Chapitre 36

            Un instant plus tard, je franchis le seuil du secrétariat. Derrière le comptoir, la secrétaire me dévisage avec une sorte de curiosité morbide. Mon agacement redouble. Elle me laisse néanmoins passer en coup de vent devant elle sans se renseigner sur le motif de ma présence ici. En habituée des lieux, je me dirige aussitôt vers le bureau de la conseillère d'éducation. Ce n'est qu'une fois devant la plaque dorée gravés de son nom et de sa fonction que me traverse la possibilité qu'elle soit occupée. Cependant, je ne sais vers qui d'autre me tourner. Alors, désespérée, je toque vivement contre le bois de la porte. Moins d'une minute plus tard, celle-ci s'ouvre, me dévoilant la psychologue, cheveux strictement noués, son tailleur retrouvé, les yeux écarquillés de surprise.

- Will ! s'exclame-t-elle en s'effaçant pour me laisser entrer.

A l'intérieur, mon père semble aussi surpris, assis sur une chaise voisine au fauteuil de la conseillère. Sur le bureau, des feuilles de brouillons éparses recouvrent le verre du meuble moderne. J'hésite un instant, ne sachant comment prendre la présence de mon père en ces lieux. Si cela n'a rien d'étonnant, cela me contrarie fortement. J'espérais parler à Karen seule à seule.

- Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? s'enquiert cette dernière, déjà affairée à me servir une tasse de thé.

Je décide finalement de faire fi de mon père et m'installe sur mon fauteuil habituel. Karen me tend aussitôt une tasse, avant de retourner derrière son bureau.

- Votre petit communiqué de presse n'a pas vraiment eu l'effet escompté, lâché-je avec un sourire contrit.

Karen soupire pendant que mon père s'enfonce sur son siège. Il attend la suite.

- Je ne savais pas vraiment où aller, alors... conclus-je dans un haussement d'épaules.

Devant leur mine interrogative, je reprends depuis le début.

Après mon bref récit de la matinée, la conseillère d'éducation se frotte l'arête du nez, comme si un début de migraine se logeait entre ses deux yeux. Son épuisement me saute à la figure, et je m'en veux de lui rajouter du tracas. Venir était peut-être une mauvaise idée, tout compte fait...

Mon père, en revanche, semble perdu dans ses réflexions, déjà concentré sur la meilleure stratégie à adopter face à la situation. Pourtant, à la surprise générale, Karen le chasse de son bureau, exigeant qu'il nous laisse seules. Contrarié, il obtempère néanmoins en m'affublant d'une petite tape sur l'épaule au passage.

- Je suis désolée, Will, que tu aies à subir tout ça, commence-t-elle solennellement.

- Ça va, affirmé-je en retour, je peux faire face. C'est plutôt le chaos que ça entraîne, qui m'embête. Vous aviez déjà perdu la confiance des élèves, c'est encore pire à cause de moi. Si même les enseignants perdent leur autorité, on court vers la catastrophe...

Karen ne prend même pas la peine de me contredire. Elle a fini par se rendre à l'évidence : les paroles de réconforts bidonnes, ce n'est pas mon truc. Elle boit cul-sec la fin de son thé, comme s'il s'agissait d'une vodka. En écho, je saisis la théière et entreprends directement de remplir à nouveau son mug à vachette. Mon manège lui arrache un maigre sourire, amusée par notre inversion des rôles. J'ai parfaitement intégré que la théine constituait le carburant vital dont la conseillère a besoin pour faire face, problème après problème. J'ignore combien de litres elle boit par jour, mais je suis à peu près certaine qu'elle explose le quota.

- Qu'est-ce que vous prévoyez de faire ? demandé-je, après une hésitation.

- On envisage toutes les possibilités, m'avoue-t-elle dans un souffle.

Mes sourcils se froncent à cette réponse vague. Qu'entend-elle par-là ? Devant ma question muette, elle poursuit :

- Il se peut que j'abandonne mon poste pour le confier à une nouvelle personne, de confiance bien évidemment.

Devant mon élan de protestation, elle lève une main pour m'arrêter.

- Nous avons trop brisé la confiance des élèves, déplore-t-elle. Nous avons pris les mauvaises décisions et nous en payons le prix à présent. Seulement, si nous voulons parvenir à protéger tes camarades, il faut que ces derniers aient suffisamment confiance en nous pour suivre nos directives sans discuter. Or, nous n'obtiendrons plus une telle confiance de la part de nos élèves. Pas avec moi à la tête de l'équipe pédagogique. Mais avec une nouvelle personne ?

