Chapitre 8

— Comment elle va ? me demande timidement Jaz depuis l'embrasure de la salle de bain. Et Logan, Adam et Lou ?

Affalée sur mon lit, encore habillée, je soupire profondément. La nuit a été affreuse et j'aurais aimé qu'elle se termine pour de bon, d'un repos bien mérité. Enfin... j'aurais sûrement mal dormi de toute façon donc autant rassurer Jaz qui a elle aussi veillé toute la nuit. Ainsi, je lui rapporte le diagnostic d'Amanda, la découverte de la grossesse et l'état dévasté dans lequel nous avons laissé Logan et sa famille. Pendant mon bref résumé, Jaz vient s'asseoir sur le lit à côté de moi pour me caresser les cheveux, apaisante.

— Rude soirée, conclut-elle mollement. J'ose même pas imaginer ce que doit ressentir Logan.

Ses mains continuent distraitement leur mouvement réconfortant dans mes boucles rousses alors que je confirme d'un geste de la tête. Il doit être en plein cauchemar. Mais Adam se trouve avec lui, pour le soutenir, comme le reste de sa famille. Logan est fort. Passé le choc, il se remettra debout et fera tout pour aider Victoire et le bébé, j'en suis certaine. Sa famille passe avant tout, avant lui. Il se battra pour eux. Et nous serons tous avec lui.

Nous restons ainsi un moment avant que Jaz ne se relève. Elle quitte ma chambre après m'avoir recommandé d'essayer de dormir un peu. Puisant dans mes dernières forces, je me glisse sous le jet d'eau brulante comme pour effacer cette lourde journée de ma peau. Ce n'est qu'au sortir de la douche que je m'aperçois avoir oublié mon pyjama dans ma chambre. Enroulée d'une serviette propre et incroyablement douce, je pars en quête de mes vêtements de nuit quand je m'arrête net dans mon élan. Mon drap de bain étroitement serré contre moi, les bras collés contre mon torse, je croise le regard emplit d'une tristesse infinie d'Adam, assis dans mon fauteuil club. Etrangement, la lumière qui se reflète dans ses yeux humides fait briller l'éclat pénétrant de ses iris métalliques. Magnétique, je ne parviens pas à me détacher de la profondeur de son regard, à cet instant. Le moment s'éternise sans que ni l'un ni l'autre n'ose l'interrompre. Ses joues se pare d'une très légère teinte pivoine.

Attendez... Adam rougit ?!

C'est alors que l'indécence de ma tenue me revient en mémoire. Paniquée, je brise notre contact visuel, cherchant frénétiquement des yeux mon pyjama, tandis que le sang afflue dans mes joues pour les colorer du rouge le plus prononcé que j'ai dû arborer depuis le début de mon existence. Dans une vaine tentative pour masquer ma gêne, je lui lâche :

— Euh, qu'est-ce que tu fais là ?

Ma voix part dans les aigus, tout sauf naturelle et détachée. Ridicule, ma pauvre fille.

Visiblement aussi mal-à-l'aise que moi, Adam se détourne enfin.

— J'arrivais pas à dormir et j'ai pensé que toi non plus alors...

Je profite qu'il regarde ailleurs pour sauter sur mon pyjama avant de revenir aussi vite à ma place, renversant une pile de livre au passage qui s'écroule par terre. Devant le haussement de sourcil que suscite mon étrange comportement, je ne trouve rien de mieux à faire que de sourire bêtement. Ou étrangement, selon les interprétations... qui plonge encore davantage Adam dans la perplexité.

— Tu sais quoi ? va te changer, je t'attends, finit-il par ordonner, un faible sourire amusé sur le visage.

Je m'empresse d'obtempérer, remerciant le ciel d'avoir opté pour une tenue de nuit plutôt sobre composé d'un simple short et d'un débardeur bleu marine à la place de la nuisette translucide que me conseillait Coralie. Je me passe un rapide coup de brosse afin d'enlever les quelques nœuds qu'a occasionné cette intense journée. Un bref regard dans le miroir pour m'assurer que mes joues ne comportent plus la moindre trace de rougeur derrière mes taches de rousseur, et je regagne ma chambre pour découvrir Adam en train d'observer l'étagère sur laquelle j'entrepose chacun des origamis qu'il a pu m'offrir. Les messages n'avaient souvent aucune importance mais je n'aimais pas l'idée de les jeter alors qu'il s'est donné la peine de leur donner forme.

