Chapitre 7
Le cœur battant, je me précipite dans l'aile médicale du vieux bâtiment. Les grandes fenêtres laissent passer le faible éclat des derniers rayons de soleil tandis que le bruit de mes talons sur le carrelage résonne à travers l'étincelant couloir blanc et or. Fichus talons ! Je me demande bien comment Jaz arrive à courir avec ! Mais selon cette même meilleure amie, mes vieilles Converses couleur lie de vin délavé font tache avec mon nouveau style plus « féminin ». Alors certes, cela fait un moment que je n'ai plus entendu personne m'appeler « la Poissonnière », il n'en reste pas moins que mes Converses s'avèrent bien plus pratiques pour piquer un sprint ! Après un virage serré, je manque de renverser une infirmière dans ma course, m'obligeant à ralentir. Je traverse le deuxième corridor avant de découvrir une foule amassée devant l'entrée de l'infirmerie. Je reconnais sans mal, au centre, négligemment appuyé contre un rebord de fenêtre, Logan, le visage abattu. Sa jambe tressaute inconsciemment, signe évident de son angoisse tandis qu'il cherche quoi faire de ses mains avant de banalement croiser les bras pour se tenir tranquille. De part et d'autre de lui, Louise et sa mère tentent de l'apaiser, la tête posée sur son épaule pour l'une, en lui caressant le bras pour l'autre. Adam se tient près de son père, face à eux, le visage tout aussi tendu, mais je devine au faible sourire de mon coéquipier qu'il essaie de rassurer son frère en se montrant serein. Charline est également présente, bien que plus effacée. Elle se triture nerveusement une mèche mi-rose mi-violette, les yeux posés sur Logan. A l'opposé, Charlotte joue distraitement avec un chouchou. Seul Adrien manque à l'appel.
Légèrement en retrait, mon père se tient droit comme I, visiblement mal-à-l'aise de se trouver là, mais désireux d'y rester pourtant, afin de soutenir son protégé. Ce dernier, sûrement agacé de sentir les regards accablés de ses proches, se dégage de l'étreinte familiale pour faire les cent pas. Mon cœur se serre face à cet horrible spectacle, lui d'habitude si stoïque et confiant, rongé par l'angoisse...
— Y a aucun doute possible ! s'emporte Logan, s'adressant visiblement à mon père. Tu as lu la lettre ! Il est forcément derrière tout ça !
Il désigne avec fureur la porte de l'infirmerie avant de se remettre à traverser la pièce en de puissantes enjambées, les poings serrés.
— Je n'exclus en rien cette possibilité, loin de là, tente mon père avec calme. Je te demande simplement de te calmer et d'attendre. J'ai envoyé Gaby et Nikola inspecter la voiture, tant que nous n'avons pas leur rapport, rien ne sert de s'enflammer. De plus, même si je suis autant convaincu que toi qu'il ne s'agit pas d'un accident, Victoire aura besoin d'un mari fort et stable pour l'aider à se remettre, pas d'un fou furieux emplit de vengeance !
L'intéressé pousse un soupire à fendre l'âme tandis que les Lombardo foudroient mon père du regard. Il pourrait y aller avec des pincettes, tout de même. Cela dit, je note que le ton sans appel de mon géniteur a eu son effet. Logan semble se calmer même si la tension qui l'habite reste palpable. Il retourne contre son mur, le visage défait, les bras croisés contre sa poitrine.
— Qu'est-ce qu'il voulait dire, selon toi, quand il parle de perdre « davantage que je ne le crois » ? demande-t-il d'une voix morte.
Les épaules de mon père s'affaissent.
— Je ne sais pas... Maudit soit Octavius avec ses fichus messages codés !
Je n'avais jamais entendu mon père pester de la sorte. Même s'il s'efforce de rester stoïque, l'événement semble l'atteindre lui aussi. En même temps, Logan est son bras droit, son protégé et Victoire a passé plusieurs mois au sein de Santiago Security. J'imagine qu'il doit avoir beaucoup d'affection pour le jeune couple.
— Ça peut vouloir tout et rien dire. Il cherche à nous faire peur, il amplifie les choses pour y parvenir. Si tu perds Victoire – ce qui n'arrivera pas, ajoute-t-il avec précipitation sous le regard glacial que lui adresse Diane – tu perdrais également ton futur foyer, ta future vie de famille, une grosse partie de ta vie.
Logan hoche la tête, peu convaincu par l'explication. Je dois admettre qu'elle ne tient pas vraiment la route. Octavius frappe toujours là où ça fait mal, et avec précision. La signification que donne mon père au message est bien trop vague pour être avérée.
