Chapitre 3
D'une flexion du coude, je dévie le coup d'Adam censé m'atteindre au visage. Ni une ni deux, je brandis mon poing, déplace mon centre de gravité sur ma jambe avant pour gagner en puissance et frappe avec force le torse de mon coéquipier qui, surpris, hoquette mais ne se laisse pas démonter ; sans me laisser le temps d'enchaîner, il esquive d'une torsion du bassin mon attaque suivante, bloque mon avant-bras et tente de me faire basculer en avant. Je m'y attendais. Alors, loin de résister, je me laisse plonger vers le sol, me réceptionne d'une roulade avant de me redresser aussitôt à quelques mètres de mon partenaire, prête pour son prochain assaut. Le souffle court, nous nous observons en chien de faïence, attendant un mouvement de l'autre, une ouverture. Adam s'essuie brièvement le front tandis que je tente d'écarter une mèche de cheveux collée contre mon visage transpirant d'un geste de la tête. Il se décale légèrement sur la droite, dans une parfaite symétrie, je me déplace sur la gauche. Il fond sur moi. Alerte, je fléchis au dernier moment les genoux, glisse sous son bras brandi que je saisis vivement, et tends la jambe. Emporté par son élan, Adam n'a d'autre choix que de se laisser entraîner ; il pose genou à terre dans un dérapage contrôler avant de se retourner aussi soudainement vers moi. Inversant les rôles, il modifie la position de son avant-bras pour me saisir le poignet. Dans un même temps, il charge son autre bras pour me frapper dans le plexus. Prise au dépourvu par ce revirement brutal, je me dérobe de justesse à son attaque en me jetant au sol. Je lui assène une balayette qu'il évite d'un bond leste. Dans un même mouvement, je me relève pour lui faire face de nouveau. Haletant et transpirant, Adam crache plus loin avant de reporter toute son attention sur moi. Son regard gris métallique s'est paré de cette teinte plus sombre qu'il arbore quand il est pleinement consacré à ce qu'il fait, ses sourcils froncés de concentration mais une lueur inhabituelle anime ses yeux. Un mélange de... perplexité et peut-être une pointe d'admiration.
Depuis le fiasco de notre épreuve de survie, je me donne encore davantage lors de mes entraînements. Corps et âme jusqu'à épuisement. Mes progrès s'en ressentent et depuis quelques semaines à présent, Adam peine à me laminer rapidement. Il gagne toujours à la fin, mais je résiste toujours plus durement, lui rendant la tâche compliquée. Mais jamais encore je n'étais parvenue à lui tenir tête et surtout, à le mettre en défense. Or, voilà que depuis le début de notre séance il y a plus d'une heure à présent, il s'est retrouvé par six fois en posture défensive et j'ai bien failli le battre à un moment. Seules son expérience et une glissade imprévue de ma part lui ont permis de reprendre le dessus. Toujours est-il qu'il n'a pas encore réussi à me battre non plus et ma résistance semble agréablement le surprendre. Et s'il veut de la surprise, je lui en réserve une encore plus grande dans les prochains instants pour clore le combat...
Pour une fois, j'initie la prochaine attaque. Je fonds sur lui mais alors qu'il s'attend à ce que le coup vienne de mon poing, je change mon centre de gravité au dernier moment. Dans un dérapage contrôlé, je bascule mon poids sur ma jambe gauche pour lui asséner un coup de pied retourné si rapide qu'il peine à le bloquer de ses deux avant-bras. Le choc le fait reculer, mais il profite de mon équilibre fragilisé par mon enchaînement pour me faire tomber à la renverse. Je parviens tant bien que mal à rester debout tandis qu'il fond sur moi sans me laisser le temps de recouvrer pleinement mon équilibre. Avec fougue et vélocité, il m'assaille de toute part, m'obligeant à largement reculer. Bientôt à la lisière de la clairière, il s'apprête à m'administrer le coup de grâce — un puissant coup de pied à l'arrière du genou pour me soumettre — quand, un sourire mauvais aux lèvres, je le prends de vitesse ; fidèle aux conseils du coach, je cale mon pied sur sa cuisse pour me hisser, passe ma deuxième jambe par-dessus son épaule avant, d'une torsion du bassin, me laisser basculer en arrière, mains tendues vers le sol. Entraînés par mon mouvement, j'achève de le propulser à terre en ramenant mes jambes à moi puis me redresse fièrement. Il s'écrase lourdement sur l'épais tapis d'herbe qui amortit sa chute, ce qui ne l'empêche pas de pousser un grognement.