Elle hausse les épaules, fataliste.

- John a déjà donné son accord. Avec ton père et M. De Clermont, ils sont déjà en train d'éplucher les CV pour trouver la personne de confiance, au sein d'Athéna, qui sera la plus à même de prendre ma suite.

- Mais c'est complètement injuste ! me récrié-je. M.Collins fait partie de votre cercle, il devrait pas vous exclure de la sorte ! Et mon père ne devrait pas accepter ça non plus ! Vous en faites tellement pour nous... C'est immonde de vous faire porter le chapeau pour une faute que j'ai commise ! C'est à cause de mon échec qu'on en est là !

Un sourire compréhensif étire ses lèvres. Cela me brise d'autant plus le cœur.

- Rien n'est ta faute, Will, je t'assure. Nous nous sommes obstinés dans nos mauvaises décisions et aujourd'hui, l'Ecole se déchire de toute part. Nous n'avions pas à te demander de porter un tel poids. Pire encore, tu n'aurais jamais dû te retrouver dans une situation aussi dramatique. Nous aurions dû démasquer Adrian avant que tu ne te retrouves confronter à l'irréparable. Nous nous pensions les plus à mêmes d'affronter Octavius mais peut-être notre orgueil a-t-il été trop grand. Nous nous sommes leurrés. A présent, il ne s'agit plus de nous mais de vous, les élèves que nous devons à tout prix protéger. Et puisque de toute évidence, nous n'y parvenons pas, nous espérons que mon remplaçant s'en sortira mieux que moi. De toute façon, je ne partirai pas tout de suite. D'abord, il me faudra le former avant de lui céder ma place.

Plus forte qu'elle, une larme isolée dévale sa joue, qu'elle s'essuie immédiatement. J'ignore depuis combien de temps elle occupe cette fonction mais il ne fait aucun doute qu'elle adore son travail. La perspective de l'abandonner, et d'abandonner ses étudiants par la même occasion, la déchire. Et son chagrin, qu'elle tente vaillamment de masquer, me bouleverse. Avant même que je ne réalise ce que je suis en train de faire, je me retrouve de l'autre côté du bureau, à la serrer dans mes bras. D'abord surprise, la conseillère d'éducation répond maladroitement à mon geste.

- C'est pas plutôt moi qui devrais te réconforter ? rit-elle en s'essuyant une autre larme.

Je secoue la tête avec aplomb.

- Vous en avez fait bien plus pour moi, affirmé-je en raffermissant mon étreinte. Je suis arrivée ici perdue et en colère, avec le sentiment viscéral d'être totalement seule, sans plus personne sur qui compter, pas même mon père. Et pourtant, aujourd'hui, je dors un peu mieux. J'ai appris à m'ouvrir un peu plus aux autres. Je suis tout de suite venue me réfugier ici après que les choses ont dégénéré en classe. J'ai aussi regagné en assurance. Et j'ai un peu moins l'impression d'être dans la réaction, davantage dans l'action. De me sentir moins dépassée. Tout ça, c'est grâce à vous. Je sais qu'au début, je n'étais pas très loquace, et que cela ne nous a pas rendu la chose facile mais je tenais à vous remercier et vous assurer que vous avez fait du super boulot. N'en doutez pas. Et je veux continuer de travailler avec vous.

Un reniflement peu élégant lui échappe, avant qu'elle ne se libère pour attraper un mouchoir et s'essuyer le nez. Je reprends alors discrètement ma place dans mon fauteuil, afin de lui laisser l'espace nécessaire à ce qu'elle retrouve du poil de la bête. Finalement, elle redresse la tête pour m'offrir un sourire déterminé.

- Merci. Ça me touche beaucoup... confesse-t-elle timidement. Et puisque tu veux continuer notre suivi, que dirais-tu de me faire part de ce que tu ressens depuis la nuit dernière ?

