Chapitre 38

- Bon ! c'est pas que, mais moi, j'en peux plus !

La voix étouffée de Charline me parvient par-dessus la musique de mes écouteurs, me tirant brièvement de ma laborieuse traduction. Elle referme brutalement son classeur, qu'elle repousse au milieu de l'imposante table d'étude. Seules quelques lumières éclairent notre espace de travail et les rayonnages qui nous entourent, le reste de l'imposante bibliothèque étant plongée dans le noir, dénuée de toute autre de vie que nous, et Paul installé à l'accueil. Je remarque vaguement Mathias et Adam ne pas tarder de l'imiter. Je les entends se mettre à discuter mais désireuse d'en finir avec mon fichu poème, je monte le son et me replonge, plus concentrée que jamais, à mon gaélique. A peu près certaine de ma traduction fastidieuse, je relis dans leur ensemble les deux vers que je viens de retranscrire.

« Sur ton visage, par ton capuchon dissimulé,

Elle jurait qu'un sourire affable figurerait. »

Enthousiasmée par ma découverte, je souligne grassement « capuchon » et annote dans la marge « statut sans visage ? » avant de passer à la strophe suivante.

« O ma Sorcha, ma douce lavandière,

Ce soir, pour toi, je... »

Une lumière clignotante attire mon attention. Tenant dans sa main l'interrupteur, Charline me fixe, les sourcils haussés. Je retire de mauvais gré un écouteur pour l'écouter.

- Tu as bientôt fini ? s'enquiert-elle. On commence à avoir faim...

- Allez-y sans moi ! J'aimerais finir ça.

Leur mine sceptique me laisse deviner le fond de leur pensée ; ils s'imaginent que j'esquive le réfectoire. Bien que cela ne soit pas totalement faux, ma principale motivation reste tout autre : cette fois-ci, avec ce poème, je tiens quelque chose, j'en suis certaine.

Voilà deux jours que je suis tombée sur ce poème de Fingal Ross, descendant de Nora Buchanan dans les archives des Neuf Muses. Lorsque nous avons commencé nos recherches avec le cercle, nous nous étions focalisés sur les documents se rapportant de près ou de loin à la construction et à la gestion du château ; répartitions des tâches, administration de la vie en communauté, rapports d'entretiens... Nous pensions que nous aurions le plus de chances d'y trouver un indice quelconque sur un potentiel lieu secret. Ania m'avait orienté sur les journaux intimes de Nora parce qu'elle a tenu le rôle de gouvernante pendant des années, et en lisant ses écrits, j'ai appris qu'elle tenait ce poste de sa mère avant elle, et qu'elle l'avait à son tour transmis à sa fille. Cela m'a donné l'idée de creuser la généalogie de la famille Buchanan et bien m'en a pris ! car, en réalité, les Buchanan n'ont jamais connu que l'île. Génération après génération, jusqu'à en devenir la famille emblématique, l'entièreté de leur monde a toujours tenu sur ce morceau de terre, coupé par l'océan du reste du pays. S'il y a bien une famille qui en connait les moindres recoins, ce sont eux.

Après avoir passé le plus clair de mes nuits blanches à reconstituer l'arbre généalogique de la famille, je suis tombée sur Fingal Ross, qui compte également au registre des personnes disparues sur l'île, qu'avait épluché Jaz. Je suis donc retournée dans les archives en quête de documents qu'il aurait laissés et ai déniché un recueil bricolé à la main de poèmes, tous écrits entièrement en gaélique. Cela a attisé ma curiosité puisque sur l'île, lorsqu'il y vivait au XVIIe siècle, la plupart des habitants avaient adopté l'anglais. Seuls les descendants Buchanan ont continué d'apprendre le gaélique en mémoire de leur héritage. Le choix de cette langue, alors que seuls les membres de sa famille pouvaient saisir le sens de ses mots, ne devait donc pas être un hasard. Alors, munie d'un dictionnaire en ligne plus perfectionné que Google, je me suis mise à étudier ses poèmes. En survolant son œuvre, celui-ci, Belle lavandière, cruelle Lavandière, m'a sauté aux yeux par sa référence à Bean Nighe, la même figure du folklore gaélique abordée par son ancêtre pour décrire la grotte dans laquelle ils ont placé en quarantaine les malades.

- On t'accorde une heure, tranche Mathias. Après, on t'emmène manger de force.

Je souris devant sa menace, avant de me remettre au boulot, musique dans les oreilles.

