Chapitre 13
Adam referme délicatement la porte de sa chambre et comme si c'était le signal que mon corps attendait, l'épuisement s'abat sur mes épaules avec une intensité inouïe. Terrassée, je m'avachis sur l'édredon gris de son lit. Je sens mon cœur battre dans mes tempes, une migraine lancinante provoquée par la tension qui m'abandonne subitement et la violence du contre-coup émotionnel qui m'emprunt. Vide d'émotion, je frissonne de froid.
— T'es sûre que tout va bien, Will ? s'inquiète Adam, qui, imperturbable, s'occupe de son lapin.
Pour toute réponse, je lâche un soupir à me fendre l'âme.
— On a fait tout ça pour rien... constaté-je. J'ai fini avec un FLINGUE braqué sur le front pour rien !
Devant mes frissons discontinus, mon coéquipier me jette un plaid sur le ventre, en s'asseyant contre la tête de lit. Reconnaissante, je m'emmitoufle dedans, roulée en boule pour garder un maximum de chaleur.
— On a résolu le mystère Vittoria Dorreletto, me rappelle-t-il, réconfortant.
— On sait seulement qu'elle est morte, j'appelle pas ça « résoudre le mystère »...
— Tu le crois, donc ? s'assure-t-il.
Je sors légèrement la tête de mon cocon pour le regarder.
— Partiellement, avoué-je. Le décès de Vittoria me paraît cohérent. Mathias est certain qu'elle aurait mis tous les moyens en œuvre pour le contacter. Je ne vois que trois options : Mathias se trompe et elle ne cherche pas à le joindre — c'est une possibilité, je ne l'ai jamais rencontrée, je ne pourrais pas me faire un avis sur elle. Mais Mathias n'est pas du genre à prendre en compte ses sentiments dans ses jugements.
J'attends attentivement une réaction de sa part, qu'il confirme mon intuition pour me conforter. Lorsqu'il s'en aperçoit, il acquiesce. Je souffle, soulagée, avant de poursuivre mes hypothèses :
— Deuxième solution : elle est retenue captive on-ne-sait-où, coupée du moindre outil informatique, mais c'est peu probable. A moins que j'ignore quelque chose, en dehors de ses capacités technologiques, Vittoria ne représente pas, stratégiquement parlant, un atout qui nécessite un enlèvement. Le seul intérêt de la faire prisonnière se serait pour utiliser ses talents de hackeuses, auquel cas, je suis certaine qu'elle aurait trouvé un moyen pour transmettre un SOS incognito.
Nouveau hochement de tête.
— Donc reste la piste de sa mort. Pour moi, c'est la plus probable et je n'ai pas décelé de changement de tonalité lorsqu'Octavius en a parlé. En revanche, je suis prête à parier qu'il en sait davantage qu'il le dit.
Il hésite.
— Tu vas lui dire ? demande-t-il finalement.
— Il le faut.
Le silence retombe. Longtemps. Confortablement emmitouflée dans mon cocon de chaleur, mes paupières se font lourdes. Une petite voix intérieure m'intime qu'il est l'heure de regagner ma chambre afin de définitivement me glisser sous ma couette, mais la simple idée d'affronter de nouveau le froid me retient.
— Tu peux dormir là, si tu veux, me propose Adam à qui ma somnolence n'a pas échappé.
Je n'ai pas le temps de répondre que la porte de sa salle de bain s'ouvre à la volée.
— Adam ! crie presque la voix dynamique de Valentin. Tu pourras donner ça à Will s'il te plait ?
Dans un sursaut partagé, nous découvrons Valentin, un large dossier à la main, dans l'encadrement.
— Ah ! lâche-t-il, surpris. Y aura peut-être pas besoin, finalement..
Après une hésitation, il me remet l'imposante liasse de feuilles que je devine être le dossier d'Adrian. Je ne l'attendais pas si gros... Mais peu importe, tout ce qui nous intéresse, c'est le numéro de sa mère.
— Vous êtes venus là de peur que Jaz vous surprenne encore ? plaisante-t-il.
Adam soupire.
