Chapitre 28
On me guide précautionneusement jusqu'au bord du toit. La silhouette massive de Mathias se dresse sans cesse devant moi, m'empêchant de regarder au sol avec application. J'entends les deux hommes discuter sur la manière de procéder pour me ramener à l'intérieur. Leurs hésitations me tirent légèrement de ma torpeur. Sans réfléchir, je me laisse tomber dans le vide. Acrobatie mainte fois réalisée, mon corps s'anime de lui-même : il saisit le rebord bétonneux qui retient la gouttière, se contorsionne pour lancer les pieds devant, se réceptionne sans difficulté à la fenêtre ouverte. Peut-être que si Adrian s'était montré aussi habile, que son corps avait agi d'instinct, par réflexe, il aurait pu éviter la chute... Comme une attirance malsaine, mes pas me ramènent vers la fenêtre, les yeux vers le point d'impact. Une troisième personne les a rejoints, occupée à transmettre je-ne-sais-quoi par sa radio. Les deux autres soulèvent la dépouille dans un même mouvement pour délicatement la déposer dans un sac noir, fraichement apparu. Sans résistance, le plus âgé remonte la fermeture éclair et une paire de bottes militaires me cache la suite. Je n'ai toutefois pas besoin de voir pour m'imaginer la suite ; Adrian, enfermé dans son opaque blouse noire, amené dans une douceur contestable dans un endroit inconnu et froid. L'espace d'un instant, comme dans un bug, je ressens un élan de compassion, me figurant l'inconfort et la peur qu'il doit éprouver. Puis la réalité me rattrape violemment : il ne ressent plus rien, puisqu'il est mort. Par ta faute. Prise de nausées, j'attrape in extremis la poubelle de chambre de Mathias. Je sens les regards de pitié de mes accompagnateurs tandis que je recrache tout ce que pouvait contenir mon estomac. Je reste une minute à observer cette dégoutante mélasse qui pourtant ne parvient à me répugner davantage que les souvenirs de cette nuit, avant de fermer les yeux, tentant vainement de retrouver un peu de lucidité.
Quelqu'un s'approche, s'agenouille à mes côtés. Un léger contact sur ma peau, à peine un effleurement, mais je me dégage avec violence. Affolée, je découvre le visage incrédule de Mathias, son geste en suspens. Je me radoucis aussitôt, même si je ne regrette pas de l'avoir repoussé. Mon poignet picote là où ses doigts m'ont touchée, mon poignet et ma main plein de sang. De son sang. Celui que j'ai sur les mains. Mathias ne comprend pas mon élan de recul, je le vois bien, mais les mains devant lui, il continue d'essayer de m'apaiser.
- Will, tout va bien. Tu ne risques rien. On va t'emmener voir ton père, d'accord ?
Prise d'un élan d'étrange lucidité, je secoue négativement la tête.
- Je... Il faut que je prenne une douche. Je dois me laver. J'ai besoin de me rincer, d'enlever... Il faut que je me nettoie.
Comme un besoin impérieux, je me mets à frotter mes bras avec acharnement, je gratte de mes ongles jusqu'à m'arracher la peau mais rien n'y fait. Le sang séché forme comme une couche protectrice, un gant macabre, autour de mes mains. Les larmes me reviennent mais ne coulent pas tandis que je m'échine vainement. Cette fois, Mathias attrape mes poignets fermement, m'empêche de continuer ma besogne.
- Ok, ok, Will. C'est bon, arrête ça. Tu peux utiliser ma douche. On ira voir ton père ensuite, d'accord ?
J'acquiesce. Soulagé, l'Italien me relâche avant de me désigner la porte. J'obtempère sans me poser de question. Göran parle dans sa radio, tandis que Mathias me sort une serviette que je n'ose pas saisir, de peur de la tâcher. Il la pose alors sur le rebord de l'évier.
- Göran est parti te chercher des affaires. On t'attend de l'autre côté.
Une fois seule, je me déshabille tel un automate. J'allume le robinet à fond, l'oriente sur une chaleur presque douloureuse. Seule la brulure de l'eau pourra me laver de cette nuit. La tête sous le jet, j'observe le ruissellement du bac à douche se teinter doucement de rouge. Je frotte, je frotte, je frotte. Même lorsque ma peau a retrouvé sa douceur, je continue de frotter, sans arrêt. Mes bras sont en feu mais je n'en ai cure. J'ai besoin de cette douleur. Lorsqu'enfin du sang perle de nouveau, que mon sang recouvre les vestiges du sien, je laisse mes mains mollement retomber. Satisfaite. Epuisée. Je colle mon front contre le carrelage humide, mes larmes me montent aux yeux mais je me mords l'intérieur des joues pour les retenir, certaine que si je les laisse s'échapper, je m'écroulerai. Après de profondes inspirations, mes yeux sont redevenus secs. Clairs. Je m'écarte de la paroi de douche.
