Chapitre 18

A peine sommes-nous sous le couvert des arbres, dissimulés à la vue de Karen et de mon père, qu'un mouvement brusque, soudain, nous immobilise tous. L'attaque est fulgurante, l'obscurité nous brouille les silhouettes en proie aux mains. Un sursaut de stupeur nous arrache un cri. Il me faut un instant pour discerner Adrian, acculé contre le large tronc d'un chêne, le bras d'Adam en travers de sa gorge. Il pousse un grognement, mélange de surprise et de douleur. Quant à mon coéquipier, son visage à quelques centimètres de celui de l'Espagnol, ses pupilles irradient de la même fureur.

- Tu m'expliques ce que t'as voulu faire, connard ?! gronde-t-il.

- Adam ! s'alarme Jaz en tentant vainement de s'interposer.

Mais le français se contente de l'ignorer, sa colère focalisée sur Adrian. Ils se tiennent si proches qu'il est impossible de se glisser entre eux. Ma colocataire essaie de tirer Adam en arrière, sans succès. Bien plus fort qu'elle, il maintient sa prise sur le torse de l'ancien Président dont les traits se déforment en un rictus de haine viscérale.

Une part de moi sait que je pourrais les séparer, que je devrais les séparer. Mais l'action de mon partenaire provoque en moi une certaine satisfaction malsaine. L'envie de m'en prendre au copain de Jasmine me tiraillait depuis son coup bas mais je me suis retenue ; Adam, lui, a eu le courage qu'il me manquait. Alors je reste immobile, simple témoin de l'altercation, mais prête à intervenir si les événements venaient à dégénérer.

- Vous nous cachez des choses, crache Adrian. On ne peut pas vous faire confiance !

- Tu nous parles de confiance mais qui vient de trahir une décision prise à l'unanimité ? rétorque Adam les dents serrées. J'ignore ce qu'on t'a fait pour que tu nous détestes à ce point mais il s'agit de quelques choses d'autrement plus important qu'une querelle de lycéens, là ! T'as voulu nous mettre dans la merde et t'as failli faire capoter l'entente avec les adultes, tout ça pour quoi ?! Parce qu'on t'a pas mis dans la confidence ?! C'est pathétique, putain !

- Adam, tempère Valentin.

Il s'adresse à son ami sans hausser la voix mais son autorité résonne sur les feuillages des chênes qui suivent le sentier jusqu'au dortoir. L'hésitation traverse le regard de l'intéressé, qui finit pourtant par obtempérer ; sans douceur, il relâche sa victime avant de s'éloigner d'un pas rageur.

- Ne compte plus sur moi pour t'accorder ma confiance, jure-t-il une dernière fois à l'adresse de l'Espagnol qui se frotte la gorge.

Craignant que ce dernier profite de ce que mon coéquipier lui tourne le dos pour répliquer, je ne le lâche pas des yeux, le corps en tension, prête à m'interposer promptement. Pourtant, il n'esquisse le moindre geste à l'encontre d'Adam. Au contraire, un étrange sourire apparait doucement sur son visage, qu'il tente de retenir dans un rictus qui me fait froid dans le dos. Un frisson gelé remonte de mes pieds jusqu'à ma colonne vertébrale. Quelque part, j'aurais préféré qu'il initie la bagarre maintenant plutôt que ce comportement louche qui me pousse à redouter une vengeance à retardement. Le cœur glacé, marchant silencieusement sur le chemin sombre, mes pensées me replongent dans la salle de réunion dont nous venons de sortir...

***

- Pour être tout à fait honnête, soupire mon père, vous avez étonnamment bien cerné le conflit.

Dans cette remarque se mêlent inquiétude, fatigue et une once d'admiration. Cet aveu lui coûte mais une part de lui est soulagée de nous savoir si débrouillards et perspicaces. Cela le rassure, le conforte dans notre aptitude à affronter pleinement les événements passés et à venir.

Il cherche ses mots, par où commencer, du soutien dans le regard de la conseillère d'éducation. Après tout, c'est sa décision de nous impliquer. Mon père n'a fait qu'accepter. Comprenant le message silencieux, Karen prend la parole la première.

- La situation est assez... dramatique, avoue-t-elle presque timidement. Octavius s'attire de plus en plus de partisans. Certains par la peur, mais beaucoup par conviction. John Collins perd de plus en plus de soutien au sein de l'Organisation, ses opposants le prétendent trop vielle école, trop mou et le charisme conquérant d'Octavius fait de lui un candidat... plus à leur goût. Pour le moment, les deux camps sont relativement équilibrés mais plus le temps passe et plus nous alliés se laissent charmer par les beaux discours de notre ennemi. Et s'il ne les convainc pas par les arguments, la menace qui plane sur l'Ecole qui accueille leurs enfants les poussent à céder pour les protéger... Depuis que Jon assure la protection des Neuf Muses, nos défections se sont stabilisées mais la mort de Kaitlynn et de Taylor risque d'encore faire basculer la donne. Les parents vous pensaient en sécurité grâce à Jon, mais voilà que finalement, Octavius parvient malgré tout à vous atteindre...

