Chapitre 23
Malheureusement, ma détermination n'a pas tenu la journée suivante. Si je me suis levée d'un bon pied, fermement décidée à, au moins, amorcer une réconciliation, à peine ai-je croisé Adam que je me suis défilée. Devant son regard acier, me sont revenus en tête comme un maelstrom confus de souvenirs les événements de l'avant-veille, la conversation d'hier avec les filles et les récentes envies qui m'animent désormais, me provoquant un accès de timidité qui m'a fait perdre mes moyens. Et devant l'attitude distante d'Adam, je n'ai pas su comment agir. Plutôt que de lui tendre la main, je me suis contentée d'un bref sourire avant de me détourner et m'asseoir à côté d'Ania comme si de rien était pour le petit-déjeuner. Et malgré ma bonne volonté et les encouragements des filles, impossible d'adopter un autre comportement par la suite... La pression n'a fait que croître le reste de la journée et plus j'essayais, plus l'intimidation devenait écrasante. Moralité, Adam doit penser que je l'évite, ce qui ne va pas arranger nos affaires... Parfois, je déteste être moi. Pourquoi ne pourrais-je pas avoir l'assurance suffisante pour lui balancer, la main sur la hanche, quelque chose comme « je crois qu'on s'est mal compris, chéri » avant de le saisir par le col et l'embrasser sauvagement ?
Rouge pivoine à cette pensée, je secoue la tête pour chasser cette idée saugrenue. Assurance ou pas, ce n'est pas comme ça que je voudrais que ça se passe.
- A quoi est-ce que t'as pensé cette fois ? m'interroge Liam, adossé au mur de la salle de bal.
Mon étrange comportement tout au long de la journée, ainsi que les petites phrases positives des filles a éveillé sa curiosité. Et quand il a simplement posé la question, mes amies m'ont étudié pour déterminer quelle stratégie adopter. Je me suis alors contentée de hausser les épaules et Jaz lui a tout raconté pour moi. Bizarrement, mettre Liam dans la confidence ne m'a pas dérangée, contrairement à ce que j'aurais pensé. Il a souri devant l'aveu et m'a adressé une boutade pour m'encourager, et sa réaction simple et sereine m'a réconforté. Tout ça m'a paru moins grotesque et soudain plus accessible, même si cet élan de confiance n'a pas duré longtemps. Néanmoins, à partir de là, Liam a tenu à participer à chacune de nos conversations, guettant mes moindres progrès avec presque autant d'enthousiasme que Jaz et Charline. D'ailleurs, cette mission cupidon commune a tout de même eu le mérite d'apaiser la tension entre eux ! Ils ne se sont pas disputés une seule fois, et ont même réussi à se mettre d'accord à plusieurs reprises. Si mes pathétiques mésaventures peuvent au moins servir à leur rabibochage, ça me va !
Je lui adresse un froncement de sourcils suspicieux, en resserrant mon manteau trempé par la pluie autour de moi.
- Me regarde pas comme ça, se défend-il en riant. T'as passé ta journée à rougir, j'en deviens curieux de savoir ce que t'as imaginé !
Gênée, je cache mon visage dans mes mains gelées. Donc non-seulement j'ai des pensées perverses mais en plus, tout le monde le devine ? Achevez-moi.
- Bon, je vais le coincer, décide Charline en s'animant à côté de nous. Je vais lui dire que j'ai besoin d'aide pour je-ne-sais-quoi, l'emmener dans un coin isolé et tu pourras enfin lui parler, Will !
- Tu veux pas non plus aller lui demander s'il veut pas sortir avec Will, tant que t'y es ? temporise Jaz. On est plus au collège. Un peu de subtilité mesdemoiselles ! Et Liam. Pardon.
L'Anglais secoue la tête avec humour.
- Pas de souci, je ressens tout mon côté féminin gossip s'éveiller à votre contact et je le vis bien.
- Pour maintenant, ça attendra demain, propose Ania. Je doute que M.Santiago nous ait demandé de braver la tempête pour organiser une petite fête, on aura suffisamment à penser pour ce soir...