« Ce soir, pour toi, je cueillerai... »

On tire la chaise voisine, ce qui me déconcentre une nouvelle fois. Je relève la tête, les yeux plissés d'agacement vers Adam qui s'installe sans s'en émouvoir le moins du monde. D'un geste du menton, il désigne mon cahier, le visage curieux. En soupirant, j'arrache une feuille, recopie la dernière strophe du poème, inscris « A traduire » pour seule consigne et la lui donne. Il hausse encore les sourcils, auquel je réponds d'un sourire mystérieux. Devant mon absence d'explication, il secoue la tête mais sort tout de même un stylo de ma trousse, se branche sur le même dictionnaire en ligne et commence à chercher le premier mot. Souriante, j'enlève un écouteur que je lui tends. Mon geste le prend par surprise mais raccorder sur le même rythme entrainant, nous pouvons nous mettre au boulot.

Quarante-cinq minutes plus tard, l'entièreté du poème s'étend sous nos yeux.

« Le temps est le plus honteux des mensonges,

Car jamais, de ma mémoire, ton rire ne s'estompe

Le temps a passé, mon tourment devait s'apaiser

Mais jamais de ton absence je ne saurai être consolé.

O mon amour, ma belle lavandière,

Comment sans toi suis-je censé faire ?

Quand tout me ramène encore à toi,

Autant de souvenirs qui me mettent en émoi.

Le temps ne m'a en rien guéri.

Je ne suis plus qu'un cœur meurtri.

Plus même homme, je ne suis

Sans ma femme, je ne puis.

O Bean Nighe, ô cruelle Lavandière,

Pourquoi m'avoir arraché ma lumière ?

C'est à tes pieds qu'elle s'est éteinte

De son sang, ton lavoir a pris la teinte.

Pourquoi ta semblable, pourquoi avoir pris mon aimée ?

La seule à ne point te craindre, ne point te redouter.

Sur ton visage, par ton capuchon dissimulé,

Elle jurait qu'un sourire affable figurerait.

O ma Sorcha, ma douce lavandière,

Ce soir, pour toi, je cueillerai la bruyère,

Puis sous terre, jusqu'à elle, je m'enfoncerai

Et à genoux, je la supplierai d'à mon tour m'emporter.

O Lavandière, ô malfaisante sorcière,

Ce soir, je t'adresserai mon ultime prière,

Offre-moi une mort douce, laisse-moi la retrouver,

Et si tu refuses, j'attendrai jusqu'à la marée. »

- Que c'est gai, dis donc... commente Adam.

Certes. Néanmoins, j'avais deviné la teneur du poème dès la traduction de la première strophe achevé. Incontestablement, les Buchanan partageaient tous deux choses : un certain talent pour l'art, et un penchant très romantique, pour ne pas dire dramatique. Mais c'est aussi grâce à leur côté fleur bleue que nous avons autant avancé, alors je ne critiquerai pas.

- Tu m'expliques, maintenant ? me relance mon coéquipier, impatient d'en savoir plus. Je le mérite bien, non ?

Je détourne la tête tandis qu'il m'amadoue de son sourire charmeur.

- Tu te souviens de Nora Buchanan ? Du passage qu'elle avait écrit sur une grotte où se trouverait la statue de Bean Nighe ?

Il acquiesce, étudiant déjà le poème avec un regard neuf.

- Bah je te présente Fingal Ross, clamé-je fièrement, son arrière arrière petit-fils à je ne sais plus quel degré. Et grâce à lui, nous avons de nouveaux indices sur cette grotte à rapporter à mon père. Tu m'accompagnes ?

Il secoue la tête.

- C'est l'heure de manger, me rappelle-t-il en faisant signe à Charline et Mathias penchés sur un échiquier.

La jeune fille en profite aussitôt pour balayer les pièces du plateau dans le sac qui leur est destiné, clamant que, compte tenu de l'interruption, il leur serait impossible de savoir qui aurait gagné la partie. Adam en profite pour la chambrer gentiment pendant qu'il referme négligemment mon carnet qu'il fourre dans mon sac comme s'il s'agissait de ses affaires, l'air de rien. Il s'apprête à prendre la route du patio mais je le retiens par la main.

- Qu'est-ce que tu ne me dis pas ? attaqué-je gentiment.

Il lève les yeux au ciel en pestant contre moi. Je me contente de hausser les sourcils. Il capitule.

- Karen, De Clermont, ton père, certains professeurs et nos représentants du corps étudiant, sont partis pour Londres en fin d'après-midi. Logan m'a dit que l'Organisation avait exigé un conseil d'administration exceptionnel pour discuter de... des dernières difficultés que connaissent les Neuf Muses.

J'accuse le coup. Karen n'est donc pas la seule à payer la conséquence de mes actes. J'ai soumis l'Ecole entière à un véritable séisme. L'ensemble de l'équipe pédagogique est remis en cause par les parents d'élèves et les membres d'Athéna. Une véritable fracture fragilise l'île de toute part, nous plongeant dans une extrême vulnérabilité, une aubaine incommensurable pour Octavius s'il décidait de porter le coup de grâce maintenant.

