Chapitre 41
Une certaine effervescence anime déjà le gymnase lorsque j'en franchis le seuil. La sueur moite imprègne l'air malodorant sous les effluves de transpirations. Les respirations saccadées se mêlent au bruit sourd des corps projetés au sol, sous les regards à l'affut des instructeurs sillonnant les étroits couloirs délimitant les aires de combat recouvertes de tapis de sol. Pour une raison obscure, l'École a préféré déplacer le matériel de la section militaire de la grande salle d'Eos au gymnase pour dispenser les cours optionnels d'autodéfense. Quelques élèves — essentiellement ceux de la section — prennent le temps de s'échauffer d'un footing ou bien en réalisant pompes et abdos comme lors de nos cessions d'Eos, mais la plupart des néophytes sont déjà sur les tapis à répéter les mouvements qu'on leur a appris.
Les cours d'autodéfense se déroulent finalement très différemment d'Eos. Un roulement a été instauré pour que les membres de notre section fournissent une aide à l'encadrement des non-initiés, mais nous n'avons aucune obligation à prendre part aux cours lorsque le planning ne nous l'impose pas. Pourtant, rares sont les nôtres à ne pas participer, que ce soit pour entraîner les nouveaux ou simplement pour notre propre exercice. L'apprentissage se concentre exclusivement sur les mouvements de défenses, mais aucun travail sur la forme physique des participants. Et si certains novices les plus zélés profitent de l'enseignement pour imiter scrupuleusement la section militaire, la plupart se contente de suivre les consignes, voire les exécute à contrecœur pour ceux dont le cours n'a rien d'optionnel.
Je traverse le gymnase jusqu'à notre coin habituel où Charline et Adam ont déjà commencé. Ce dernier, le bras sur la gorge de sa comparse, bloque son corps contre le sien. Cha' tente vainement de se libérer d'un coup de coude, mais la position d'Adam l'empêche d'y mettre suffisamment de force pour que cela soit efficace. Goguenard, mon partenaire la laisse s'échiner avec patience, sa meilleure amie trop obstinée pour écouter ses recommandations.
- Le genou, Cha' ! Le genou ! lui signalé-je avec entrain, les mains en porte-voix.
Un déclic se lit aussitôt sur son visage tandis qu'elle applique mon conseil avec ardeur. Adam déplace juste à temps sa jambe en poussant un juron de surprise. Le mouvement l'oblige à reculer d'un pas, permettant à son adversaire de se dégager suffisamment pour lui administrer un coup de coude suffisant pour qu'il soit contraint de la lâcher en parant. Charline s'éloigne d'un pas dansant, fière de sa victoire tandis que mon coéquipier m'adresse un semblant de regard assassin.
- Pourquoi tu lui as dit, traîtresse ?
Je lève la main devant ma bouche, feignant le choc.
- Mais enfin Monsieur ! nous sommes là pour faire profiter les autres de nos savoirs, je n'ai fait que mon devoir, je vous assure !
Il hausse un sourcil dubitatif. La lumière d'un projecteur se reflète dans son iris, dévoilant malgré lui l'amusement qui y scintille.
- Et toi ? reprend-il en se retournant vers la Française. Pourquoi quand c'est Will qui le dit, tu l'écoutes, mais pas quand ça vient de moi ?
Adoptant le même air innocent que moi, Charline esquisse un mouvement d'épaules désinvoltes.
- Sûrement parce que tu dis tellement de bêtises en une journée que j'ai pris l'habitude de ne plus t'écouter la plupart du temps...
Adam prend un air scandalisé.
- C'est faux ! Vous n'êtes simplement pas assez ouvertes pour apprécier toutes les subtilités de mon humour, voilà tout ! Vous ne me reconnaissez pas à ma juste valeur, je pourrais faire carrière si je voulais !
- Tu as raison, tu as raison, admets-je malicieuse. On devrait te donner le titre de bouffon distrayant de la bande pour rendre compte de ton talent...
- Oh oui ! approuve joyeusement Charline en tapant des mains, ça te va comme un gant !
Il porte la main à son cœur, imitant un reniflement de chagrin.
- Vous êtes si méchantes toutes les deux, vous vous liguez contre moi sans raison pour ruiner mes rêves et à ma confiance en moi...