Enveloppée d'une serviette onctueuse, les pieds sur le tapis de bain qui chatouille mes orteils, j'observe mon reflet trouble dans le miroir plein de buée. J'y reconnais la teinte acajou que prennent mes cheveux lorsqu'ils sont mouillés, la forme assez ronde de mon visage, mes lèvres fines. Dans ce reflet nébuleux, je pourrais me reconnaitre. Mais je sais qu'il est trompeur, qu'en balayant la buée, je retrouverais mon visage cerné, mon teint pâle et mon regard... changé. Mon image s'était déjà modifiée dans les toilettes publiques de cette gare à Florence, juste après le décès de mon grand-père. Cette nuit, je suis terrifiée de me retrouver face à une parfaite étrangère, de ne plus retrouver la Will libre et insouciante, celle qui ne jurait que par l'horizon et son violon mais d'affronter Willow, la fille de son père qui, comme lui, est devenue une combattante, une guerrière capable de tuer pour sa survie. Je ne chasse pas la buée du miroir. Je continue de fixer ce reflet voilé, je souris au mensonge qu'il me soumet.
Comme promis, je trouve empilés sur une chaise mes rechanges. J'enfile les vêtements frais et propres, rassemble mes cheveux en un chignon flou, avant de quitter la salle de bain. Maintenant, il me faut affronter les événements. Dans une inspiration, je blinde mes émotions, tente de retenir toute trace de sensibleries. Lorsque je me dresse devant mes compagnons, je serre les dents pour ne plus rien laisser paraître. Sans les attendre, je quitte la chambre de Mathias pour rejoindre l'escalier central que je dévale au petit trot. Derrière moi, les deux hommes me suivent sans un mot, bien que je ressente leur perplexité mêlée d'inquiétudes. Cela m'agace, leur sollicitude me fragilise, alors j'accélère encore le pas. Je gagne le rez-de-chaussée, franchis la lourde porte en bois et m'élance sur le petit chemin d'un bon pas, en direction du Dortoir Moderne où logent les plus jeunes élèves. Bien que je n'y sois pas allée souvent, je ne prête aucune attention à son architecture entre l'ancien et le moderne, mélange de pierres et de verres, son entrée en ogive et son sol semblable à un échiquier. Je néglige les six ascenseurs disponibles pour gravir les cinq étages à pied, l'exercice m'aidant à réfréner mes pensées. Au dernière étage, je m'arrête devant la porte dont le numéro 547 brille en chiffre doré. Je martèle à la porte un bref instant, avant que celle-ci ne s'ouvre sur le visage surpris de Karen. Que fait-elle dans les appartements de mon père ?
- Entre Will, ton père est parti coordonner ses équipes, il revient sous peu.
Elle remercie mes deux accompagnateurs avant de les congédier gentiment.
- Ton père m'a demandé de t'attendre ici, m'apprend la conseillère d'éducation. Il a pensé que ma présence te ferait du bien mais si tu veux que je m'en aille, n'hésite pas, je comprendrais très bien.
Evidemment. Au vu des événements de la nuit, mon père a pensé qu'un soutien psychologique et amical m'aiderait, et puisque cela concerne directement l'école, Karen a toute sa place ici. J'aurais dû y penser... Je lui fais signe que cela me convient avant de me vautrer dans le canapé crème qui trône au centre de l'espace, comme en terrain conquis. Elle fronce les sourcils devant mon étrange attitude mais ne dit rien. Comme tout le monde visiblement.
- Il m'a très brièvement rapporté les informations dont il disposait, m'apprend-elle de sa voix douce, celle qu'elle prend lorsqu'elle endosse son rôle de psychothérapeute – mais j'ignore encore s'il s'agit là d'un acte délibéré de sa part ou un réflexe inconscient. Comment tu te sens ?
Je hausse les épaules, feignant l'assurance et l'indifférence comme un bouclier.
- Comme quelqu'un qui a commis un meurtre, lâché-je tranchante.
Ses yeux s'écarquillent sous la dureté de ma réponse mais je devine déjà ses neurones psychanalyser ma réaction. Je déteste lorsque je ressens aussi vivement sa profession ; lors de nos dernières séances, Karen avait davantage tenté l'approche amicale et bienveillante, moins formelle. J'avais l'impression de me confier à une parente, une tante ou une marraine, ce que je préfère largement. J'éprouve moins cette sensation d'être une patiente fragile en thérapie, que son écoute est forcée par le besoin du métier.
La conversation ne va pas plus loin, interrompue avant même qu'elle ne commence vraiment par mon père qui se précipite sur moi, Amanda sur les talons.
- Quand ce n'est pas toi qui vas à l'infirmerie, c'est elle qui vient à toi, décidément ! plaisante-t-elle avec légèreté.