— Je me doutais qu'elle en parlerait à tout le monde...
— Mettez une chaussette sur vos portes de salle de bain, la prochaine fois, si vous ne voulez pas qu'on vous interrompe...
Valentin adresse à son meilleur ami une œillade appuyée dont le sens n'échappe à personne.
— Tu vas pas t'y mettre... ? râle Adam.
— Du calme, se marre le Président, je sais bien que vous êtes encore en train de comploter pour tous nous sauver !
— Tu nous mets pas du tout la pression...
— Jamais content.
Ils se défient silencieusement du regard, sans une once d'animosité, seulement le lien étroit de deux amis de longue date. Finalement, chacun finit par sourire largement puis Valentin nous salue :
— Bref, je vous laisse à vos histoires. Bonne nuit !
La porte refermée derrière lui, je soupire une fois de plus. Décidément, nous n'avons pas une minute à nous pour nous reposer et souffler... Mais au moins, Mathias va pouvoir entamer la première étape de son plan. Quant à moi, je vais devoir me préparer aux retombées que cela va avoir. Echec ou réussite, il faudra se tenir prêt à l'action quoi qu'il arrive... Là tout de suite, je suis tellement épuisée que la tâche me paraît insurmontable.
Comme s'il ressentait ma fatigue, Adam éteint la lumière en se décalant sur une moitié du lit.
— Allez, tu dors là, décrète-t-il sans me demander mon avis.
Mais bien au chaud de mon plaid tout doux, je ne songe même pas à protester.
*****
On tambourine à la porte sans la moindre douceur. Réveillée par ce désagrément, je grogne en enfouissant ma tête plus profondément dans mon cocon de couverture, mais cela ne suffit pas à faire taire le gêneur. Tout à coup, un grommellement indistinct suivi d'un mouvement dans mon dos me ramène à la réalité. Merde ! Je ne suis pas censée être là ! Pour un peu que la personne qui s'acharne contre la porte ne soit pas un de nos amis, nous sommes fichus !
Je réagis aussitôt, roulant jusqu'au bord du lit sans abandonner mon plaid pour me réfugier sous le bureau. Adam déplace sa chaise pour davantage me dissimuler si quelqu'un venait à entrer avant d'ouvrir sa porte.
— Enfin ! s'énerve la voix irritante de Charlotte. Il t'en a fallu de temps pour l'ouvrir, cette porte !
— Je dormais, si tu veux... répond son ex-copain en bâillant.
— Tu fais peine à voir, chéri, s'adoucit-elle en constatant sa fatigue manifeste.
Je retiens un soupir en l'entendant l'appeler « chéri » de son petit ton doucereux. Huit mois qu'ils ont rompu, faudrait peut-être qu'elle commence à se résigner, là, non ?
— Et si tu m'expliquais ce qui justifie que tu viennes me tirer du lit avec tant d'ardeur, plutôt que de me noyer sous les compliments... reprend Adam sur un ton blasé.
Même de ma cachette, je ressens l'hésitation manifeste de la petite brune. Mon coéquipier se tend aussitôt, définitivement réveillé et attentif, dans l'attente de la mauvaise nouvelle.
— Le petit ? murmure-t-il.
— Non, non, le bébé va bien, le rassure-t-elle. Tout le monde va bien, à vrai dire. Mais des hommes d'Octavius ont bien tenté « d'achever le travail ».
Elle crache ces derniers mots avec une telle hargne qu'elle remonte légèrement dans mon estime. Peste ou pas, le sort des Lombardo lui tient à cœur et pour ça, elle a tout mon respect.
S'apercevant qu'Adam s'apprête à réagir violemment, elle s'empresse de l'apaiser :
— Logan les a abattus, mais le père de cette merdeuse de Will lui passe le savon de sa vie en ce moment-même... Tel père telle fille.
Quelle touchante déclaration d'amour... Connasse.