Tout à son cinéma, il chasse une larme imaginaire au coin de son œil. Totalement indifférente à sa comédie, Cha' se campe à côté de moi pour le désigner d'un mouvement du menton.
- Un vrai bouffon, commente-t-elle.
- Mais distrayant, souligné-je.
Elle me tend le bras en pouffant pour que je tape dans sa main devant l'expression faussement outrée d'Adam. Devant notre amusement manifeste, un sourire ne tarde pourtant pas à l'emporter sur sa vexation feinte.
Au même moment, Mathias nous rejoint en sautant sur un pied, chaussant une basket sur l'autre, essoufflé.
- Je vois que vous travaillez avec beaucoup de sérieux, nous tance-t-il avec humour.
- Dixit celui qui arrive en retard, réplique Charline en lui tirant la langue. Alors, ton rendez-vous ?
Un soupir parcourt le corps de l'Italien.
- C'est un trou-du-cul, répond-il. Mais un vrai de vrai, lui, j'ai rarement vu ça.
Adam m'interroge silencieusement, mais je n'en sais guère plus que lui. Seule Charline semble comprendre les enjeux de la conversation puisqu'elle hoche vigoureusement la tête, visiblement satisfaite.
- Je te l'avais dit, souligne-t-elle.
Puis d'ajouter, en surprenant notre air perplexe :
- On parle du remplaçant de Karen. Il m'a convoquée ce matin. Bah j'ai pas du tout aimé notre entretien. Je ne sais pas où il a eu son diplôme de psy, mais c'était sûrement dans un Kinder surprise ! Un vrai salaud derrière son beau sourire.
- Il n'a fait que me poser des questions sur toi, Will, m'apprend Mathias, et sa méthode passive agressive, tout en insinuation douteuse, ne m'a pas plu non plus. Je m'attendais à ce qu'il me parle de ma sœur, de mes divers piratages ou encore de notre implication dans les actions de l'École contre Octavius, mais on a à peine abordé le sujet.
- Idem, confirme la Française. Je m'attendais à ce qu'on parle de mon comportement rebelle, de ma relation avec mon père ou même seulement de mes notes, mais on n'a parlé quasiment que de toi. Ania m'a dit qu'il avait aussi rencontré les autres, y compris Jaz, et que leurs conversations avaient essentiellement tourné autour de toi aussi. Comme s'il jaugeait ton entourage tout en se renseignant sur ton compte.
Je fronce les sourcils, n'appréciant guère que ce nouveau conseiller d'éducation mêle mes amis à son évaluation. Par chance, mon père et Karen m'ayant avertie de ma mise en examen, j'ai pu leur en parler avant que je le rencontre. Je ne m'attendais certes pas à ce qu'il les interroge avant moi, mais au moins, ils ont pu faire preuve de vigilance dans leurs conversations...
- Il est retors, nous informe Mathias. Il déforme et retourne tes propos, te provoque pour te pousser à dire des choses que tu ne voulais pas, se serre de tes silences contre toi. Rien de ce qu'il dit n'est anodin, il calcule soigneusement la conversation pour te mener précisément là où il le souhaite... Charline avait beau m'avoir prévenu, je suis presque certain que j'ai laissé fuiter des infos involontairement.
Le serpent d'angoisse lové dans mon estomac se réveille à ses mots. Mathias n'est pourtant pas du genre à se laisser dépasser, anticipant les tenants et les aboutissants pour ne jamais en révéler plus que ce qu'il ne le veut, choisissant rigoureusement chacun de ses mots, contrôlant le moindre de ses gestes. Il ne laisse jamais rien au hasard. Si ce M.Botziras est parvenu à le mener, qu'en a-t-il été de Cha', et qu'en sera-t-il d'Adam et moi ?
- J'ai rendez-vous avec lui après-demain... déclare Adam, le visage sombre.
- Alors, sois extrêmement prudent, le met en garde l'Italien. Tu constitues sûrement une mine d'informations sur Will encore plus riche que Charline et moi réunis. C'est certainement pour ça qu'il t'a gardé en dernier avant son rendez-vous avec Will. Il épuisera votre lien autant qu'il lui sera possible pour en apprendre un maximum sur elle.