J'exulte aussitôt :
— Ah ah ! Alors c'est qui qui t'a mis minable ? Hein, c'est qui ? Je savais qu'aujourd'hui serait un autre jour ! L'élève a dépassé le maître, ah ah !
Emportée par mon intense satisfaction personnelle, je me lance dans une petite danse de la joie autour d'Adam, toujours allongé sur le dos, en chantonnant :
— Je t'ai mis, la misère, je t'ai mis, la misère, je t'ai mis...
Au même moment, une jambe me fauche derrière les chevilles et je m'étale de tout mon long à côté de lui. Un poids se dépose sur mon bassin tandis qu'Adam immobilise mes bras de chaque côté de ma tête, un air supérieur vissé sur le visage. Ma chanson de la victoire meurt sur mes lèvres tandis qu'il hausse un sourcil narquois.
— Tu disais... ? Ce n'est pas parce que tu m'as mis par terre que le combat est fini et que t'as gagné...
Il arbore son sempiternel sourire satisfait, comme à chaque fois qu'il prend le dessus sur nos entraînements, ce qui me tape sur le système. Je me débats furieusement mais sa poigne de fer ne me laisse pas bouger d'un iota. Vaincue et vexée, je baragouine en soufflant sur une mèche qui me tombe devant la bouche :
— C'est ça, t'es juste un mauvais perdant...
Son horripilant sourire s'agrandit encore tandis qu'il se met à susurrer :
— Oh non ! Serait-ce de la mauvaise foi ? Il me semble pourtant que les faits sont là et incontestables ! Tu es par terre et immobilisée : j'ai gagné !
— En trichant, protesté-je piteusement comme une enfant qui refuse de perdre. Mais OK, si t'y tiens, je te laisse ta pseudo victoire... Pour te faire plaisir.
Je fais mine de lever les yeux ciels comme si je consentais au désir puéril d'un gamin capricieux, ce qui arrache un puissant rire à mon coéquipier. Devant son hilarité, je me mords les lèvres pour retenir mon propre fou-rire mais je ne tarde pas à éclater de rire à mon tour. Des larmes perlent au coin de mes yeux tandis qu'Adam peine à garder sa position.
— Adam ? appelle une voix gracieuse derrière moi. Adam ? Willow ?
L'intéressé relève aussitôt la tête en direction du timbre doux et mélodieux de Charlotte, nous ramenant immédiatement à la réalité. La jeune au carré brun nous observe étrangement, un sourcil dressé.
— Vous vous adonnez à de bien étranges activités dans les bois, tous les deux... commente-t-elle avec une pointe dédain.
Recouvrant aussitôt ses esprits, le frère de Logan se redresse puis me tend la main pour m'inviter à faire de même. Dans une vaine tentative de garder contenance, je m'époussette distraitement pendant qu'Adam lui rétorque, un brin cassant :
— On s'entraîne.
— Encore ? s'étonne son ex. Je croyais pourtant que vous n'étiez plus obligés de travailler ensemble pour Eos...
— En effet, mais Octavius court toujours, lui. Ce n'est pas parce qu'on en a plus l'obligation qu'on doit arrêter. On forme une bonne équipe et ça nous entraîne. Tout bénef.
L'aveu du français surprend Charlotte dont le regard s'assombrit. Un mélange de tristesse et de colère semble soudain l'animer. Elle est vexée.
— Super ! s'enthousiasme-t-elle pourtant faussement. Vous avez raison, on ne sera jamais assez prêts pour affronter tout ça. Vous faites bien de continuer à vous préparer.
Un faux sourire relève la commissure de ses lèvres. Elle nous observe tout à tour et je me prends soudain dans une profonde admiration de mes ongles pleins de terre mais éviter son regard empli de jugement. Elle rejette ses cheveux en arrière, redressant le menton.