— Tu les as gardés ? s'étonne-t-il sans la moindre moquerie perçant dans sa voix.

Le sang remontant aussitôt dans mes joues, j'acquiesce timidement.

— Tous ? insiste-t-il.

Nouveau hochement de tête.

— Mais l'aigle s'est déchiré au niveau de l'aile, crus-je bon d'ajouter d'une voix piteuse.

Comme pour vérifier, il se saisit de l'origami en question dont l'aile pend mollement au lieu de se dresser glorieusement. Il le glisse dans la poche de sa veste.

— C'est une chance que tu ne fermes jamais ta fenêtre, initie-t-il la conversation, j'aurais pu attendre longtemps sur le rebord que tu m'ouvres...

— Tu es passé par les toits ?

La question m'échappe alors que c'est l'évidence même. Quelle nouille ! Mais cela a le mérite d'arracher un nouveau sourire à mon coéquipier.

— Tu sais, j'ai le vertige et j'aime pas escalader la façade mais c'est pas la première fois que je le fais... Mais j'admets préférer quand c'est toi qui te glisses dans ma chambre.

Il détourne la tête à cet aveu, toujours aussi peu à l'aise lorsqu'il reconnait une faiblesse. Mais j'apprécie qu'il se montre de plus en plus sincère et suffisamment en confiance pour se révéler à moi dans toute sa vulnérabilité.

— La prochaine fois, texte-moi et je viendrai, promets-je.

Le silence retombe tandis qu'il poursuit son inspection, me faisant amèrement regretter de ne pas avoir rangé ma chambre hier. Mon bureau, à moitié enseveli sous des partitions et mon matériel d'enregistrement, laisse à peine entrevoir la planche de pin clair qui sert d'espace de travail. L'étui partiellement fermé de mon violon repose sur ma chaise, sur laquelle est également suspendue un gilet. Les livres que j'ai fait tomber tout à l'heure ont rejoint un certain nombre de leurs confrères éventrés sur le tapis à côté d'une Converse renversé, l'autre probablement disparue sous le lit. Mes cours s'entassent n'importe comment sur la vieille male de mon grand-père et mon lit donne l'impression d'avoir été le décor d'une guerre sans merci. Toutefois, Adam s'abstient du moindre commentaire.

— Comment va Logan ? interrogé-je finalement, ne supportant plus ce long silence.

Il hausse les épaules.

— C'est pas la joie mais il tient le coup. Amanda lui a fourni un somnifère pour la nuit et ton père lui a accordé trois jours de repos avec possible rallongement. Il a demandé qu'on le laisse seul, c'est pour ça que je suis là...

Il étudie rapidement les quelques titres qui occupent encore les étagères de ma bibliothèque.

— Je sais pas comment il fait. Je viens d'apprendre dans la même soirée que ma belle-sœur avait été victime d'une tentative de meurtre, que j'allais peut-être être tonton ou peut-être pas, si le bébé ne survit pas, je suis bouleversé et pourtant, je ne suis que le tonton !

Prise d'un élan d'empathie, je le prends dans mes bras. D'abord surpris, il se laisse emporter par l'étreinte et niche sa tête contre mon épaule, lessivé et abattu. Il me serre longuement contre lui avant de s'éloigner. Je devine sans mal qu'il a besoin de parler de tout ce qu'il s'est passé alors je le laisse s'allonger sur mon lit, les mains sur le visage, en quête de ses mots pendant que je prends place à ses côtés.

— Nos parents pensent qu'il retrouvera vite du poil de la bête, quand on l'a laissé, il donnait déjà l'impression d'avoir retrouvé toute sa lucidité et son calme. Mais je le connais mieux que personne. Il va être consumé de culpabilité et je ne sais même pas comment l'aider !

