Chapitre 21
« Combien de corps te faut-il, combien de victimes encore avant que tu ne parviennes à mettre un terme au massacre, ma chère filleule ? Les cadavres s'amoncellent et tu es toujours aussi loin de me battre ! Tu as peut-être réussi quelques tours de force mais tu n'as pas l'étoffe suffisante pour protéger les tiens. Ni toi, ni ton petit papounet. Admettez-le et peut-être tout cela prendra fin. »
Son rire machiavélique retentit autour de moi, tonitruant, venant de partout à la fois. Mon cœur s'emballe tandis que ce son emplit tout l'espace, que je ne perçois même plus mes propres pensées, seulement ce sentiment de panique qui me submerge, me terrasse.
Je m'éveille dans un sursaut. Une vision trouble de grandes fenêtres, des rangées d'élèves derrière leur table, une silhouette massive à quelques centimètres de moi m'apparait confusément, cet affreux rire résonnant encore dans mes oreilles comme un vestige de mon cauchemar.
- Mlle Santiago ? Mlle Santiago !
Je secoue la tête pour chasser cet écho avant de remonter mon regard le long de cette silhouette longiligne. Le visage contrarié de Mme Lagrange achève de me ramener pleinement à moi. Eh merde...
- C'est très aimable à vous de revenir parmi nous, Mlle Santiago, déclare-t-elle avec lassitude. Mais au vu de votre tête à faire pâlir un croque-mort, peut-être auriez-vous dû rester au fond de votre lit ce matin et nous épargner ce déplaisant tableau...
Bouche-bée, je la fixe un instant bêtement, ne sachant quoi répondre. Les expressions de ma bonne professeure de français sont toujours aussi déconcertantes et mon cerveau peine à se remettre pleinement en route.
- Excusez-moi, je n'avais pas l'intention de m'endormir, je suis vraiment désolée, ça n'arrivera plus !
Comme pour la convaincre de ma bonne foi, je me redresse bien droite sur ma chaise afin que cela ne se reproduise pas. Pourvu qu'elle n'en parle pas à De Clermont ou je suis bonne pour une énième sanction !
- Non, en effet, rétorque-t-elle. Prenez vos affaires et allez donc vous reposer. Que je ne vous revoie dans ma classe avant que vous ayez une mine à peu près correcte.
Je me fige d'horreur. Non, non, non ! ce n'est pas possible ! Virée de cours ! Si j'obtempère, De Clermont ne me loupera pas, c'est sûr ! Mais le regard sans appel de ma professeure, les mains sur ses hanches, chasse toute protestation de mon esprit. Je suis morte... Abattue, je m'exhorte malgré tout au mouvement, rassemblant mollement feuilles et stylos. Mme Lagrange se détourne de moi pour reprendre son cours pendant que je fourre mes affaires dans mon sac. A côté de moi, l'expression penaude d'Adam achève de me déprimer.
- Pourquoi tu ne m'as pas réveillée ? lui reproché-je injustement.
- J'ai essayé, m'apprend-il contrit. Encore plus quand tu t'es mise à...
Il hésite.
- A... ? relancé-je sans douceur.
- Tu t'es mise à t'agiter et gémir, tu étais en plein cauchemar.
Sans blague ? Donc en plus de me faire virer de la classe, je me suis affichée devant tous mes camarades. La journée ne pouvait pas mieux commencer ! Ma nuit n'avait déjà pas été suffisamment pénible ! L'énervement prenant le pas sur ma crainte de sanction, je jette mon sac sur mon épaule avec plus d'élan que nécessaire avant de traverser la pièce en trombe.
- Mlle Santiago ! me hèle la professeure depuis l'embrasure de la porte. Mlle Santiago !
Prête pour mon deuxième savon, je fais volte-face avec défiance. Mme Lagrange hausse un sourcil devant mon air de défi mais c'est avec douceur qu'elle referme la porte de la salle de classe.
- Pas besoin de me faire votre numéro revêche, Mlle Santiago, commence-t-elle avec amusement. Je voulais simplement vous rassurer ; je ne vous noterai ni absente, ni renvoyée et ce, pour toute la matinée. Je connais les conditions de votre présence aux Neuf Muses mais je vois bien que vous avez un grand besoin de repos. Vous garder en classe alors que vous tenez à peine debout n'a aucun sens. Cela sera notre petit secret. Profitez-en pour dormir un peu.