— En attendant, Adam, reprend-elle avec assurance, c'est Logan qui m'envoie. Il te cherche depuis une heure et tu ne réponds pas à ton téléphone. Il t'attend sur la plage aux catamarans. Il m'a demandé d'ajouter que t'avais plutôt intérêt à te bouger les fesses si tu ne veux pas qu'il te fasse manger le sable.
Le concerné acquiesce, en dépit de l'étonnement qu'il doit ressentir. Ce n'est pas dans les habitudes de son frère de le convoquer de la sorte. De plus, il s'agit du même point de rendez-vous que celui que nous a fixé Hartmann. Comme pour confirmer mes soupçons, Charlotte se tourne vers moi et me désigne d'un vague geste de la tête.
— T'es conviée aussi Will.
Puis elle s'en va. Adam et moi échangeons un regard interrogateur mais ni l'un ni l'autre n'a de réponse à apporter sur ce que signifie cet étrange rendez-vous qui tombe parfaitement au même moment que celui de notre coach. Sans plus attendre, il se penche vers son sac abandonné contre un arbre pour éplucher son téléphone mais à part quelques menaces très imagées de Logan, cela ne nous apprend rien de plus. Ayant encore quelques minutes avant de devoir rejoindre notre entraîneur, nous décidons de rapidement gagner la plage d'un petit footing pour détendre nos muscles après notre rude séance clandestine.
Sur place, un vent frais nous accueille de plein fouet. Le ciel s'obscurcit largement mais promet une nuit étoilée. Le roulis des vagues accompagne le bruit de nos pas. La plage est déserte. Tous les élèves ont dû regagner le dortoir ou déjà patienter devant le Kiosque en attendant le dîner. À cette pensée, mon ventre émet un gargouillis d'approbation, ce qui me vaut un regard moqueur de mon partenaire auquel je réponds en lui tirant la langue. Il me désigne le champ de petites embarcations qui sommeillent sur le sable froid en attendant le lendemain qu'une poignée d'étudiants les sorte en mer. Leurs mâts se dressent dans la pénombre croissante. Derrière, les murs en béton des vestiaires se tiennent. Nous nous avançons en silence, attentif au moindre signe suspect quand finalement, une silhouette se dessine à côté des catamarans.
— Vous en avez mis du temps ! râle Logan. Vous faisiez quoi pour être aussi injoignables ?
Nos entraînements avec Hartmann étant censé rester secrets sous peine que nous soyons tous les trois expulsés, Adam et moi avons préféré la jouer discret quant à nos propres séances de combat. Pas vraiment un secret non plus, nous avons simplement cherché à attirer le moins possible l'attention sur nos rendez-vous clandestins. Adam hésite sur la réponse à donner à son frère mais je sais déjà qu'il va lui dire la vérité. Ils sont tout bonnement incapables de se mentir. L'un comme l'autre. Se cacher quelques trucs, oui, se mentir, non. Impossible.
— On a continué à travailler ensemble les techniques de combat, avoue finalement mon ami, confirmant mon intuition.
— Je vois, approuve son frère. Bonne initiative. Ça explique tes progrès fulgurants, Will.
Je rougis à son compliment mais il fait tellement sombre qu'il ne doit pas s'en apercevoir.
— Qu'est-ce que tu voulais ? reprend Adam. À part, je cite : « me suspendre par le pied au-dessus d'une marre de crabes affamés » ?
Logan sourit à la mention de sa menace. Au même moment, deux autres silhouettes apparaissent derrière lui, sortant du vestiaire. Un flot d'adrénaline se déverse dans mes veines. On se croirait dans un guet-apens peu rassurant. Adam doit se faire la même remarque puisqu'il se décale imperceptiblement vers moi, comme un rempart. Surpris par notre attitude, son frère se retourne pour étudier la cause de notre nervosité mais loin de s'inquiéter, un sourire satisfait point sur son visage. Si je n'avais pas autant confiance en lui, je me serais déjà mise à courir.
— Alors Will ? me parvient finalement la voix du coach, la technique que je t'ai apprise hier a-t-elle portée ses fruits ?
Dans un parfait ensemble, Adam et moi nous détenons instantanément, libérant enfin l'air emprisonné dans nos poumons. Je hoche vivement la tête en souriant.
— Parfaitement ! Vous auriez vu sa tête ! Il n'a rien compris à ce qui lui est arrivé, c'était magique !
