Chapitre 17
Appuyée contre un mur, le reste de mes amis ayant investi les chaises du secrétariat, nous attendons en silence que mon père nous ouvre la salle de conférence dans laquelle aura lieu notre super débriefing. Les adultes ont beau avoir décidé de nous inclure dans leurs agissements, je ne parviens à m'en réjouir. Comment le faire alors que le cercle a déjà déterminé quels secrets garder sous silence ? Nous sommes censés collaborer, coopérer et pourtant, rien ne me semble aussi faux. Mon père et Karen sont des spécialistes de la rétention d'informations, devons-nous croire en leur parfaite transparence ? Quant au cercle, alors que nous devons, maintenant plus que jamais, rester soudés et mus par une confiance absolue, nous nous déchirons peu à peu. Charline et Liam ne s'entendent toujours pas, les tensions entre Adam, Adrian et moi s'accroissent, et savoir que l'un d'entre nous se rend coupable de trahison me pousse à me méfier de tout le monde. Alors même si Valentin semble avoir convaincu tout le monde de se taire sur notre enquête personnelle, à Adam et moi, je redoute malgré tout un éclat. Je ne peux me retenir d'étudier Adrian en quête d'un indice quelconque sur ses projets lors de cet entretien. Une légère tension raidit son dos, mais connaissant son point de vue sur la question, cela ne m'étonne pas. Après tout, Valentin lui a ordonné de se taire quand bien même il était en désaccord avec le groupe. La décision s'est prise à la majorité, à lui de s'y plier. Comme s'il sentait le poids de mon regard, il relève la tête vers moi. On se fixe ainsi un long moment, sans rien dire, se jaugeant l'un l'autre.
La porte de la salle de conférence finit par s'ouvrir sur mon père qui, d'un signe, nous invite à rentrer. Au bout de la longue table ovale, Karen, Hartmann et Logan ont déjà pris place. Seule une chaise vide sépare le trio. Celle de mon père, sans doute. Sans concertation, nous nous installons à l'opposé d'eux, le plus loin possible, comme protégé par l'imposant meuble blanc entre nous. J'y vois malgré moi le premier signe d'une alliance vouée à l'échec. Alors que mon paternel referme la porte, un pied s'interpose.
— Pardon pour le retard, s'excuse Elinore, je voulais terminer la traduction que vous m'avez demandée avant de venir.
Elle remet une liasse de feuilles à mon père avant de se glisser dans la pièce. Elle s'arrête, indécise, à quelques pas de la pièce, visiblement surprise de notre présence ici. Finalement, apercevant Mathias parmi nous, elle s'installe à côté de lui.
— Bonjour, les enfants, nous accueille chaleureusement Karen en nous désignant d'un geste une carafe et quelques verres posés devant nous.
Aucun de nous n'esquisse le moindre geste. Un malaise palpable recouvre la salle. De toute évidence, aucun de nous ne sait vraiment par quel bout prendre cette conversation. Mon père saisit une pile de dossiers nominatifs et qu'il nous distribue gauchement, comme un prof le jour de la rentrée qui ne remet pas encore trop la tête de ses élèves.
— Puisque nous avons décidé de collaborer avec vous, vos professeurs et nous-mêmes avons décidé de vous mettre à contribution, explique-t-il. Chacun de vous dispose de certains atouts que nous trouvons idiot de gâcher. Devant vous, vous avez les tâches qui vont vous incomber.
Intrigué, chacun de nous ouvre son propre dossier. A l'intérieur du mien, je découvre mon emploi du temps actuel, déjà très chargé entre les cours, Eos et mes heures de colles journalières, mais à présent, un nouvel encart « garde » apparaît en plus. Devant ce nouveau planning complet au possible, mes insomnies me paraissent tout à coup une bénédiction. Sans elle, je n'aurais jamais le temps de faire mes devoirs... Je parcours ensuite des documents à propos d'équipes, de secteurs à surveiller, de réunions de débriefing.
— Vous êtes sérieux là ? s'écrit soudain Jaz.
Je crois d'abord qu'elle proteste, mais en avisant son sourire grand jusqu'aux oreilles, je comprends qu'au contraire, elle se réjouit.
— Vous voulez que je travaille aux côtés d'Amanda ?! C'est génial !
Mon père fronce les sourcils.
