ? répète-t-il avec un faux ton d'incompréhension.

- Oui, affirmé-je. Quand nous vous avons trouvés, tu nous as dit que des « hommes en noir vous avez attaqués par surprise ». Pourtant, cela ne colle pas trop avec ce que nous a raconté Karen...

Il tressaille imperceptiblement. Je ressens son stress tandis qu'il s'empresse de rassembler ses affaires pour partir. Toutefois, tout en faisant cela, il se justifie avec une nonchalance empruntée :

- Tu sais Will, quand j'ai dit ça, j'étais complétement à l'ouest, je n'avais pas toute ma tête. Je nageais en plein délire. Il ne fallait pas prêter attention à ce que je disais...

Il glisse son sac sur son épaule avant d'ajouter :

- Maintenant si tu veux bien, je vais aller grignoter un petit truc au réfectoire avant le début des cours.

Sur ces mots, il s'empresse de partir. En plein dilemme avec moi-même, je le regarde s'éloigner. Au dernier moment, je le retiens :

- Je suis persuadée que Karen et toi mentez sur les événements. Je suis certaine que tu n'étais pas sous l'emprise de la folie quand tu as évoqué les hommes en noir. Je sais qu'il se passe quelque chose et que, pour une raison qui m'échappe, vous ne voulez pas que les autres soient au courant.

Toujours dos à moi, il part d'un grand rire rempli de colère. Finalement, il se retourne vers moi pour parcourir la distance qui nous sépare d'un pas furieux.

- Parce que tu crois tout savoir peut-être, Willow ? Tu débarques ici comme une touriste et tu te permets de tout remettre en cause ? Tu ne sais même pas de quoi tu parles alors arrête ton char et mêles-toi de ce qui te regarde. Tu es pire qu'une vipère...

Je reste de marbre face à sa remarque. Ses yeux sont de glace mais je ne me laisse pas démonter. Toutefois, je ne réplique pas davantage. Le provoquer ne m'apporterait rien. L'incident clos, il se détourne de moi et disparaît de la bibliothèque. Je m'appuie contre la table pour réfléchir à un nouveau plan B lorsque la voix de Mathias me fait sursauter :

- Sacrée dispute... Mais ne te laisse pas abattre Will. Tu as raison ; tout n'est pas clair dans cette histoire...   


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top