Surprise par sa soudaine sollicitude, je ne trouve toujours pas mes mots. Décidément, cette prof a le don de me décontenancer !
- Merci, dis-je sobrement, en dépit de l'élan d'affection qui me traverse en ce moment.
Elle a beau être parfois difficile, exigeante, et si distante avec ses élèves, voilà la deuxième fois qu'elle se montre compatissante et compréhensive à l'égard d'Adam et moi. Sa dureté ne serait qu'une façade ?
- Allez, filez, ordonne-t-elle en répondant à mon sourire.
Reconnaissante, je ne me fais pas prier pour regagner mon dortoir, ma journée remontant un peu dans mon estime.
***
Un peu requinquée par ces trois heures de sommeil dont m'a fait cadeau Mme Lagrange et un repas léger avec Liam, Jaz et Valentin, je m'apprête à profiter du temps restant de la pause midi pour savourer le retour véritable des beaux-jours en m'installant sur un bout de pelouse quand une torpille fond sur moi pour me soulever de terre. Un élan de terreur m'envahit, m'imaginant déjà être conduite à un zodiac dissimulé sur la plage puis ligotée sur une chaise inconfortable quand je reconnais le rire enjoué d'Adam. Loin de m'entrainer dans une cave sombre et humide, mon coéquipier me fait tournoyer autour de lui, emporté par son ivresse. Gênée, je me tends entre ses bras, attendant simplement qu'il me repose. Qu'est-ce qui peut le mettre dans un état pareil ? Avec soulagement, je finis par regagner terre pour me retrouver devant son sourire resplendissant.
- Devine ! m'exhorte-t-il avec un haussement de sourcil mystérieux.
Euh... Perplexe, je bats des cils. Un contexte, un indice ?
- J'vais être tonton ! m'apprend-il avec bonheur.
C'est presque s'il ne danserait pas de joie. Son enthousiasme communicatif me traverse à mon tour ; un sourire point sur mes lèvres et son excitation me ferait presque trépigner avec lui.
- Le bébé va bien, j'vais être tonton ! répète-t-il.
- C'est génial Adam ! je suis si contente pour toi !
- Et c'est pas tout ! poursuit-il vivement en posant gravement ses mains sur mes épaules. J'vais être le parrain ! J'vais être parrain d'un petit Arthur ou d'une petite Léonie !
- Ils ont déjà choisi les prénoms ?
- Pas du tout, secoue-t-il la tête avec espièglerie. Logan voudrait un Benjamin ou une Alice mais on sait tous qui aura le dernier mot. Je suis sûr que maman attend juste de connaître le sexe pour commander les gourmettes !
Sa réponse débitée avec tout l'aplomb de la certitude m'arrache un éclat de rire. Sacré Adam !
- C'est une super nouvelle en tout cas !
- J'vais être tonton parrain ! répète-t-il encore un fois, comme s'il n'en revenait.
Et c'est avec enthousiasme qu'il me soulève de nouveau. Mais cette fois, la source de son bonheur élucidée, je ne peux que répondre son rire communicatif. Lorsqu'il me repose enfin, mon sourire fait écho au sien, s'étalant d'une oreille à l'autre. Sa joie si pure et si intense me transperce en plein cœur. Le voir aussi heureux me soulage et balaie d'un éclat de rire tous nos problèmes actuels. On reste un moment ainsi, face à face, à simplement partager ce bonheur enfantin. Son sourire ne désemplit pas, et l'acier de son regard a fondu sous le feu d'allégresse qui illumine ses prunelles. Je n'arrive à m'en détourner. L'instant se fige, le temps se suspend. La lueur au fond de ses yeux change légèrement, toujours aussi intense mais... différente. Son visage à quelques centimètres du mien, il m'observe doucement, comme en quête de la réponse à une question que j'ignore. Mon cœur rate un battement. Qu'est-ce qu'il fait ? Est-ce qu'il va... ? La panique monte. Qu'est-ce que je dois faire ? Comment réagir ? Je voudrais reculer mais n'y parviens pas, tétanisée. Il se rapproche encore un peu, se penche davantage quand la sonnerie salutaire de mon téléphone me tire enfin de ma paralysie. Un soupire de soulagement m'échappe malgré moi tandis que je m'empresse de décrocher en m'éloignant d'Adam, visiblement un peu contrarié.