— Ravi de votre enthousiasme, Mlle Tarwel. Néanmoins, je vous rappelle qu'il ne s'agira pas d'un banal stage... Le sérieux est de mise.
— Evidemment, M. Santiago, assure-t-elle.
Karen nous adresse un sourire avant de se pencher sur une feuille devant elle.
— Vous l'aurez compris, reprend Karen, chacun de vous va être mobilisé au sein de nos équipes en fonction de ses facultés. Elinore et Valentin, vous nous aiderez à faire le lien avec les élèves, ce qui ne change guère de vos prérogatives habituelles, mais vous aiderez aussi à la gestion des équipes et surtout la vôtre...
— La nôtre ? demandent simultanément les deux intéressés.
La conseillère d'éducation acquiesce.
— La vôtre, répète-t-elle en nous balayant du bras. A vous de vous tenir informés des avancées de chacun afin de nous faire un rapport chaque semaine. En cas de problèmes, il vous incombe à vous d'abord de trouver une solution et c'est seulement si vous n'y arrivez pas que nous interviendrons.
— Mais Elinore ne fait même pas partie de notre cercle, proteste Jaz.
— Tout comme Mathias et Adrian, réplique Karen. Et pourtant, cela ne vous empêche pas de travailler ensemble.
Jaz, visiblement peu enchantée à l'idée de devoir rendre des comptes à Elie, se mure dans un silence boudeur. Cela fait de toute évidence partie du contrat, à nous de nous y plier. Et au pire, elle pourra toujours faire ses topos à Valentin si vraiment, elle ne veut pas avoir affaire avec l'Écossaise.
— Adrian, Charline et Liam, nous vous demandons de jouer les médiateurs avec les élèves, poursuit Karen. Plusieurs élèves se sont plaints de notre manque d'écoute et ont déclaré ne plus avoir confiance en nous. Nous avons donc pensé que se confier à d'autres élèves qui joueront les intermédiaires devrait les aider.
— Une sorte de cellule psychologique, en somme, résume Adrian.
— Exactement. Nous avons mis des créneaux à disposition des élèves, du reste, nous vous laissons vous organiser comme vous le souhaitez. Le tout, c'est qu'il y ait toujours l'un d'entre vous qui soit de garde.
Hochements de tête communs.
Et elle continue ainsi à énumérer les fonctions de chacun. Ainsi, Jaz secondera Amanda à l'infirmerie, Mathias travaillera avec une certaine Domitille et Philipp à la surveillance informatique. Ania et Leander aideront aux rangements, en plus d'à l'occasion, effectuer des recherches dans les archives et dossiers de l'école. Quant à Adam et moi, nous sommes intégrés aux hommes de Santiago Security, affectés à plusieurs équipes, nous prendrons part aux rondes autour de l'école.
L'air est empreint de gravité et d'une once d'excitation. Nous ne nous attendions pas à être intégrés à ce point à leurs projets et voilà qu'ils nous chargent de tâches comme des adultes. Pourtant, le doute surgit dans ma tête ; et si tout cela n'avait pour but que de nous distraire ? Après tout, pendant que chacun est occupé à son poste, nous ne pouvons penser à autre chose. Et si certains sont pleins d'enthousiasme, Valentin, Adam, Mathias, Ania et Adrian ont l'air de partager mes soupçons.
— Ensuite, relance mon père, nous sommes là pour mettre en commun nos informations. Nous allons tout vous dire, mais d'abord nous voudrions savoir ce dont vous êtes déjà ou pensez être au courant.
Comme nous en avions convenu, Valentin joue les portes-paroles. Il résume alors brièvement nos maigres informations : Octavius cherche à prendre le pouvoir de l'Organisation et compte utiliser l'Ecole comme tremplin pour y parvenir. Il dispose de beaucoup de ressources et d'alliés puissants. Il s'intéresse tout particulièrement à Elie, Liam et moi à cause de nos liens parentaux.
— Actuellement, il fait une sorte d'obsession sur votre fille, ajoute Adam à l'attention de mon père, sortant du script établi, ce qui me fait froncer les sourcils. Déjà parce qu'elle est votre enfant et que vous avez une place toute particulière pour Octavius. Ensuite parce qu'elle représente pour lui un paramètre peu connu et il va de surprise en surprise, ce qui attise sa curiosité. Plus elle résiste, plus ça l'obsède. Et enfin, parce qu'elle est sa filleule. Lui qui a toujours souffert d'un désert familial, il a envie d'entretenir un lien avec Will.