Effectivement, tout autour de nous dans le couloir, une centaine d'élèves se serre devant la porte de la grande salle. Le reste de notre cercle se tient un peu loin, au milieu de la foule, Adam y compris. Mais en pleine conversation avec Valentin et Leander, il ne se tourne à aucun moment vers nous. Autour de lui, je reconnais le visage de mes camarades de la section militaire, pour l'essentiel, mais certains autres me plongent dans mes interrogations. J'ai d'abord pensé que la réunion concernerait un nouveau programme d'apprentissages pour les militaires mais peu à peu, quand d'autres visages sont apparus, j'ai compris que mon hypothèse n'était pas la bonne. D'abord parce que mon père aurait pu simplement nous annoncer ça avant une session d'Eos, ce qui aurait évité toute cette mise en scène, ensuite parce que je n'ai pas réussi à déterminer le rôle que viendrait jouer les nouveaux arrivants. Non, il se passe autre chose. D'autant que ces derniers ne répondent à aucun critère homogène. Il y a aussi bien des élèves d'Eos, que des non-initiés, des dernières comme des premières années, bien que les très jeunes soient largement sous représentés. Au loin, je reconnais l'élève de 6e qui m'a soi-disant effrayé dans les bois lors de mes premiers jours aux Neuf Muses. Dean, si ma mémoire est bonne. Il semble déboussolé, perdu au milieu des plus grands, sans aucune personne avec qui partager son stress manifeste.
Lorsqu'il sent mon regard, il se retourne vers moi. A son visage mal-à-l'aise, je devine qu'il m'a reconnu. Je lui adresse un large sourire ainsi qu'un léger signe de la main pour lui témoigner que tout va bien. Son expression se détend aussitôt et, après une hésitation, il s'approche de nous.
- Salut, tente-t-il timidement.
Surpris par son apparition, mes amis répondent poliment.
- Dis, Willow... commence-t-il en se tordant les mains, j'ai pensé que... comme c'est ton père qui nous a tous convoqués... peut-être que tu savais ce qu'il se passe ? Je sais pas trop ce que je fais ici... au milieu de vous tous.
Etonnée par sa détresse, je pose une main rassurante sur son épaule.
- Je ne sais pas non plus mais tu n'as rien à craindre. Mon père doit seulement avoir un truc à nous dire, puis on pourra tous retourner dans nos chambres.
Il acquiesce avec reconnaissance.
- Tu sais, mon père m'a un peu parlé de la situation, d'Octavius et de son désir de prendre possession des Neuf Muses et d'Athéna. Je sais que c'est à cause de lui que l'Ecole va si mal et que ton père est là, que c'est contre lui que vous vous battez, vous les grands. Vous êtes courageux, vous. Moi, depuis que je sais, j'essaie de rationaliser mais en vérité, j'ai peur dès que je traverse le sentier principal seul... J'aimerais être plus forts, comme vous.
Bouleversée, je tente de capter ses yeux fuyants et légèrement embués. Quand enfin je les croise, je lui offre mon visage le plus confiant que je puisse.
- Le secret, c'est qu'on ressent exactement la même chose que toi, confessé-je. Tout comme toi, on essaie de surpasser cette peur, et comme on est un peu plus âgé, on y arrive un peu plus. Mais un tout petit peu plus. Et c'est en s'y efforçant un peu chaque jour qu'on se rend compte qu'on a moins peur. Je suis persuadée qu'en vérité, tu es tout aussi courageux que nous. Il faut juste que tu apprivoises ce nouveau sentiment.
Il s'apprête à ajouter quelque chose quand mon père apparaît finalement dans l'embrasure de la lourde porte en bois de la salle de bal, interrompant notre conversation. Il invite les élèves à pénétrer dans la pièce d'un ample geste du bras avant de disparaître à l'intérieur. En masse désordonné, les étudiants passent la porte et tandis que nous suivons le mouvement, je perçois l'hésitation de Dean.
- Tu t'assoies à côté de moi ? lui proposé-je avec un clin d'œil.
Un soupir de soulagement soulève sa poitrine. Sa gratitude évidente m'arrache un pincement au cœur ; un gamin aussi jeune ne devrait pas être impliqué dans une histoire pareille. Déjà nous, les « grands » comme il nous a désignés, ne devrions pas l'être alors lui ? Alors qu'il n'a pas plus de douze ans, treize maximum ?
Il m'emboite le pas, le cœur un peu plus léger et nous entrons dans l'immense salle de bal – qui pourtant n'a rien de festif, ce soir. L'immense chandelier, ainsi que le mobilier de fête repoussé dans un coin, est protégés par de grands draps blancs poussiéreux, une discrète odeur d'humidité empreint l'espace dégagé. Les fenêtres s'illuminent aux rythmes de l'orage dehors et le bruit de la pluie sur les carreaux résonne sous le haut plafond. Un large tissu, blanc lui aussi, a été étendu devant la scène, comme pour servir d'écran de projection. Et j'aperçois effectivement un vidéoprojecteur au milieu de la pièce. Devant l'absence de chaise, la masse étudiante piétine, ne sachant quoi faire mais finalement, Logan apparaît depuis l'angle de la scène et fait signe à tout le monde de s'asseoir, ne nous laissant pas l'opportunité de rejoindre le reste de notre cercle. Par grappe désordonnée, nous nous installons à même le sol, plus ou moins face à l'écran improvisé.