- On aura qu'à aller les voir à leur retour, me promet Adam. En attendant, on t'avait accordé une heure avant de t'embarquer de force manger un morceau et je suis au regret de vous informer que votre temps est écoulé, mademoiselle.

Résignée, je le suis de mauvaise grâce, l'estomac dans les talons.

Au Patio, le soulagement m'étreint lorsque je constate que la plupart des élèves ont déjà quitté les lieux, se préparant à leur longue soirée du vendredi. Néanmoins, ils sont là, attablés à un grand îlot formé de plusieurs tables rassemblées autour d'une Jaz un peu plus animée que la veille. La tête posée dans la manche de son sweat gris, elle sourit poliment à ce que lui dit Charlotte, assise en face d'elle, mais son regard reste perdu dans le vide. A côté d'elle, Ania tente de la mobiliser doucement, sans succès. Leander et Liam ne cessent de l'observer à la dérobée, leur inquiétude se devinant malgré la distance. Seuls Valentin et Elinore manquent à l'appel, sûrement embarqués avec les adultes pour Londres. Charlotte recouvre sa main libre de la sienne pour lui dire quelque chose, ce qui semble la ramener à elle un bref instant où un sourire un peu plus sincère relève le coin de sa lèvre. C'est alors qu'elle nous aperçoit. Son visage se referme aussitôt, tandis que Charlotte se retourne pour identifier la cause de ce brutal changement d'humeur. Ses yeux se font assassin mais elle détourne vite le regard. Adam m'a avoué avoir une sérieuse altercation avec elle peu après sa grande révélation et depuis, leurs relations se sont encore tendues davantage. Si la situation semble le mettre légèrement mal-à-l'aise vis-à-vis de sa mère, l'indifférence domine encore toute émotion devant la mort lente de leur relation, de quelle forme eut-elle été.

Sans plus de cérémonie, nous rejoignons notre table jonchée de détritus divers, symbole de notre grande popularité du moment. Charline entreprend déjà de rassembler les déchets dans une seule assiette qu'elle laisse en bordure de table, échange le plat de poulet basquaise encore fumant avec un autre – au cas où quelqu'un se serait amusé à y ajouter quelques ingrédients surprises – et je profite du repas pour leur parler du poème de Fingal Ross. L'enthousiasme de cette découverte anime la tablée, plus légère et insouciante qu'elle ne l'a été depuis presque deux semaines.

Cependant, mon sourire disparait bien vite.

- La pute, l'ermite et la psychopathe ; tu es drôlement bien entouré Adam, clame une voix masculine en passant à hauteur de notre table. Tu choisissais mieux tes amis, avant.

Je soupire de lassitude m'échappe. Décidément, même lorsque l'on ne fait rien, les autres sont déterminés à nous priver du moindre moment de tranquillité. Un silence tendu recouvre le réfectoire, guettant avec une curiosité malsaine le début d'une altercation juteuse. Adam, dont les nerfs sont déjà à vif à cause de cette passivité imposée, contracte imperceptiblement les mains autour de ses couverts. J'échange un regard tendu avec Charline et Mathias, redoutant tous trois que le frère de Logan ne finisse par exploser pour de bon. Mais c'est avec un froid détachement que l'intéressé répond, sans même lever les yeux vers l'adolescent qui le surplombe ;

- C'est sûrement la raison pour laquelle je ne t'ai jamais apprécié, Ronnie. Tu voulais autre chose ?

Une troisième personne hèle le vieil ami d'Adrian, le sommant de laisser tomber, mais ce dernier semble hésiter, savourant son heure de gloire alors que tout le monde n'a d'yeux que pour lui.

- Dis-moi, Will, m'apostrophe-t-il en se détournant de sa première cible. Je me posais tout de même la question... Adrian, tu l'as tué seulement parce qu'il essayait d'ouvrir les yeux sur toi à Jaz ? Ou il y avait quelque chose de plus ?

Je n'ai pas le temps de répondre qu'un puissant crissement de chaise me coupe l'herbe sous le pied. Ronald recule d'un bond précipité tandis qu'Adam se dresse devant lui. Avec un temps de retard, Charline, Mathias et moi nous levons à notre tour, prêts à intervenir. Mais à la surprise générale, il pose une main compatissante sur l'épaule de Ronald.

- Je comprends, Ronnie, sourit froidement Adam. Maintenant que vous avez perdu votre bon capitaine, vous vous sentez déboussolés et en colère, ton pote et toi. Mais n'aies crainte, je vais te guider, moi : tu vois la sortie ? Elle est là-bas.

Une telle menace sourde dans sa voix que Ronald ne résiste même pas quand Adam l'oriente en direction de la porte.