— Tiens ! salut Will, m'accueille la douce voix de Lou pendant que je m'approche doucement.
Huit visages se tournent d'un même mouvement vers moi. Je croise le regard plus bleu que gris de Logan. Soudain intimidée, je danse d'un pied sur l'autre, cherchant quoi dire.
— Je, euh, j'ai appris la nouvelle... je tenais à être là, sont les seuls mots qui franchissent mes lèvres.
Que lui dire d'autre ? Dois-je lui dire que je suis désolée ? Que je suis de tout cœur avec lui ? Tout ça me semble bien maladroit...
— Merci, Will, ma rassure Logan avec un faible sourire, ça me touche que tu sois là.
Soulagée, je me glisse à l'extrémité du groupe. Adam m'adresse un bref hochement de tête reconnaissant tandis que Charline se déplace pour venir à mes côtés.
— C'est bien que tu sois venue, m'assure-t-elle dans un chuchotement. Même si tu n'en as pas l'impression, ça leur fait du bien, à l'un comme à l'autre, de te savoir là avec nous.
Elle désigne vaguement les deux frères de la main, tous deux profondément plongés dans leurs pensées. Je n'ai guère eu le temps de véritablement connaitre la famille Lombardo, mais il ne fait aucun doute qu'Adam et Louise adorent Victoire et la considèrent sans mal comme leur propre sœur. A vrai dire, seuls Diane et Adrien n'apprécient que peu la jeune journaliste, à cause de son origine sociale et son attitude affirmée et peu conventionnelle. Peut-être est-ce la raison de l'absence de l'ainé de la fratrie.
Charline secoue la tête à ma question.
— Adrien et ses priorités... souffle-t-elle avec dédain. Il a préféré rester travailler dans sa banque suisse plutôt que de venir soutenir son frère. Selon lui, sa présence ici n'aurait servi à rien, Logan n'en aurait tiré aucun réconfort. Son égoïsme et sa connerie me dépassent...
Certes.
Je m'enquiers discrètement de l'état de la patiente. Triturant distraitement ses cheveux flashy, l'amie de la famille m'apprend qu'ils ne savent pas grand-chose. Seulement qu'on a administré à Victoire des soins d'urgence dans à l'hôpital d'Inverness puis une fois son état stabilisé, elle a été transférée aux Neuf Muses. Amanda leur a dit de ne pas s'inquiéter et qu'ils auront des nouvelles rapidement, mais ils attendent depuis le début de la matinée sans rien apprendre de nouveau, augmentant les angoisses de chacun.
Dehors, le soleil a disparu pour laisser place à une nuit sombre et sans étoile. Aucune trace d'élèves sur les pelouses désertes qui entourent le bâtiment scolaire. Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'ils sont sûrement tous en train de manger au Patio. Les minutes s'égrènent, puis des heures. Vers vingt-deux heures, l'estomac de Lou émet un grognement, vite rejoint pas celui de sa mère. Charline et moi nous proposons pour aller chercher quelques collations.
Dans les cuisines, un plateau de sandwichs nous attend, au nombre de neuf, précisément. Karen a dû prévenir Maurice. Nous retournons dans l'aile médicale. Chacun grignote son maigre repas à l'exception de Logan en dépit des encouragements de son père.
Bientôt, le repas se termine. L'attente devient interminable et joue avec nos nerfs. Charlotte bâille, ce qui déclenche une réaction en chaine. Diane tente bien de nous convaincre, Adam, Louise, Charline, Charlotte et moi, d'aller nous coucher, mais nous refusons tous sans même nous concerter. Les aiguilles enchaînent les tours, encore et encore, de leur tic-tac entêtant, parfois perturbé par quelques conversations murmurées du bout des lèvres.
Ce n'est que vers deux heures du matin que les portes de l'infirmerie se rouvrent. Comme un signal, nous nous redressons tous, tels des ressorts, pour écouter ce qu'Amanda s'apprête à nous annoncer. Cette dernière, sa tresse échevelée passée sur le côté, esquisse un pas en arrière face à cet assaut avant de se laisser aller à un petit sourire.
— Bah dis donc ! Je ne m'attendais pas à trouver autant de monde à cette heure-ci ! Victoire sera sûrement émue quand je lui dirai que vous avez veillé toute la nuit pour elle.
— Ça veut dire qu'elle va bien ? s'assure Logan, qui peine de toute évidence à contrôler son impatience.