- J'adore l'organisation de ton père, raille Charline en époussetant le sol à côté de ses pieds. Bientôt, on va faire les débriefings autour d'un gouter dans l'herbe...
- C'est plutôt convivial comme idée, approuve Liam. Je suis sûr que l'appétit de Will apprécierait l'attention.
Mon père capte l'attention, intimant le silence, ce qui me prive de répartie alors je me contente de tirer la langue à mon ami avant de me concentrer sur la scène. Du coin de l'œil, je remarque que Dean sourit à pleine dents. Boarf, si les incessantes moqueries que je subis l'aident à se détendre...
- Je vous prie d'excuser cette assemblée somme toute peu... orthodoxe, commence Karen avec gêne. Mais face à votre nombre et à l'urgence de la situation, nous avons été contraints à une organisation sommaire. Ne perdons pas de temps, Jon, je te laisse la main.
Sa voix peine à couvrir le bruit de la pluie mais reste audible, si l'on tend consciencieusement l'oreille. Mon père réduit l'éclairage pour projeter ce qui ressemble à une liste de noms, difficilement identifiables de là où nous sommes. L'image tressaute, se rétablit, disparaît à nouveau. La réunion s'annonce pénible. Une silhouette que j'identifie comme Domitille effectue quelques réglages et enfin, la projection se stabilise de manière lisible. Je la parcours brièvement, en retenant mon souffle. Certains noms sont en italique. J'en dénombre une douzaine au total, majoritairement en tête de liste, dont les deux premiers noms sont celui de Liam et le mien mais il y a aussi celui d'Elinore, de Charline et d'Adam, dernier des prénoms en italique. Il ne me faut pas longtemps pour deviner la nature du contenu que j'ai sous les yeux : cette liste répertorie les cibles d'Octavius. En italique, les élèves susceptibles d'être stratégiquement intéressants pour Octavius, ceux qui pourraient représenter un moyen de pression important sur leurs parents plus ou moins haut-placés dans la hiérarchie d'Athéna, je suppose. Le tout classé par ordre d'importance ? Je parcours de nouveau les premiers noms ; Liam, le mien, Elinore, Adam, Charline... jusque-là, aucune surprise. Cependant, je tique sur le huitième prénom : Dean Garroway. Prise d'un mauvais pressentiment, j'ai besoin de m'en assurer.
- C'est ton nom, Garroway ?
Hélas, il confirme bel et bien ma déduction. S'il est si haut dans la liste, c'est qu'un de ses parents a un rôle important, ce qui explique sûrement pourquoi son père lui a exposé la situation. Pour le prévenir du risque. Je serre inconsciemment le poing de colère. Un gosse de douze ans, vraiment.
Je poursuis ma lecture, m'intéressant aux autres noms, ceux qui ne sont pas soulignés. Assez surprise, je constate que l'entièreté de mon cercle y figure, bien que Valentin ou les jumeaux figurent en fin de liste, à la suite des autres, comme un dernier ajout, à l'exception de Jaz. Après une énième relecture, je réalise également que la totalité de la section militaire, et un certain nombre d'étudiants d'Eos, sont inscrits. Si l'italique correspond aux cibles susceptibles d'être exploités pour un chantage, le reste désigne-t-il les gêneurs ? J'ai l'impression que cela comprend les très bons élèves, ceux qui ont un rôle hiérarchique ou encore ceux qui représentent un risque pour Octavius ; les militaires aptes à se défendre face à une attaque et ceux qui ont décidé de s'investir dans la protection de l'Ecole. Au final, celle-ci comprend plus d'une centaine de noms. Beaucoup trop.
Par réflexe, je cherche le regard réconfortant d'Adam mais je ne croise que sa nuque tendue à quelques mètres devant moi. Tout autour, des murmures angoissés se mélangent aux torrents qui se fracassent sur les fenêtres. Mon père tente de ramener le silence mais le vacarme des éléments dehors ne lui rend pas la chose facile. Soudain, un éclair s'abat, illuminant brutalement la pièce de sa lueur bleutée avant que ne retentissent quelques secondes après le son grondant du tonnerre, provoquant un sursaut général suivi de quelques éclats de rire nerveux. Décidément, même le temps est décidé à créer une atmosphère lugubre et angoissante.