Merveilleux... Un voile d'angoisse me serre les entrailles. Je savais que cette évaluation s'avérerait difficile et désagréable, mais je ne pensais qu'elle serait biaisée d'entrée de jeux... Devinant mes sombres pensées, Adam me désigne le ring.
- À ton tour ? me propose-t-il.
Mais je secoue déjà la tête.
- Malheureusement, j'ai d'autres engagements pour ce soir. Je crains fort que tu ne doives te passer de moi.
Surpris, Adam hausse un sourcil interrogateur tandis que je parcours déjà la salle des yeux pour trouver Dean. Il ne m'a peut-être pas laissé le temps d'accepter sa demande, mais notre discussion m'a fait du bien et l'aider me semble la moindre des choses. Mon regard tombe un instant sur Jaz, étonnée de la découvrir ici. Celle-ci virevolte avec une rapidité stupéfiante et assène les coups avec ardeur, comme enragée. Tibor, face à elle, peine à tenir l'allure tandis que Charlotte, en spectatrice, acclame la jeune femme. Son apathie a laissé place à la fureur, qu'elle déverse en retrouvant ses vieux réflexes de boxe. Sûrement s'imagine-t-elle mon visage, à la place de l'ancien ami d'Adrian.
- Au moins, souligne Adam en surprenant l'objet de mon attention, elle a retrouvé l'énergie d'agir...
J'approuve distraitement, en m'efforçant de détourner le regard. Je surprends alors celui que je recherchais, d'une pâleur extrême, immobile contre un mur. Je salue brièvement mon coéquipier avant de me glisser entre les tatamis jusqu'à Dean. Son visage se déride lorsqu'il m'aperçoit, bien loin de s'illuminer, mais le soulagement se lit dans son sourire timide.
- C'est moins effrayant qu'il n'y paraît, assuré-je en me campant à ses côtés.
- Moins effrayant peut-être, mais ça doit quand même être sacrément douloureux...
Au même instant, comme pour lui donner raison, un combattant fauche son adversaire qui s'écrase dans un bruit mat. Un grognement lui échappe pendant qu'il se redresse, puis il fait rouler son épaule en grimaçant.
Mauvais exemple...
- Sans douleur, non, mais la minimiser, ça s'apprend, affirmé-je pourtant. Et on est là pour ça !
Je lui adresse un clin d'œil qui semble le rasséréner un peu.
- Ça veut dire que tu acceptes de m'aider ?
Cette fois, son regard se pose franchement sur moi, plein d'espoir.
- Bien sûr !
Je lui désigne d'un mouvement de tête le tatami où s'entraînent Mathias et Adam, sous le regard avide de Charline. Dean récupère sa veste abandonnée par terre avant de m'emboîter le pas, sous les regards curieux. Néanmoins, cela ne semble pas le préoccuper.
- Tu baves, signalé-je en arrivant à la hauteur de Charline.
Taquine, je fais mine de lui essuyer le menton, mais cela la distrait à peine du spectacle qui s'offre à elle.
- J'ai toujours trouvé une certaine beauté primitive à admirer deux beaux males vigoureux se battre, m'avoue-t-elle avec complicité. Il ne manquerait plus qu'ils soient torse nu pour que ce soit parfait.
Dean, flanqué à côté de moi, l'observe, ahuri. Amusée, je lui chuchote de ne pas y prêter attention, Cha' n'ayant aucun filtre. Comme pour me donner raison, celle-ci se met à crier :
- Dites, les garçons, vous voulez pas faire semblant de vous battre pour moi ? J'adorerais ça !
Les concernés suspendent aussitôt leur combat, Mathias s'étranglant à moitié pendant qu'Adam fixe sa meilleure amie, atterré.
- Ton cas ne s'arrange pas, toi ! déclare-t-il, blasé. T'as cru que c'était l'intro d'un porno, ou quoi ?
- Non ! mais maintenant que tu le dis, on tient un truc ! s'enthousiasme Cha' en tapant dans ses mains. J'vais demander à Leander une caméra !
Dépité, Adam secoue la tête, les yeux au ciel. À son côté, Mathias grimace, incertain du sérieux de la jeune fille.