Je me tourne sur le côté pour lui faire face, la tête sur mes mains jointes.

— En lui rappelant qu'il n'est pour rien dans tout ça, affirmé-je mais il secoue la tête.

— Il a lourdement insisté pour que Vic accepte une protection rapprochée. Elle a refusé, il a cédé alors qu'il savait qu'elle était lourdement menacée. Puis je crois pas que Logan ait réalisé mais je crois qu'Octavius était au courant pour la grossesse, que c'est ce qu'il sous-entendait par « plus à perdre que tu ne le penses », alors même qu'aucun de nous ne le savait !

Il soupire.

— Une idée de pourquoi Victoire ne vous a rien dit ?

Il laisse retomber ses coudes autour de son visage.

— Plus qu'une idée même, souffle-t-il, amer. Logan ne voulait pas d'enfant, pas maintenant. Entre son métier dangereux et le contexte actuel, il s'y opposait catégoriquement. Il sait qu'il peut mourir n'importe quand en tentant de protéger quelqu'un et il sait à quel point Victoire a souffert d'être orpheline. Il ne souhaite pas que son enfant vive sans père, ce que je comprends parfaitement. Sous oublier qu'Octavius menace de s'en prendre à ses proches. Pour le moment, ça concerne principalement Victoire et moi mais si un enfant rentre dans l'équation ? Il deviendra sa première cible. Or, tu connais les élans surprotecteurs de Logan...

— Tu parles de ceux que vous avez en commun ? ne puis-je m'empêcher de le taquiner, ce qui lui arrache un sourire.

— Ouais, ceux-là, marmonne-t-il faussement blasé. Il a déjà du mal à se faire à l'idée qu'on puisse, et volontairement, courir un danger toi, moi, Victoire et tous les autres, je te laisse imaginer dans quel état il serait s'il ne parvenait pas à protéger son fils ou sa fille.

Je hoche la tête. Nul doute que « dévasté » serait encore trop faible pour décrire l'état dans lequel la perte de son enfant le plongerait. Et le pire, c'est que cela doit déjà s'appliquer dans le cas présent.

— Bref, il voulait pas d'enfant exactement pour éviter ce qu'il vient de se passer, confirme Adam. Je suppose que Victoire ne s'attendait pas à avoir un bébé maintenant, au départ, mais elle a toujours voulu être mère. Elle a dû avoir peur d'en parler à Logan par la suite et voilà comment il se retrouve à l'apprendre ! Et je te parie qu'il va culpabiliser pour ça aussi.

Une pointe d'amertume transparaît dans sa voix, dictée par la seule inquiétude pour son frère.

— Il va à tous les coups se dire que tout est sa faute, que s'il n'avait pas été aussi obtus vis-à-vis de cette histoire de gamin, Vic n'aurait pas été aussi malheureuse et aurait partagé avec lui la nouvelle, qu'ils auraient alors pu adapter la situation pour les mettre en sécurité, le bébé et elle... Il a eu droit au combo maximal des idées noires possibles et imaginables en une nuit.

— Mais vous êtes là, toi, Lou, tes parents, Charline, Charlotte, mon père... pour l'aider à surmonter tout ça. Et c'est déjà énorme. Dans quelques heures, Victoire se réveillera et la situation paraîtra déjà un petit peu moins sombre, tu verras.

Il roule sur le côté pour me faire face à son tour, en parfaite symétrie. Nos regards replongent l'un dans l'autre, magnétiques. Un discret sourire point sur ses lèvres.

— Merci, Will.

Je hausse les épaules, désinvolte.

— On forme une équipe, non ?

Il acquiesce faiblement, terrassé par la fatigue. Nous discutons encore un moment, de sujets plus légers pour lui faire penser à autre chose. Peu à peu, ses réponses se font plus espacées et davantage grommelées que parlées. Au bout d'une heure, ses traits se détendent enfin tandis qu'il s'endort. Un bref coup d'œil à mon réveil m'indique qu'il est quatre heures passées. Dans moins d'une demi-heure, l'alarme se déclenchera pour que je me prépare avant d'aller effectuer mon heure de colle journalière. Pas le temps de me reposer. Doucement, je me relève, modifie l'heure de l'alarme pour neuf heures, le premier cours de mon coéquipier étant à dix, avant de silencieusement me préparer. Avant de partir, je griffonne un rapide message pour mon bel endormi.