Mais au-delà de la rage naturelle que m'inspire Charlotte, je relève néanmoins que mon père est toujours dépourvu de cœur. Faire un sermon à son subordonné alors que ce dernier vient d'apprendre en l'espace de trois jours que sa femme a été deux fois victime d'une tentative d'assassinat, qu'il sera peut-être père ou peut-être pas... Qu'a donc fait Logan qui puisse mériter sa colère ?
— J'arrive, assure Adam avant de la congédier.
Usé, il s'appuie contre la porte, les mains sur le visage. Gênée de le voir dans un tel état de vulnérabilité, je n'ose pas bouger, respirer.
— Tu peux sortir... lâche-t-il en se reprenant.
Timidement, je pousse sa chaise de bureau avant de m'extirper de ma cachette de fortune. Il observe la pièce sans vraiment la voir avant de plonger un regard vif et pénétrant dans le mien.
— C'est notre faute.
Il énonce cette constatation d'un ton froid et sans appel. Je fronce les sourcils, perplexe.
— On les a laissés entrer aux Neuf Muses, m'explique-t-il, éteint. On savait qu'Octavius parviendrait à se faufiler entre les hommes de ton père, pourquoi n'en aurait-il pas été de même de ses complices ? On aurait dû y penser ! Et prévenir ton père. Il aurait pris les mesures nécessaires pour que personne ne pénètre l'île, que personne ne puisse s'approcher de Victoire...
— Alors Octavius aurait simplement choisi une autre date ou trouvé un autre moyen... signalé-je doucement. Son objectif, c'est elle. Notre rendez-vous n'était que l'occasion. L'essentiel, c'est que personne n'a été blessé.
Tandis que ces mots se déversent de ma bouche, un détail m'interpelle : c'est la deuxième tentative d'assassinat à l'encontre de Victoire. Nous pensions originellement que son accident avait pour objectif d'intimider Logan, le pousser à se retirer du conflit et abandonner mon père, mais c'est finalement beaucoup d'efforts dont Octavius fait preuve pour achever le travail. Trop pour un avertissement. Et s'il y avait autre chose derrière cette détermination à supprimer la jeune femme ?
La première fois qu'il m'a parlé d'elle, Logan me la décrite comme forte, indépendante, presque téméraire, et terriblement déterminée. La loyauté, le besoin d'aider les autres et de veiller sur les siens comptaient également dans la liste de ses qualités. Par ailleurs, elle a bâti sa réputation en parvenant à percer les défenses de secrets hautement gardés, en creusant toujours plus profond ses sujets difficilement accessibles... Peut-être a-t-elle tenté d'enquêter sur notre ennemi et ses partisans ?
Et si elle avait découvert quelque chose... ?
Le visage défait d'Adam après que je lui ai fait part de mes hypothèses achève de me briser le cœur.
— Ça expliquerait qu'Octavius mette tant de zèle à la tuer, et comme personne ne sait sur quoi elle travaillait... confirme-t-il dans un soupir, abattu. Mais elle ne se souvient de rien, aucun moyen de savoir ce que c'était. Ça veut dire qu'il va recommencer ? Il faut doubler la sécurité autour de Victoire...
— Mon père a dû tirer la même conclusion que moi et prendre les mesures adéquates, assuré-je.
Il acquiesce.
Après ce réveil catastrophique, il décide d'aller retrouver son frère à l'infirmerie. Je me propose de l'accompagner, mais il décline gentiment, arguant que je ne peux me permettre de sécher un cours. Il attend alors que je me glisse par la fenêtre, le dossier remis par Valentin calé dans ma ceinture. A défaut de pouvoir aider mon coéquipier, j'ai de quoi permettre à Mathias d'avancer. Alors je me prépare en quelques minutes avant de prendre la route vers ma salle d'italien.
J'arrive la première, ce qui me permet de choisir ma place — même si j'occupe presque toujours la même ; à côté de la fenêtre, au troisième rang avec Mathias pour voisin. Lorsque ce dernier pénètre à son tour dans la classe, j'accroche son regard sans fond. Le message passe aussitôt. Il me tend la main pour que je lui remette l'information qu'il attendait, recopié sur un morceau de papier.
— T'es certaine que c'est le bon numéro ? s'assure-t-il.