- Je crois que je vais finalement trancher pour « tarés », me souffle Dean à l'oreille, son regard ne quittant pas la chevelure violet rose s'éloigner.
- Et je pourrais pas tellement te donner tort... réponds-je sur le même ton de la confidence.
Puis, sans lui laisser le temps d'hésiter, je le pousse doucement sur le tatami. Surpris, il se retourne, la mine scandalisée. Ignorant ses récriminations, j'entreprends de lui expliquer comment se positionner et le déroulé de l'exercice. À contrecœur, mon élève obtempère, appliquant mes instructions à la lettre, bien qu'hésitant. Me rappelant mes premiers enseignements avec Hartmann, j'axe notre première leçon sur la fuite et l'esquive, ce qui semble parfaitement convenir au tempérament de Dean.
Ce dernier s'avère étonnamment endurant et consciencieux. En dépit de sa carrure fluette, il répète inlassablement les mouvements sans paraître gêner par la fatigue, et sa concentration ne fluctue que rarement — généralement lorsqu'une autre personne, en périphérie de son champ de vision, effectue un grand mouvement rapide. Autrement, il se montre attentif et rigoureux, investi en dépit de ses appréhensions.
Au bout d'un moment, Adam et Mathias cessent leur entraînement, dégoulinants de sueur et assoiffés. Cela décontenance Dean qui perd en vigueur en moment de me frapper l'intérieur du coude pour me forcer à lâcher ma prise sur son encolure. Plus proche d'une petite tape, son geste me provoque qu'un léger fourmillement. Face à face, immobiles, le garçon m'accorde un sourire contrit devant son échec. Presque aussitôt, Adam surgit à son côté et corrige la position de ses pieds. Il l'enjoint ensuite à recommencer. D'abord hésitant, Dean se lance soudain, tirant un meilleur parti de son poids, et réalise le mouvement avec facilité. Un sourire fier soulève la commissure de ses lèvres tandis qu'il remercie chaleureusement Adam.
Nous travaillons ainsi pendant des heures, indifférents la nuit tombante ; Dean et moi sur le ring pendant que mon coéquipier observe nos placements, l'exécution de nos mouvements et notre rythme. Grâce à ses observations extérieures que Dean écoute attentivement, ce dernier progresse d'autant plus rapidement.
Finalement, Hartmann sonne la fin de l'entraînement, au grand soulagement de notre élève. Le souffle court et la peau luisante, il rayonne néanmoins de fierté.
- On peut refaire ça demain ? s'enquiert-il avec espoir.
Adam et moi hochons la tête de concert, ce qui le ravit. Satisfait, il essuie son front sur la manche de son gilet avant de nous souhaiter une bonne soirée. Devinant ma déshydratation, Adam me tend ma gourde.
- Alors, comme ça, on cherche à me remplacer ? me taquine-t-il en retirant la bouteille au moment où j'allais la saisir.
- Serais-tu jaloux ?
- Un brin vexé que tu me remplaces par un gamin de treize ans, admet-il avec espièglerie. Néanmoins, je dois aussi reconnaître le bienfondé de cette collaboration ; au moins, maintenant, tu as un adversaire à ta hauteur, les rapports seront plus équilibrés !
Amusée, je m'apprête à lui administrer une bourrade lorsqu'il me lance ma gourde, m'obligeant à la rattraper par réflexe.
- Pourtant, il me semble bien que ton nombre de victoires par semaine ne cesse de diminuer, ces derniers temps, répliqué-je.
- Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! se défend-il, faussement agité. Moi je parlais de la taille en centimètre, rien d'autre !
Cette fois outrée, je le foudroie du regard tandis qu'il se marre, tout content.
- La taille en centimètre de quoi ? nous interroge Charline, après avoir récupéré ses affaires, malicieuse.
- Ah non ! Toi, tu vas bien gentiment aller te coucher avant d'encore nous sortir une ânerie, intervient Mathias en dirigeant la jeune fille vers la sortie.
Leurs chamailleries nous parviennent indistinctement tandis qu'ils nous ouvrent la voie. Je me permets tout de même un léger coup de coude à l'adresse de mon coéquipier, non sans le traiter de traître par la même occasion, mais seul le sourire goguenard d'Adam me répond.
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