Et cela me fait un bien fou. Loin d'y aller avec des pincettes, la cheffe infirmière m'a toujours reçue avec son franc-parler sans jamais me prendre en pitié, tenter d'amoindrir les choses, de se comporter avec moi comme si j'étais un chiot terrifié.
Je me redresse pour la laisser m'ausculter. Elle repère en un coup d'œil les blessures plus importantes que les autres, désinfecte et bande les plaies ouvertes, contrôle ma douleur à la hanche... Je me prête à l'exercice sans broncher, soulagée de profiter d'encore un instant de répit avant que mon père ne lance les hostilités. Tout en poursuivant l'examen médical, j'étudie ce dernier du coin de l'œil. Il semble tendu, les bras croisés, mâchoires serrées mais je ne décèle aucune colère, aucun signe de reproches imminents, seulement les résidus d'une inquiétude fraichement soulagée, et le poids de nombreuses et lourdes préoccupations.
Bientôt, Amanda termine sa besogne puis quitte l'appartement. Droite face à mon père, immobile, je me sens flanchée. Je me laisse de nouveau tomber sur le canapé, un coussin contre mon ventre en maigre protection. Mon père se serre un verre d'alcool ambré en soupirant.
- Comment tu te sens ?
Contrairement à la question de Karen, je me contente d'un banal « ça va » qui n'a pas de sens. Néanmoins, la réponse semble le satisfaire. Il semble hésitant sur la marche à suivre. Le soldat en lui aimerait m'interroger, obtenir des réponses rapidement mais le père se souvient qu'il n'est pas censé me brusquer, Coralie et Karen le lui ont maintes fois reproché. Mais ce faux-semblant me gêne encore plus que sa brusquerie coutumière. Alors je n'attends pas sa question pour lui donner les réponses. Mais je ne suis pas encore capable de parler du meurtre, alors je commence de plus loin. Peut-être qu'en parlant, les mots me viendront plus facilement ensuite...
- Depuis quelques mois, depuis qu'on a failli y passer lors de l'épreuve de survie à vrai dire, on savait avec Adam que quelqu'un dans notre cercle proche, très proche, était de mèche avec Octavius...
Et mes révélations s'enchaînent, s'écoulant avec violence et brusquerie. L'élément qui nous a mis la puce à l'oreille, notre choix de silence, la façon dont nous avons mené notre enquête, les éléments qui nous avaient poussé à soupçonner untel ou un autre de nos amis... La consternation se lit sur le visage de mon père qui semble de plus en plus se retenir de crier, bien qu'il ne m'interrompe pas. Je poursuis mon récit, la liste obtenue par Mathias et les conclusions qu'on en a tiré, et ma rencontre inopportune avec Adrian sur le toit.
- C'était un accident, je ne voulais pas ! Il m'attaquait et... et j'ai juste essayé de l'immobiliser au sol ! Sauf qu'il a...
Les genoux serrés contre moi, je tente d'apaiser ma voix, de reprendre mon souffle. Je lutte pour chasser les images de ma mémoire mais chaque mot que je prononce les appelle un peu plus. Les larmes menacent mais je parviens à maitriser mon discours, seule la démangeaison de mes mains trahit mon trouble grandissant mais je serre les dents, je serre les poings.
- ... qu'il a perdu l'équilibre. On a dévalé la toiture, j'ai réussi à me retenir avant de tomber mais pas lui. C'est de ma faute, tout est ma faute ! J'aurais dû tenter autre chose ! je savais que le toit était dangereux et glissant ! Je... j'aurais dû tout vous dire bien avant... Je suis désolée.
Piteuse, je n'ose affronter leur regard. Tout au long de mon récit, bien que surprise, Karen m'a semblé égale à elle-même : bienveillante, à l'écoute, encourageante. Elle tente une parole réconfortante tandis que je les entends se déplacer dans la pièce. Je leur ai raconté tout ce qu'il y avait à raconter, maintenant ils vont débattre de la marche à suivre. Et visiblement, ils ont fait le choix de m'exclure de leur concertation. Reparler de tout ça a réveillé la brûlure de mes mains. Bien que je sois certaine de les avoir lavées avec acharnement, d'avoir chassé chaque trace de sang de ma peau, j'ai l'impression qu'elles baignent encore dans le liquide poisseux... Je sens ma lucidité s'étioler de nouveau, l'horreur me submerger. Quel blindage, Will ! Ne supportant plus leur vue, je les enfuis sous mes jambes. Devant moi, mon père et Karen continuent de discuter entre eux, tendus, sans m'accorder rien d'autres que quelques coups d'œil à la dérobée. La colère monte, réancre ma conscience, m'offre une bouée dans le bordel émotionnel de ma tête.
— Vous allez arrêter de m'ignorer, bon sang ?! hurlé-je en me levant brutalement. JE SUIS LA, JE VOUS SIGNALE !
Et la digue rompt totalement.
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