- Balrog est dans la Moria ! déclare aussitôt la voix à l'autre bout du combiné. Vous êtes attendue à Fondcombe dans les plus brefs délais.
Hein ? Il me faut une minute pour restituer l'information ; bien que je n'aie pas regardé de qui provenait l'appel, il n'y en a qu'une pour utiliser cette référence : Mathias. Et le message codé signifie sûrement qu'il a réussi à pirater le téléphone d'Octavius ! Et Fondcombe doit être sa chambre, j'imagine... Truc de geek.
- C'est super Mat ! j'arrive tout de suite !
Décidément, cette journée est riche en bonnes nouvelles ! De nouveau emportée par l'enthousiasme, je range mon portable dans ma poche avant de partir gaiement vers le dortoir. Je me retourne une dernière fois pour saluer Adam :
- Faut que je file ! On se voit plus tard ! Encore félicitations !
Mais il me salue vaguement de la main, bien loin de l'allégresse de tout à l'heure. Je fronce les sourcils, inquiète par ce revirement soudain. Que lui arrive-t-il, tout à coup ? Cependant, la convocation de Mathias m'empêche de rester à le lui demander.
*****
- Tu passes par la porte, toi, maintenant ? m'accueille glacialement Mathias.
A peine suis-je entrée qu'il claque la porte dans mon dos et retourne derrière le clavier de son ordinateur, en m'ignorant superbement. Sa fureur manifeste balaie aussitôt mon enthousiasme. De toute évidence, les choses n'ont pas tourné comme il souhaitait. Qu'a-t-il bien pu se passer entre son appel d'il y a cinq minutes et maintenant ?
- A voir ta tête, ça n'a pas marché comme prévu... tenté-je maladroitement.
Il relève rageusement la tête de son écran, un sourire dédaigneux sur le visage.
- Naaaaan, comment t'as deviné...? ironise-t-il.
J'hésite un instant à le recadrer mais je décide finalement de laisser courir. Pour cette fois. Après tout, bien que j'ignore encore les tenants et les aboutissants de son échec, je comprends parfaitement sa frustration. Le temps qu'il y a passé, l'énergie qu'il y a mis, sa fierté d'avoir réussi cet exploit technique, la satisfaction d'avoir enfin quelque chose, n'importe quoi, qui pourrait nous permettre d'avancer, de mieux nous défendre... tout ça balayé le temps d'un coup de fil et d'une montée d'escaliers. Son projet ne m'a guère impliquée et pourtant, je ressens cette même déception, du seul fait d'avoir assisté à chacune de ses étapes, alors lui... Sans compter la dévalorisation avec laquelle il doit se maudire à l'heure actuelle, si intimement convaincu de n'avoir que la moitié des capacités de sa sœur.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? le relancé-je avec prudence, bien consciente que le moindre mot mal choisi risque de provoquer un cataclysme.
Comme s'il reprenait un tant soit peu le contrôle de ses émotions, il soupire, vaincu.
- Ils m'ont cramé directement. J'ai dû rater quelque chose, manquer de discrétion, j'en sais rien mais il leur a fallu trois minutes et vingt-deux secondes pour m'éjecter. Je viens de couper tous les accès à mon ordinateur pour qu'ils ne puissent pas rentrer dedans, donc normalement, à part peut-être la source du piratage, ils n'auront rien.
- Et c'est embêtant qu'ils connaissent son origine ?
Après un instant de réflexion, il secoue la tête.
- Pas vraiment. A partir du moment qu'ils ont su que le portable d'Octavius a été piraté, j'imagine que même sans remonter la trace que j'ai potentiellement laissée, ils doivent bien se douter que ça vient des Neuf Muses. Que ce soit moi, Philipp ou bien Domi, je pense qu'ils s'en fichent un peu, tout ce qui va les intéresser, c'est d'essayer de déterminer qu'est-ce que j'ai eu le temps de copier. Le vrai problème, c'est qu'ils savent maintenant qu'une brèche a été utilisée. Non seulement ils vont la barricader, mais en plus, ils vont se méfier. Ils vont surement partir du principe qu'on connait la teneur des données d'Octavius et agir en conséquence. Je me suis grillé comme un débutant, Domi va me détester...