« Je suis partie pour mon heure de colle. Je te laisse les clés, me les perds pas et pense à fermer en partant. Comme t'auras sûrement raté le petit déjeuner au réfectoire, t'as des gâteaux dans le tiroir de ma table de nuit. A tout à l'heure, Will »

Ceci fait, je me saisis de mon manteau avant de me glisser discrètement dans le couloir. Dehors, un ciel encore noir m'accueille. Un vent frais secoue ma queue de cheval tandis que j'avance sur le sentier faiblement éclairé grâce aux spots lumineux disposés tous les cinq mètres. Sans m'encombrer de faire la queue avec les autres étudiants collés attendant de connaître leur affectation, je me dirige directement vers l'entrepôt de l'aérodrome. Comme je l'escomptais, Harold a atterri il y a peu seulement. Occupé à décharger ce que je présume être le matériel médical dont parlait Amanda de l'hélicoptère, il me faut n'être qu'à quelques pas de lui pour qu'il me remarque.

— Ouh là, j'en connais une qui n'a pas fermé l'œil de la nuit. Tu fais encore plus peur à voir que d'habitude ! lance-t-il en guise de salutation.

— Faut qu'on charge ça dans la Jeep pour l'amener à l'infirmerie ? deviné-je.

— Bien vu ! mais sois précautionneuse, ça m'a pas l'air hyper costaud comme truc.

Comme une équipe bien rodée par un nombre incalculable de corvées effectuées ensemble chaque matin – je passe la totalité de mes heures de colle au dur labeur avec lui depuis que De Clermont a compris que cuisiner n'avait, pour moi, rien d'une corvée –, nous transférons rapidement les trois cartons dans le 4x4 avant de nous mettre en route pour l'infirmerie. Après avoir ouvert une porte de secours pour réduire le chemin à parcourir encombrés de notre lourde cargaison, nous répétons l'opération sous la supervision d'Amanda. Les choses se corsent à l'étape du montage mais nous finissons notre labeur juste avant que ne sonne l'heure de ma libération.

Alors que je prends la poudre d'escampette pour mon moment préféré de la matinée – le petit déjeuner –, Amanda m'arrête dans un couloir.

— Will, tu veux que je te fasse une absence pour aujourd'hui ? Je devine clairement que tu as veillé toute la nuit et avec tes problèmes récurrents de sommeil, je ne voudrais pas que tu me fasses un malaise en classe.

— Tout va bien, pas besoin, affirmé-je. Je ne peux pas me permettre une absence, vous le savez très bien et puis j'ai pas une grosse journée. J'irai faire une sieste sur mon heure de libre après manger, c'est promis.

Elle hausse un sourcil dubitatif, les mains sur les hanches, autoritaire. Je m'empresse de déguerpir avant qu'elle ne pose la question fatidique. Qui ne tarde pas à venir.

— Tu prends les somnifères que je t'ai donnés au moins ?

— Je le ferai quand j'en aurais vraiment besoin, promets-je une nouvelle fois depuis le milieu du couloir.

— Will ! crie-t-elle à son tour tandis que je m'éloigne, tu es certes ma patiente préférée la plus régulière, mais j'aimerais bien te voir un peu moins !

Sa remarque m'arrache un éclat de rire. Selon Amanda, j'ai le record de visites à l'infirmerie depuis que je suis arrivée ici, ses patients aux traitements permanents mis à part, et jamais pour des broutilles. Si c'est devenu un sujet de plaisanterie entre nous, il n'en reste pas moins que l'infirmière en chef s'inquiète beaucoup – trop – pour moi.

— Je tâcherai de m'en souvenir ! A très vite ! la nargué-je.

— Ah les gamins, je vous jure... l'entends-je soupirer pendant qu'elle regagne l'infirmerie. 

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