Rassérénée, j'entreprends alors de lui raconter par le menu les sentiments contradictoires que j'éprouve depuis la nuit dernière ; l'envie d'abandon, le regain que m'a apporté Adam, le bonheur de l'avoir retrouvé, le soulagement de ne plus avoir à jouer la comédie... Lorsque vient le moment d'aborder les persécutions de mes camarades, j'édulcore un peu, pour ne pas davantage l'accabler. Je lui parle seulement de colère et d'indifférence froide. J'insiste sur le positif : Adam. Ma liberté retrouvée. Les prédictions de mon coéquipier quant à l'évolution de la situation, quand le choc sera passé. Et, à la fois plus discret et pourtant plus puissant, le sentiment de me rapprocher de mon père. Je lui raconte également que j'ai réussi à me rendormir après un cauchemar.

Elle m'écoute attentivement, s'accorde à sourire par moment, me prodigue quelques conseils ici ou là. Elle a retrouvé son rôle de psychologue. Elle note certains éléments, mais très vite délaisse ses papiers pour adopter son attitude plus maternelle qui a su briser ma coquille. Au cours de la matinée, nous descendons l'entièreté de la théière. Alors elle relance la bouilloire, prépare un nouveau sachet de thé. Et la conversation reprend.

Une énième sonnerie nous interrompt, nous faisant réaliser qu'il est déjà midi. Comme sortant d'un doux rêve, je ne peux m'empêcher de regarder l'horloge murale qui me confirme la fin de l'aparté et le retour à ma nouvelle réalité : l'isolement, la haine et le dégout, la crainte pour certains... Mais j'ai certifié à Karen que cela ne me provoquait qu'un profond agacement alors je ne peux esquiver le repas au réfectoire. Avec un entrain feint, je lui souhaite bon appétit, mon téléphone à la main pour écrire un message à Adam. A ma grande surprise, j'ai déjà un SMS qui date de la troisième heure de la journée.

Mat [10:11] : Hey. J'en déduis par ta table vide à côté de moi que tu n'assisteras pas au cours d'Italien. J'espère que tout va bien. On peut manger ensemble à midi ?

Je tape rapidement ma réponse :

Will [12:03] : Bien-sûr ! Je sors du bureau de Karen. On se retrouve au réfectoire ?

Mat [12:03] : Je t'attends devant le secrétariat

Chose dite, chose due. J'ai à peine le temps de froncer les sourcils que je découvre l'Italien se dirigeant d'un bon pas vers les bureaux administratifs, la mine sombre. Je l'accueille d'un salut chaleureux auquel il ne répond pas. Au lieu de quoi, il se passe une main dans ses boucles brunes, hésitant, le visage grave. Une boule d'angoisse se loge aussitôt dans mon estomac. Les propos d'Adam me reviennent en mémoire « parce que bien évidemment, tout ça n'est qu'une énorme maladresse, on s'en doute tous ! ».

- Je te demande pardon, Will, finit-il par lâcher piteusement. Ce qu'il s'est passé cette nuit, ça m'a rendu fou, je sais pas comment t'exprimer à quel point je suis désolé. J'ai complètement merdé, je suis inexcusable.

Son regard hanté, éteint, me pousserait à l'étreindre à son tour – à croire qu'aujourd'hui est là journée des câlins... - mais la suspicion d'Adam a ouvert une brèche de doutes. Je me décide à lui poser la question qui me brûle les lèvres.

- Comment elle a pu découvrir tout ça ?

Je n'ai pas besoin de préciser de qui je parle. Dans un soupir, il secoue la tête, désabusé.

- Elie est ma meilleure amie depuis notre première année. Je compte plus le nombre de fois où je lui ai prêté mon ordi pour qu'elle regarde un truc rapidement. Elle voulait checker je-ne-sais-plus-quoi sur internet et son téléphone était en rade... J'ai reçu un mail de Philipp qui me disait explicitement qu'ils n'avaient rien trouvé sur l'ordinateur mais qu'on savait de source sûre qu'Octavius avait appris sa mort donc que ça ne prouvait rien, et que je devais les rejoindre pour un débrief avec ton père. J'imagine qu'à partir de là, elles ont reconstitué le puzzle avec Charlotte. J'avais même pas capté qu'elle avait pu le lire, jusqu'à hier soir. Bref, je suis sincèrement désolé et j'espère que tu me pardonneras.

L'étau autour de mon cœur se relâche, soulagé de son absence de mauvaise intention.

- Et Elie, dans tout ça ? m'enquiers-je tout de même sans vraiment oser.