— Je suis content pour toi, acquiesce Hartmann. Ça lui fera peut-être ravaler son petit air supérieur...
A côté de moi, Adam a la bouche pincée, parfaitement conscient qu'on parle de lui.
— Vous avez fini ? s'offusque-t-il, faussement vexé. Et puis, je peux savoir pourquoi Will a droit à des techniques spéciales, d'abord ?
— Ça t'apprendra à rater mes entraînements, Lombardo, le rabroue le prof de voile.
— Et si nous en venions au fait... ? s'impatiente le troisième homme.
Mon cœur manque un battement. L'hilarité retombe aussi sec. La voix grave et sérieuse de mon père a le don de plomber l'ambiance. Mais que fait-il ici, lui aussi ?
— Tu as raison Jon, approuve Hartmann. Voyez-vous, les jeunes, j'ai bien peur de ne pas avoir toutes les compétences nécessaires pour votre apprentissage des armes. En toute honnêteté, on a déjà atteint les limites de ma propre maîtrise. J'ai alors pensé, comme ton père était déjà au courant...
— T'étais au courant ?! relevé-je avec surprise.
Mon père part d'un large rire caverneux.
— Willow, si maintenant mes hommes assurent la sécurité de l'Ecole, ce n'est certainement pas pour être aussi aveugle qu'avant ! Ils hommes me rapportent le moindre fait et geste de chaque personne présente sur l'île ! Tu croyais vraiment que vos entraînements clandestins nous ont échappé ?
Penaude, je ne trouve rien à rétorquer. C'est vrai que présenter comme ça... j'ai été bien stupide de penser que mon père ignorait tous de nos agissements.
— Mais l'idée est bonne et je pense que cet apprentissage vous est nécessaire alors je n'ai rien dit, poursuit mon père. Je pense même qu'il devrait être étendu à l'ensemble de la section militaire mais Charles et Karen refusent d'en entendre parler.
Je ne suis en aucun cas surprise que ce lâche de directeur, M.De Clermont, s'oppose à ce que ses élèves apprennent à se servir d'une arme et encore moins à ce que ce soit mon père qui leur enseigne. Il a déjà eu du mal à accepter la présence de mon père et de ses équipes sur l'île — sans l'ordre exprès de M.Collins, le père de Liam, et directeur de l'organisation d'Athéna, il aurait sûrement catégoriquement refusé en dépit du danger que courent ses étudiants — alors lui déléguer davantage de pouvoir... tout bonnement hors de question. Or, bien que mon père ait partiellement repris le poste de M.Schuman — accusé d'être au service de notre ennemi Octavius Di Prospero — au sein d'Eos, le père de Charline a encore les compétences nécessaires pour contrôler l'apprentissage des adolescents de la section militaire. S'il accepte qu'on nous enseigne les armes, ça ne sera plus le cas...
— Bref, continue mon père. J'ai demandé à Logan de vous surveiller et de me faire un rapport de vos aptitudes pour décider si oui ou non, on approfondirait encore davantage vos entraînements.
— Tu nous surveillais ? s'insurge à son tour Adam à l'adresse de son frère. Et tu ne m'as rien dit ?
— Secret professionnel, frangin, réplique le concerné. Et puis, tu ne m'as pas davantage parlé de tout ça, je te signale.
— Oui, mais t'étais au courant au final... marmonne mon coéquipier. Et ton numéro de tout à l'heure, c'était du flan ?
Logan hausse les épaules avec un sourire, fataliste. Les deux frères semblent échanger silencieusement un court instant, une conversation totalement incompréhensible pour nous autres mais ils doivent en arriver à la conclusion qu'ils régleront leur différend plus tard. Adam lance un dernier regard noir au bras droit de mon père, qui ne semble aucunement prendre au sérieux la rancœur de son frère.
— Et donc... ? interrogé-je finalement.
— Et donc, conclut mon père, j'ai décidé que Logan allait prendre en charge, avec l'aide de Clovis, votre entraînement. De temps en temps, j'interviendrai pour vérifier que tout fonctionne mais ce sera majoritairement eux qui vous encadreront. Des questions ?
Après nous être assurés des aspects plus pratiques de cette nouvelle organisation, mon père nous fait enfin signe que nous pouvons disposer. À mon plus grand bonheur, je commençais à mourir de faim...
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