Je souris malgré moi. Depuis qu'il a rejoint l'équipe informatique de mon père, sous la tutelle de leur capitaine Domitille, je ne l'ai jamais vu aussi enthousiaste. Il peut enfin parler son langage de geek avec des personnes qui le comprennent et lui répondent, ses compétences sont véritablement exploitées et il s'épanouit vraiment dans son travail. Quant à sa tutrice, il l'adore presque autant qu'il la vénère. Et, à sa façon de me dépeindre le tempérament de petit tyran de sa supérieure, son insatiable goût du défi informatique et l'écart d'âge minime entre Domitille et Vittoria, tout cela lui rappelle sa propre relation avec sa sœur, et étrangement, lui fait beaucoup de bien. C'est pour cette raison que l'approbation de la jeune informaticienne lui tient tant à cœur.
- Mathias, Octavius doit avoir une véritable équipe de compèt' de son côté aussi. Je ne connais pas l'étendue des compétences de Domitille, mais que t'aies réussi à infiltrer ce téléphone, c'est déjà énorme et je suis sûre qu'elle en a conscience.
Il esquisse un sourire, pas convaincu mais reconnaissant de l'effort.
- J'espère au moins que j'ai récupéré des données intéressantes dans le lot, que tout ça n'est pas servi à rien.
- T'as pu en retirer quelques choses ? C'est super !
- Ouais. Enfin en seulement deux minutes, j'ai pas trop eu le temps de creuser. J'ai copié tout ce que j'ai pu avant de me faire éjecter mais je n'ai aucune garantie que ce soit utile. Aussi bien, j'aurais sa dernière réservation au restaurant ou sa confirmation de rendez-vous chez le barbier...
- Ça pourrait nous indiquer sa localisation, ça, non ? proposé-je sans certitude, mais avec beaucoup d'optimisme.
Mathias me fixe comme si je débarquais d'une autre galaxie - ce qui est vraiment très vexant, venant d'une énergumène aussi complexe que lui, soi-dit en passant.
- Oui, si seulement on le cherchait, casse-t-il ma baraque sans me ménager. On peut pas dire qu'Octavius se cache vraiment. Au contraire, il fait en sorte de se montrer partout où il peut : aux galas de l'Ecole, aux rassemblements des membres d'Athéna... si tu veux tout savoir, il a même son propre bureau à l'UE. Non, savoir où il se trouve, c'est pas difficile. C'est connaître ses prochaines actions, trouver de quoi l'incriminer qui nous intéresse. C'est là le problème. Il fanfaronne devant nous, joue sur les mots, ne conteste pas mais ne reconnaît jamais non plus. Même ses méfaits, ce sont d'autres qui les accomplissent à sa place et il prend garde à ce qu'il ne reste aucune trace de ses ordres. Pour le moment, même Rangers reste intouchable. À part quelques témoignages dont le tien, nous n'avons rien.
L'épuisement et la fatalité me retombent dessus, comme un cercle vicieux dont je n'arrive pas à m'extraire. À chaque regain d'énergie, d'espoir ou de simple bonheur, une vague encore plus grosse que la précédente nous retombe dessus.
- Donc on cherche une preuve recevable devant un tribunal pour les faire arrêter ?
Il se fige, visiblement atterré.
- Tu crois vraiment qu'on cherche à les mettre en taule ? Will, un tribunal reviendrait à lever le voile sur l'Organisation. Une telle affaire attirerait tous les regards médiatiques et même nos membres présents au sein des plus grands journaux européens et mondiaux ne pourraient intervenir pour préserver ce secret. Non, tout ce qu'on veut, c'est une preuve a adressé à tous les partisans d'Octavius pour légitimer... sa suppression.
- Légitimer un meurtre ?
- On a pas de geôles spéciales membres d'Athéna récalcitrants, Will. Pour garder nos secrets, quand l'un de nous dévie et menace tout notre travail, on s'encombre pas de prisonniers. Si les preuves sont là et incontestables, ils se réservent le droit de supprimer le "danger". Et n'oublies pas que beaucoup de gens sont morts à cause de lui. Vois-le comme la peine de mort d'antan.
Je déglutis, abattue. Pourquoi n'importe laquelle des actions entreprises doit-elle se solder par ce même résultat : la mort de quelqu'un ?
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