Cette dernière déclaration prend mon paternel par surprise.
— Tu sais que... qu'il est...
Coincée, j'acquiesce silencieusement en priant silencieusement qu'il ne me demande pas comment je l'ai appris. Au moins, j'ai la confirmation qu'à ce sujet, Octavius ne m'a pas menti. Par chance, il entend ma prière et se contente d'approuver l'analyse d'Adam, qui visiblement, vient de gagner quelques points dans son estime.
Après cette brève interruption, Valentin reprend la suite de son discours : Chaque mois, à peu près, Octavius tente une attaque contre des élèves afin d'instiller la peur. Il est motivé par son ambition, mais également par un besoin de prouver, à lui-même et aux autres, qu'il est puissant, que ses basses origines ne décident pas de son avenir et enfin, mu par une vieille concurrence avec mon père et son cercle. Valentin poursuit en signalant que nous savons que Vittoria a été tuée après avoir découvert quelque chose d'important au sein même de l'Ecole.
— Ce que nous ne comprenons pas, c'est pourquoi vous avez décidé de laisser croire à tout le monde qu'elle avait rejoint le camp adverse, interroge Mathias.
S'il a peu près bien pris quand je lui ai annoncé le décès de sa sœur, une rancœur indescriptible a pris possession de lui depuis qu'il sait que l'Ecole a laissé courir les rumeurs sur la défection de Vittoria.
— C'était stratégique, explique Karen. A l'époque où Vittoria étudiait ici, nous nous doutions déjà qu'une taupe était parmi nous. Elle était proche de découvrir de qui il s'agissait et elle pensait que l'espion se savait sur le point d'être découvert. Plusieurs « preuves » portait à croire que c'était elle, mais nous n'avons jamais douté de son innocence. Un soir, elle est venue me voir dans mon bureau me proposer un plan un peu fou. Puisque l'espion semblait décider à lui faire porter le chapeau, elle voulait qu'on joue le jeu. Le vrai coupable se serait peut-être alors cru en sécurité et aurait commis des erreurs. Nous avons accepté. On a laissé murmurer que nous étions sur le point de l'arrêter, que nous attendions juste le moment parfait, le meilleur moyen d'exploiter ce soi-disant lien entre eux... A partir de là, elle a disparu. Nous ignorons ce qu'il lui ait vraiment arrivé, mais nous pensons effectivement qu'elle a été tuée. Nous avons laissé courir puisqu'ainsi, le véritable espion ne se doutait pas que nous étions sur ses traces. Comment l'avez-vous su ?
Pour le coup, nous laissons le loisir d'expliquer l'origine de notre découverte par Mathias. Conformément aux mensonges que nous avons mis en place, il raconte qu'il a demandé à Octavius le soir du bal de Noël si sa sœur travaillait avec lui. Ce dernier lui aurait alors appris son décès.
— Il l'aurait tuée ? interroge Logan.
— Ça ne colle pas, réplique Hartmann. Elle faisait office de bouc émissaire, la supprimer n'aurait eu aucun sens.
— Pas nécessairement, intervient Mathias avec difficulté. Au contraire, j'aurais trouvé ça plutôt logique. On lui fait croire qu'on est persuadé que ma sœur nous espionne et qu'on va l'arrêter. Dans la tête d'Octavius, vous vous seriez sans doute rendu compte en l'interrogeant qu'elle était innocente. Alors que la tuer, c'est garantir son silence. Et ça peut passer pour un aveu : on supprime notre espion pour s'assurer qu'il ne révèle rien à nos ennemis. D'une pierre deux coups : Octavius s'est assuré qu'on n'aurait jamais aucun moyen de l'innocenter et en plus, son acte pourrait nous pousser à confirmer sa culpabilité.
La tête collée contre ses poings serrés, il nous explique son raisonnement sans jamais relever les yeux de la table devant lui. Mon père l'accueille d'un silence admiratif : sa réflexion est plausible, logique, et ce, alors que ses émotions doivent être chaotiques. Or, malgré ça, il garde son self-control et raisonne avec clarté et intelligence. Devant son absence de réaction, tout le monde lève les yeux vers lui. Il finit par approuver l'hypothèse, les neurones en ébullition sans que je parvienne à deviner quelle idée il a derrière la tête.