— En tout cas, c'est celui qui était inscrit dans le dossier... affirmé-je. Mais, j'ai pensé, tu crois pas que les partisans d'Octavius doivent avoir un téléphone spécial pour comploter, différent de leur portable courant ?
Il pince les lèvres.
— C'est possible, mais je mise sur le fait que la mère d'Adrian n'en utilise qu'un, quitte à ce qu'elle ait mis deux cartes SIM dans le même. Ça vaut le coup d'essayer.
J'acquiesce. Sans attendre, il ouvre son ordinateur pour débuter ses manipulations, indifférent au début du cours. Compris ! à moi la prise de notes pour deux ! Pourtant, malgré ma bonne volonté, je ne parviens à me concentrer sur les explications de M.Giovanoti. Mes pensées reviennent sans cesse à cette nuit affreuse, repassent en boucles ma conversation avec Octavius en quête d'une information que nous aurions pu rater, mais non, rien ne me saute aux yeux. Cette discussion était creuse, dès le départ nous avions compris qu'elle s'avérerait stérile, les deux camps solidement campés sur ses positions. Cela me rappelle néanmoins que j'ai le devoir de révéler ce que nous avons appris à mon voisin de table. Le cœur serré, je l'observe timidement. Plongé sur son écran, les sourcils froncés, ses doigts se déchainent sur les touches de son clavier. Le monde autour de lui n'existe plus, accaparé qu'il est à sa tâche. Le moment me paraît inopportun : l'interrompre maintenant perturberait sans mission et le bouleverserait alors que les regards curieux de nos camarades et notre professeur ne le lâcheraient pas. Non, ce n'est pas le moment.
Evoquer la sœur de Mathias me ramène à Victoire. Qu'a-t-elle pu découvrir pour qu'Octavius — ou ses hommes puisqu'il affirme ne pas avoir commandité cette attaque, même si cela ne fait guère de différence... — se montre si déterminé à la supprimer ? Si seulement elle se souvenait de ce qu'il s'est passé ! Finalement, Octavius se donne beaucoup de mal pour rien ; la perte de mémoire de Victoire nous empêche d'accéder à son savoir sans qu'il ait à la tuer.
Je me redresse tout coup, fébrile.
La perte de mémoire de Victoire nous empêche d'accéder à son savoir sans qu'il ait à la tuer... me répété-je mentalement. Il n'a pas besoin de se donner tout ce mal pour empêcher Victoire de nous apprendre sa découverte ! Et s'il avait su qu'elle souffrait d'une amnésie rétrograde, il n'aurait certainement pas grillé sa carte maintenant ! En tentant une deuxième fois de l'assassiner, il nous a involontairement révélé que la survie de Victoire représentait un risque pour son plan, un risque suffisamment grand pour qu'il envoie ses hommes dans une mission suicide, car il devait se douter que Logan veillerait sur sa fiancée. Pourtant, il les a bien chargés d'accomplir cette tâche... Pourquoi toute cette peine alors que Victoire a perdu la mémoire ?
Sûrement parce qu'il ignorait son amnésie...
L'information n'a pas dû parvenir aux oreilles de son espion. Ce qui me conduit à trois hypothèses. La première, c'est l'exclusion de Charline de notre liste de suspects ; contrairement aux autres, elle était au courant de la maladie de Victoire. L'ignorance d'Octavius témoigne de son silence. La deuxième, c'est que Charline ait pu garder le silence parce que son affection pour les membres de la famille Lombardo a prévalu sur son obéissance à notre ennemi — faible probabilité. Et enfin, il se peut que cette deuxième tentative d'assassinat ne soit rien de plus qu'une diversion, une fausse piste mise au point par Octavius pour nous pousser à croire, justement, que son espion ne lui a rien révélé de l'état de santé de Victoire... Possible mais peu probable, à mon avis. Ça reviendrait à gâcher des ressources pour pas grand-chose, finalement. Non, le plus vraisemblable reste ma première hypothèse, qui, pour une fois, à du bon : Charline n'est sûrement pas notre espionne.
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