L'infirmière en chef hoche doucement la tête. Pourtant, elle ne semble pas si enthousiaste que ça, ne peut s'empêcher de remarquer une partie de moi. Logan doit se faire la même réflexion parce qu'il reste tendu comme un bloc tandis que le reste de la famille soupire de soulagement et s'adonnent à quelques embrassades.
— Mais... ? poursuit-il.
Amanda baisse la tête. L'ivresse retombe brutalement.
— Elle n'a rien de grave. Une entorse au poignet, quelques coupures et écorchures, un certain nombre d'hématomes, mais ses jours ne sont pas comptés. Pour le moment, elle est sous sédatif, elle devrait se réveiller dans les prochaines quarante-huit heures, maximum.
— Alors qu'est-ce qui ne va pas ? demande encore Logan, la voix enrouée d'inquiétude, d'incompréhension et de chagrin.
Autour de lui, tout le monde écoute attentivement la conversation sans oser intervenir, l'encourageant par leur simple présence. Je remarque qu'Adam serre discrètement la main tremblante de son frère, soutien indéfectible. Face à ce dernier, Amanda se redresse dans une volonté de paraître confiante, mais je doute qu'un tel stratagème soit efficace sur un homme entrainé à lire les émotions des autres...
— C'est pour le bébé que je m'inquiète, déclare-t-elle finalement. Les médecins d'Inverness m'ont transmis que la voiture entrée en collision avec celle de Victoire l'a heurté par sa portière. Par chance, il s'agissait d'une intersection et le choc n'a pas été trop violent, mais assez pour que la tôle ait frappé le ventre de Victoire. Les premières échographies réalisées à Inverness n'ont pas révélé de danger immédiat, mais nous ne sommes pas à l'abri d'une hémorragie interne de la mère ou d'une commotion trop importante pour un nourrisson aussi jeune. Malheureusement, j'ai rarement affaire à des grossesses parmi mes étudiantes donc je n'ai pas encore le matériel nécessaire pour réaliser le suivi. J'en ai parlé à Karen, Harold est déjà parti m'obtenir ce qu'il faut. Je devrais pouvoir effectuer les tests demain dans la journée.
L'infirmière blonde poursuit une longue liste de conseils, nous recommandant vivement d'aller nous reposer, ordonne à Logan de se nourrir après avoir aperçu le sandwich abandonné, encore emballé, sur le plateau, mais le jeune homme ne l'écoute même plus. Les yeux écarquillés et brillants de larmes prêtes à s'échapper, il fixe le vide, sous le choc que toute la famille semble partager. Adam lui presse la main pour tenter de le ramener parmi nous. Son frère secoue la tête, bat des paupières, inspire un grand coup avant d'interrompre Amanda.
— Le bébé ? répète-t-il, abasourdi. Victoire est enceinte ?
Sous la surprise, Amanda cille, la main sur les lèvres. Elle étudie nos visages, en quête d'une réponse avant de timidement confirmer la grossesse d'un pâle hochement de tête.
— Vous ne le saviez pas ? s'étonne-t-elle. Le bébé doit bien avoir quatre mois, à présent, et le suivi est complet, Victoire n'a pas raté une seule de ses visites chez son médecin... Elle ne vous l'avait pas dit ?
S'en est trop pour Logan qui recule précipitamment jusqu'au mur, contre lequel il se laisse glisser. Une larme dévale le long de sa joue tandis qu'il se passe nerveusement les mains dans les cheveux, en secouant inlassablement la tête. Personne n'ose ne serait-ce que respirer face à ce spectacle déchirant. En l'espace d'une nuit, Logan vient d'apprendre que son ennemi a sûrement tenté de tuer celle qu'il chérit plus que tout au monde, qu'il allait peut-être être père et que son enfant risquait de mourir avant qu'il n'ait eu la chance de le serrer dans ses bras. A présent, les larmes dévalent sur ses joues pendant qu'il continue de répéter « non, non, non » comme une litanie désespérée. Adam, les yeux tout aussi brillants, est le premier à réagir. Il s'assoit à côté de lui, épaule contre épaule et presse avec force la main humide et tremblante de son frère. Comme un déclic, Louise s'installe de l'autre côté et repose la tête sur son épaule. Ses parents s'accroupissent à leur tour pour former un rempart protecteur autour de leur fils, toute la famille unie face au désespoir de l'un des leurs.
— Nous devrions les laisser, souffle discrètement Charline en s'essuyant les joues.
Charlotte acquiesce vaguement et nous suivons en silence mon père dans le corridor.
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