- Mais votre Cercle ne suffit pas à les rassurer ? s'étonne Leander. Vous étiez les meilleurs élèves de l'Ecole et aujourd'hui, vous êtes chacun des figures éminentes de l'Organisation. La puissance de votre Cercle sert de modèles à beaucoup d'entres nous et a toujours suscité respect et admiration au sein de d'Athéna.

Un sourire désillusionné étire les lèvres de Karen.

- Malheureusement, la réputation du cercle d'Octavius nous talonne depuis bien longtemps maintenant. Et les faits donnent l'impression que notre ennemi a le dessus sur nous, pour la simple et bonne raison que nous refusons d'utiliser la violence dont il fait preuve pour lutter. Il nous prétend faible pour gagner des voix.

Leander acquiesce, bien que visiblement déçu par la réponse.

- Notre meilleur atout, pour le moment, reprend mon père, c'est vous. Tant que nous gardons la main sur l'Ecole et la jeunesse, vous ne constituez pas un moyen de pression sur vos parents ni n'êtes soumis à sa doctrine.

- Le problème qui se présente à nous, poursuit Karen, c'est que nous comptons beaucoup d'élèves dont les parents soutiennent Octavius. Nous nous retrouvons donc à évoluer dans un environnement où beaucoup d'oreilles servent plus ou moins innocemment notre opposant. Ils racontent des choses à leurs parents, parfois sciemment, parfois sans se rendre compte de la valeur de leur récit, qui de cette façon obtiennent énormément d'informations sur nous, les mesures mises en place etc...

- Et tout cela, sans compter ceux, jeunes comme adultes, qui partagent les idéaux d'Octavius et qui agissent volontairement contre nous, signale Liam.

Un silence lourd de sens accueille sa constatation. Finalement, devant l'absence de réaction de Karen et de mon père, c'est Hartmann qui finit par tristement hocher la tête.

- Comme vous le savez, nous suspectons Schuman de travailler pour lui, explique-t-il. Il est toujours retenu sur l'île mais il n'a rien avoué, ne nous a rien appris pour le moment. Soit il est tenace, soit il est « innocent ».

Il mime des guillemets en me regardant et je comprends qu'à travers ce petit signe pourtant dérisoire, mon coach me témoigne tout son soutien et sa réprobation du comportement de son collègue envers moi. Ce n'est pas grand-chose mais ça me fait chaud au cœur.

- Nous avons une autre piste que nous sommes sur le point de concrétiser, tempère mon père. Pour le coup, les preuves que nous avons rassemblées sont formelles. Nous attendions simplement le meilleur moment pour utiliser cette découverte à notre avantage. D'ici la fin de la semaine, nous l'arrêterons une bonne fois pour toute.

Adam et moi échangeons un regard surpris. Se peut-il qu'ils soient remonté jusqu'à notre groupe sans avoir connaissance de la lettre ? Celui qui nous espionne aurait-il laissé des traces sans que nous nous en apercevions ? Après tout, mon père dispose de bien plus de ressources que nous. Peut-être a-t-il infiltré des ordinateurs, surpris des échanges, un indic qui l'aurait renseigné... Mais une pensée plus sombre, plus insidieuse me glace le sang. Et si nous ne parlions pas du tout de la même personne ? Jusqu'à présent, avec Adam, nous avons agi au plus pressé ; démasquer la taupe qui opère au plus proche de nous afin de pouvoir ensuite travailler plus sereinement avec le reste du groupe. Mais quelque part, sans que nous ayons vraiment abordé la question, nous nous doutions tous deux que notre espion ne serait pas le seul à sévir. Un élève n'a que peu d'accès pour surveiller l'administration, les coulisses de l'Ecole. Pour nous, l'urgence, c'était l'ennemi proche de nous mais pour mon père, il doit s'agir du plus susceptible de découvrir des informations essentielles... dans la sphère dirigeante de l'établissement. Or, si mon raisonnement est bon et que mon père s'apprête à nous confier le traitre présumé, sans le savoir, il vient également de révéler à un deuxième ennemi la tactique mise en place autour du premier...

Je meurs d'envie de demander de qui il s'agit mais je me retiens. Bien que la curiosité me dévore, je prie pour que mon père garde l'information secrète. Il en a déjà beaucoup trop dit...

- Et vous pensez à qui ? s'enquiert Ania.