Une part de moi sait qu'elle compte pour lui, et que je n'ai aucun droit d'exiger de lui qu'il lui tourne le dos, quand bien même seules des pensées violentes me traversent l'esprit lorsque je pense à elle. Certes moins qu'à l'égard de Charlotte, mais mon poing me démange tout de même. Et une infime part de moi, puérile et mesquine, espère que Mathias lui en veut tout autant.

Un sourire triste déforme son visage.

- Elle s'est confondue d'excuses le soir même. Je l'évite depuis. Même si j'ai manqué de prudence en lui prêtant mon ordinateur, je n'en reviens toujours pas qu'elle en ait parlé à Charlotte. Je ne sais pas à quoi elle pensait. Besoin d'en parler ou non, Charlotte n'est clairement pas un exemple de fiabilité, Adam te le confirmerait. Et vu comme elle te déteste, il était certain qu'elle s'en servirait contre toi. Bref, Elie... je me sens trahi, et déçu. Pour le moment, je me porte mieux de la savoir loin.

Réconfortante, je presse doucement sa main avant de lui signifier que tout est OK. Contre toute attente, je ne jubile pas non plus de le savoir remonter contre elle. Pas même de soulagement. Sûrement parce qu'en fin de compte, tout ça n'est que triste. Dommage. Quel que soit le point de vue...

- On mange ensemble ? demande-t-il, un brin rasséréné.

- Je préviens Adam, acquiescé-je en sortant mon téléphone. Il doit m'attendre.

*****

A peine quelques minutes plus tard, ce dernier apparaît, un sac en papier à la main, après m'avoir demandé de l'attendre où j'étais. Je fronce les sourcils, redoutant que cet étrange changement de plan cache quelques choses de plus graves, mais il ne prend pas la peine de m'éclairer.

- J'en déduis donc que non, tu n'as pas délibérément permis à ta copine psychorigide d'obtenir l'information essentielle pour provoquer le coup d'éclat du siècle ? tance-t-il Mathias sans douceur.

- Adam ! protesté-je, choquée par son élan de colère.

Mathias accuse le coup. Les deux se défient silencieusement, se jaugent. Finalement, l'Italien hoche la tête avant de répondre par la négative à l'accusation d'Adam. Il lui répète en condenser son explication. Visiblement satisfait, bien que toujours réservé, le frère de Logan lui tend le sac en papier en signe de paix.

- Je savais pas ce que tu aimais alors prends celui que tu veux. J'aime tout et Will est du genre à bouffer n'importe quoi alors...

- Eh ! protesté-je en le frappant du dos de la main.

Cependant, devant le regard interrogateur de Mat, je lui confirme d'un geste de la tête que cela m'importe peu, ce qui me vaut une fanfaronnerie du Français. Mat pioche donc sa pitance dans le sac sans plus se soucier de ce qui va finir dans sa bouche.

- Mais pourquoi on ne mange pas au Patio ? finis-je par trouver le courage de poser la question.

Adam m'offre un sourire contrit.

- C'est Bagdad au réfectoire. Quand je suis parti, ton père se faisait siffler par un demi-millier d'adolescents remontés comme des coucous, celui de Charlie tentait de restaurer le calme en promettant la lune pendant que Hartmann tentait de faire descendre d'une table Ronald et Tibor, les potes d'Adrian, qui appelaient à la rébellion en faveur de ton exclusion. Bref, je me suis dit que ton absence ne serait pas remarquée et qu'une petite collation au calme ne nous ferait pas de mal.

Je serre les dents en imaginant le chaos qui sévit en ce moment aux Neuf Muses par ma faute. Je repense à la future démission de Karen. A mon père en train de se faire huer. De Clermont incapable de gérer la situation. Hartmann fatigué d'avance de devoir gérer les frasques des gamins qui lui servent d'étudiants. A tous les problèmes que j'ai causés.

- Eh, ça passera, m'assure Adam, réconfortant. Ne t'en fais pas pour ça, ils sauront gérer ce bordel.

- Karen se prépare à former un remplaçant, secoué-je la tête.

La surprise déforme brièvement leurs traits, à l'un comme à l'autre, vite remplacée par une forme de tristesse et de résignation.

- On verra ce qu'il en sera, dans l'immédiat, il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire à part profile bas, affirme le frère de Logan. En attendant, nous sommes attendus chez Vic et Logan.

La perspective de saluer le jeune couple me rassène un peu. Je n'ai pas revu la future maman depuis que le début de ce cauchemar, je m'impatiente d'avoir de ses nouvelles au milieu du chaos ambiant. 

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