- Je sais que l'environnement n'aide pas, temporise mon père, mais essayez de rester calmes et attentifs, s'il vous plaît. Pour ceux qui ne l'auraient pas compris, chacun des noms présents sur cette liste correspond à un élève des Neuf Muses qui représentent un attrait stratégique pour notre ennemi, ce qui en font des cibles potentielles. Il y a deux jours de ça, votre camarade Mathias Dorreletto est parvenu à s'infiltrer dans le téléphone d'Octavius Di Prospero et d'en extraire un certain nombre de données, pour l'essentielle sans importance à l'exception d'un unique échange de mails parmi lesquels cette pièce jointe.
La tentative de Mathias n'a donc pas été aussi infructueuse qu'il l'a pensé. Cette liste confirme davantage qu'elle ne nous apporte un nouveau renseignement mais cela donne une indication à mon père sur quelles personnes accentuer sa vigilance. C'est toujours ça de pris.
- Ce n'est pas nous qui l'avons mise au point, insiste ce dernier, à ceci prêt que nous avons souligné certains des noms présents : en italique sont celles et ceux dont, selon nous, Octavius pourrait se servir comme moyen de pression contre vos parents, en plus de représenter un intérêt symbolique ou un danger à évincer. Nous pouvons donc supposer qu'elle est ordonnée selon l'importance qu'accorde Octavius à chacun de vous. Bien que rien ne nous assure que nos ennemis suivront cet ordre pour passer à l'attaque, nous partons du principe que les premiers noms sont ceux qui courent le plus de risque, dans l'immédiat, ce qu'Octavius sera le plus déterminé à atteindre.
Dean se tend entre Liam et moi, mais l'Anglais tente de le dérider d'une boutade qui semble fonctionner. Je lui frictionne distraitement l'omoplate, en proie à mes propres réflexions. Pour Liam, Elinore, Charline, Adam et moi, nous nous en doutions mais l'étendue de cette liste ouvre un champ des possibles beaucoup trop important. D'autant que nous ignorons si les meurtres sont pleinement prémédités ou si le hasard intervient. Penser que les assassins choisissent un nom parmi cette liste et mettent tout en œuvre pour lui ôter la vie a quelque chose de plus effrayant, que de simplement croire que la victime sera la première personne sur laquelle ils tombent... Si le hasard n'intervient pas, cela induit une organisation et une planification impressionnante. Il faut qu'ils parviennent à isoler leur cible, donc connaître ses déplacements, ses habitudes : à partir de quelle heure rejoint-elle ses amis ? quand les quitte-t-elle ? quel trajet effectue-t-elle seule ? Un événement va-t-il modifier sa routine, leur offrant l'opportunité de passer à l'action ? Cela me donne froid dans le dos.
Cela dit, maintenant que nous avons cette liste, si tout est largement prémédité, nous savons qui doit se montrer particulièrement prudents et sur qui accentuer une protection. Alors que si le hasard intervient, l'ensemble de l'île est concerné. Aucune de ces perspectives ne m'enchantent vraiment...
- Par conséquent, poursuit mon père, nous avons réfléchi à un nouveau protocole pour minimiser autant que possible le danger présent sur vous ou vos camar...
Un violent coup de foudre l'interrompt dans un grondement sourd. Les murs tremblent tandis qu'au même moment, l'électricité se coupe brutalement. Plusieurs cris de panique s'élèvent tandis que seule la lumière fantomatique des sorties de secours nous éclaire. Mon père envoie Logan remonter les fusibles pendant que Karen ramène difficilement le calme. Mais eux aussi paraissent agités, ce qui n'est pas pour rassurer les élèves tendus. Ces derniers se mettent à chuchoter, l'attention tourné vers l'extérieur qui continue de s'illuminer à toute vitesse sous l'orage diluvien. A travers la fenêtre, je devine la silhouette massive des arbres être malmenée par le vent fort de cette tempête printanière. Si la soirée n'avait pas été aussi pesante, j'aurais apprécié ce climat aux éléments déchainés mais avec les récentes révélations, je partage la nervosité ambiante, en proie au même pressentiment qui me serre les entrailles depuis le premier nuage sombre qui est apparu durant l'après-midi. Les minutes s'égrènent et je me perds dans la contemplation de la tempête, quand tout à coup, un nouveau bruit retentit distinctement, coupant court à tous murmures : des coups de feu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top