Je me mords les lèvres. Dire à mon père de se taire éveillerait la méfiance de mes amis, susciterait beaucoup d'interrogation de la part des adultes... Que faire ? Je lance une œillade désespérée à Adam qui semble deviner me dilemme. Il se redresse sur la table pour saisir un verre d'eau. Dans le mouvement, il me signe discrètement « non ». Je me tais. Tandis qu'il se rassoit, mon père soupire.

- Une agente...

Il n'a pas le temps de terminer sa phrase qu'Adam avale de travers, s'étouffe en renversant une partie de son gobelet, devient rouge betterave. C'est ça, sa diversion ? Il n'avait pas encore plus flagrant ? Cela dit, il joue sacrément bien son numéro. Karen s'est déjà levée pour l'aider à retrouver son souffle, Logan sur les talons, inquiet pour son frère. Je retiens un sourire blasé. Heureusement qu'il n'a pas peur de passer pour un boulet...

La crise passée, chacun reprend sa place. Je me retiens de le regarder, de peur de nous trahir. Aussi grotesque puisse-t-il être, son subterfuge semble avoir fonctionné : Karen et mon père semblent réfléchir à où reprendre notre conversation. Cela dit, mon père a quand même lâché une demi-information : nous savons qu'il s'agit d'une femme et qu'elle est « agente ». D'entretien, comptable, de vie scolaire... telle est la question. Néanmoins, cela confirme ma réflexion précédente : il y a plus d'une taupe au sein de l'Ecole et mon père ne soupçonne aucun de nous. Il reste donc essentiel que nous démasquions qui de notre groupe joue double jeu.

Hélas, mon soulagement ne dure longtemps. C'était sans compter l'obstination de la jeune journaliste à mener ses investigations...

- Vous nous disiez qui est l'espion, rappelle-t-elle.

Son insistance éveille une alarme : non seulement elle va pousser mon père à répondre à sa question, mais son intérêt cache peut-être quelque chose de plus grave... comme déterminer si une alliée est sur le point de tomber, s'en préserver et prévenir le sommet. Mue par une force irrépressible, je ne peux m'empêcher d'étudier le visage rond d'Ania, comme si ses traits allaient naturellement m'offrir un élément de réponse sur un plateau d'argent. Ses iris brillent de concentration et d'intelligence, pleinement attentive mais aucun signe d'inquiétude, de tension ou d'orgueil à l'idée de jouer avec ses ennemis. Ania est naturellement curieuse, toujours en quête d'une révélation, d'un secret, d'un scoop. Moi-même, je mourais d'envie de poser la question. Son insistance est-elle suffisante pour l'incriminer ? J'en arrive toujours au même point ; des signes pouvant être suspects me poussent à m'interroger mais finalement, je rationnalise ces comportements par refus de suspecter mes amis... Cette incertitude permanente va me tuer.

- Oui, pardon, s'excuse mon père. Il s'agit d'une agente d'entretien du nom de Maria-Elena qui s'occupe du service à la cantine. Le genre d'oreilles discrètes qu'on oublie de suspecter.

- Pourquoi fait-elle ça ? demande Leander.

Mon père hausse les épaules, fataliste.

- Conviction ? Chantage ? Besoin d'argent ou d'autres choses ? Par opposition à l'un d'entre nous ? Les possibilités sont vastes...

- Et pour ce qui est des preuves dont vous parlez ? relance Liam.

- Elle trainait toujours plus longtemps que nécessaire près de la table administrative, explique Logan en se décollant du mur contre lequel il était appuyé. Ça nous a mis la puce à l'oreille, on s'est alors davantage intéressé à elle. Nous avons découvert des trous dans son emploi du temps, des moments où personne ne sait où elle se trouve, un second téléphone non connecté au serveur de l'île, un compte bancaire dissimulé régulièrement fourni... A partir de là, on a estimé les circonstances suffisamment suspectes pour entreprendre une fouille secrète de sa chambre et de ses appareils numériques. Des messages codés ont été envoyé à une adresse électronique exagérément protégée pour être une personne lambda. Domitille s'occupe de passer les pares-feux et de décoder le contenu.

- Et votre plan ? interroge à nouveau Ania. Il consistait en quoi ?

Cherche-t-elle à informer Octavius de la stratégie employée par ses ennemis pour qu'il se protège ?

- Du classique, répond mon paternel. Faire croire à un faux scoop suffisamment attrayant pour qu'Octavius tente une opération. Si tout fonctionne comme prévu, un de ces alliés d'importance devrait tomber dans nos filets dans les prochains jours.

L'apprentie journaliste acquiesce, satisfaite. Pour ma part, impossible de chasser le nœud dans mon estomac ; n'aurions-nous pas dû informer mon père de nos soupçons et ainsi l'empêcher de divulguer des informations sensibles devant le traitre ? 

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