— C'est donc tout ce que vous savez ? s'assure-t-il en revenant à la réalité.
Nous hochons la tête dans un parfait ensemble tandis qu'il complimente notre perspicacité. Prêts à écouter leurs propres aveux, nous sursautons lorsqu'un « non » franc et ferme retentit. Adrian... Intérieurement, je soupire profondément en laissant retomber ma tête contre la table, usée. Malheureusement, je dois maîtriser mes émotions si je ne veux pas nous trahir. Alors à l'instar des autres, j'adopte un visage surpris avant de me retourner vers l'Espagnol qui nous évite.
— Will et Adam se la jouent perso depuis quelque temps, révèle-t-il. On ignore ce qu'ils font, mais je doute qu'ils se contentent de potasser un contrôle.
Je lui adresse mon sourire le plus meurtrier tandis qu'à côté de moi, je sens Adam bouillir de rage. S'il n'y avait pas les adultes, je pense qu'il aurait sauté à la gorge de ce lâcheur. Néanmoins, il se retient, crispé, de mettre son poing dans l'arcade sourcilière de notre cafteur. Par chance, nous avions prévu cette éventualité et notre mensonge est tout prêt en bouche. Devant l'expression interrogatrice de mon père et de Logan, nous commençons notre petit numéro. Je fais mine de ne savoir quoi dire, glissant de faux regards inquiets à Mathias, complice de notre histoire. Dupé, mon père finit par focaliser son attention sur lui.
— C'est bon, tu peux lui dire, Will, débite son scripte l'intéressé. Y a plus rien à cacher après les révélations de ce soir...
— O-OK, hésité-je faussement. On a aidé Mathias à élucider le mystère de sa sœur. Mais on moulinait.
— Et tu espères qu'on gobe ton bobard ? éructe Adrian. Si c'était que ça, pourquoi nous avoir exclus de la confidence ?
Je fais mine de me taire, comme si je gardais un secret. L'Italien prend la relève.
— C'est moi qui leur aie demandé, avoue-t-il piteusement. Non seulement vous avez vos propres problèmes, mais en plus vous vous méfiez de moi et le sujet est trop sensible. J'ai déjà eu du mal à accepter leur aide, j'avais trop peur que vous pensiez vraiment ma sœur coupable et refusiez d'entendre ma version de l'histoire. C'est tout.
Je me promets intérieurement de l'embrasser chaleureusement en guise de remerciement. J'étais réticente à lui demander un tel service tout à l'heure, mais lorsqu'il a compris que j'hésitais, il s'est proposé de lui-même de m'aider, quel que soit le problème. D'ailleurs, il l'avait déjà deviné, le problème. Il m'a spontanément mise en garde contre Adrian, redoutant lui aussi que l'Espagnol ne se range pas à l'avis de tous. Il ne m'a demandé aucune information sur ce que je trafique avec Adam, arguant qu'avec lui aussi j'ai des petits secrets et que si je préserve les siens, il n'y a pas de raisons qu'il ne protège pas les miens. Quand je lui ai exposé mon idée, il n'a pas réfléchi longtemps avant d'accepter.
Autour de la grande table blanche, mes amis arborent des visages compréhensifs et compatissants. Ils n'en croient sûrement pas un mot, mais ils nous ont promis de nous couvrir alors s'il faut pour cela jouer la comédie, ils foncent. Un élan de gratitude me réchauffe la poitrine. Ils mentent aux adultes sans en craindre les risques uniquement parce qu'ils nous font confiance. Par pure solidarité. Nul doute que les questions finiront par exploser au grand jour, mais pour le moment, ils acceptent de nous aider.
Quant aux adultes, difficile de mesurer s'ils ont gobé notre mensonge. Leur visage impassible n'offre aucun indice sur leurs pensées. Mais j'imagine que compte tenu des conditions de notre collaboration, s'ils se méfiaient de notre histoire, ils ne poursuivraient pas longtemps leurs révélations. Pourtant, Karen, un très discret trémolo dans la voix, déclare que c'est à leur tour de parler.
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