- Et à l'avenir, si des doutes t'assaillent de nouveau, rappelle-toi que si on te gêne, tu peux toujours manger dehors, ajoute-t-il contre son oreille.

Il pousse légèrement l'ami d'Adrian en avant, ramène sa chaise avant de se rassoir mais Ronald revient à lui, visiblement prêt à en découdre. Ou en tout cas, à ne pas se laisser humilier si facilement. Il fait volte-face, se campe à notre table sur laquelle il pose ses deux mains de part en part à son extrémité, penché vers Adam. Ce dernier, indifférent, repose lentement sa fourchette pour affecter un visage intéressé.

- T'as envie de te la faire à ce point-là, Lombardo ? susurre Ronald, faussement concerné. Après une bombasse comme Charlotte, t'es tombé bien bas... C'est le côté dangereuse psychopathe instable qui te fait kiffer, c'est ça ? Il t'en manque une, à toi aussi, en fait, de case !

- Adam ! crié-je en sautant sur mes pieds au moment où le coup part.

Mais celui-ci jaillit à une vitesse défiant toute perception humaine. Avant même que personne n'ait compris ce qu'il se passait, le visage de Ronald percute la table dans un grand tintement de vaisselle. Assiettes, plats et verres se renversent et eau comme sauce se déversent sur la nappe et les vêtements de Mathias et Charline, moins rapides à se reculer. Maintenant sa victime contre le tissu imbibé de liquides divers d'une clé de bras serrée, Adam rapproche sa tête d'un Ronald immobilisé. Du coin de l'œil, je repère le deuxième acolyte d'Adrian se précipiter vers nous mais déjà Mathias s'interpose de son imposante silhouette.

- Tellement « dangereusement instable » que tu n'hésites pas à la provoquer ouvertement ? gronde Adam à quelques centimètres de l'oreille de Ronald mais assez fort pour que toute l'assemblée l'entende. Je vais te dire ce que je pense, moi ; je pense que si tu la croyais vraiment capable de tuer de sang-froid sans autre motif que sa colère, tu ne serais pas là à lui donner toutes les raisons de faire de toi le prochain sur la liste, sans quoi tu tremblerais de peur à pisser dans ton froc. Donc maintenant, arrête de nous créer des histoires dans ta pathétique tentative d'endosser la casquette de ton bon capitaine ou je risque de me montrer moins avenant. Compris ?

Devant l'absence de réaction de l'intéressé, Adam resserre sa prise et s'oblige à répéter. Contraint de céder, Ronald finit par promettre de nous foutre la paix, alors seulement Adam le relâche en lui tendant nonchalamment une serviette en papier pour s'essuyer la sauce tomate. L'ancien pote d'Adrian le foudroie silencieusement mais cela laisse le français dans une indifférence totale. Sans s'émouvoir, il entreprend de nettoyer les dégâts, patiemment avant de soupirer, devant notre absence de réaction.

- Ça ne pouvait plus durer, affirme-t-il sans cérémonie.

- On avait dit... commence doucement Charline.

Adam repose les assiettes brisées qu'il tenait avec colère, avant de la regarder attentivement.

- Je sais très bien ce qu'on avait dit ! On a essayé, et ça n'a rien changé ! Alors à défaut de redorer le blason de Will, cela devrait au moins les faire réfléchir avant de nous chercher de nouveau.

- Ça ne faisait même pas une semaine entière Adam, proteste Mathias.

- Et pourtant, trois heures plus tôt, Will a failli se faire crever un œil avec un stylo ! Vous vouliez attendre jusqu'à quand ? Quelle était votre limite du tolérable ? Pour ma part, ils ont dépassé la mienne il y a un moment déjà !

En disant cela, il plonge son regard acier, véritable métal en fusion sous sa colère, dans le mien, comme en quête d'une approbation, d'un remerciement. L'intensité de sa rage me déstabilise un instant, et réalisant mon trouble, Adam s'adoucit, dans un souffle.

- Je suis désolé de ne pas avoir respecté notre accord mais je ne regrette pas mon geste, déclare-t-il finalement.

Je secoue la tête, pour recouvrer mes esprits.

- Ce qui est fait est fait, tranché-je, fatiguée. Nous aurons le temps d'aviser ce weekend des répercussions que cela entraînera pour nous...

Car une infime part de moi se tracasse des retombées que cela aura sur nos camarades, mais la majeure partie se jetterait volontiers dans les bras d'Adam de reconnaissance, même si je ne peux l'admettre. S'il n'avait pas explosé avant moi, sûrement l'aurais-je fait à sa place quelques jours plus tard, et la situation se serait certainement révélée plus dramatique.

Comme s'il lisait dans mes pensées, Adam m'adresse un infime hochement de tête, tandis que nous terminons de ranger le désastre alimentaire sur la table.  

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