Prologue

Léopold

 — Quoi ?

Des larmes. Partout sur son visage. Ses yeux rouges, comme s'il avait pleuré des semaines entières. Et pourtant, malgré ça, il souriait.

— Vas-y, Léo. Tu sais tout comme moi que c'est la meilleure chose à faire. J'aurais dû te dire ça il y a des semaines.

— Mais Juste, tu... Nous... Je veux dire, enfin...

— Je t'en prie, Léo. (Sa voix tremblait. Son sourire vacilla.) Tu m'as déjà raconté tellement de mensonges. Épargne-moi celui-là.

Boum. Quelque chose en moi se brisa, lourd comme le monde. Le choc me clouait sur place. Le temps n'existait plus, ne subsistaient que ses iris verts ensanglantés et les larmes brillantes qui roulaient sur ses joues. Son costume blanc impeccable et la rose rouge épinglée à sa poitrine. La douleur insoutenable qui émanait de lui. Ses paroles qui résonnaient dans ma tête et que je ne pouvais pas croire.

— Vas-y, répéta-t-il. S'il te plaît, fais-le. Va-t'en.

— Juste...

— Tout ce que je te demande, c'est... sois heureux, d'accord ? murmura-t-il avec peine. Je sais qu'avec lui, tu y arriveras, alors... laisse-le te rendre heureux, s'il te plaît. Laisse-le réussir là où j'ai échoué.

Je pensais avoir déjà tout vu, tout vécu, tout enduré. Je pensais avoir connu la pire des souffrances et été écrasé par le plus terrible des monstres. Je pensais que rien ne ferait plus mal que me faire arracher mon cœur déjà brisé.

Jusqu'à ce qu'un homme que je n'aimais pas assez me demande, devant les portes de la mairie où se tenait notre mariage, de lui arracher le sien.

— Juste, ne dis pas ça...

— C'est la vérité. J'ai fait tout ce que j'ai pu, et... et... ça n'a pas suffi. Mais c'est la vie, n'est-ce pas ? (Le sourire triste qu'il força faillit me faire hurler.) Parfois, ça marche, parfois non. Et nous deux, c'était voué à l'échec. Au final, c'est peut-être une bonne chose qu'on s'en soit rendu compte maintenant, non ? Avant qu'il ne soit trop tard...

Mais il était déjà trop tard. Ma vie n'était qu'une succession d'erreurs et de mes pathétiques tentatives pour en assumer les conséquences. J'étais incapable de faire les bons choix, qu'importe à quel point j'essayais. C'était pire qu'une malédiction. J'étais condamné à détruire tout ce que je touchais.

J'avais tout fait pour ne pas le détruire, lui, et c'était justement ce qui l'avait anéanti.

— Je suis tellement dé...

— Je sais que tu es désolé, me coupa-t-il. Je sais que tu regrettes, je sais que tu as essayé. Mais je n'étais pas le bon, et aucun de nous n'y peut rien. C'est comme ça.

Et c'était le plus douloureux. C'était ainsi que les choses étaient faites, et malgré tous mes efforts, malgré mes larmes et mes sacrifices et tout ce que j'avais pu tenter pour changer le cours de l'histoire, la réalité me revenait toujours en pleine gueule : j'étais impuissant. Il y avait des choses que je ne pouvais pas contrôler et que je devais me contenter de subir. Et même si je n'y pouvais rien, c'était quand même ma faute.

Les colonnes de pierre qui maintenaient ma vie en place explosaient une à une, et je regardais l'édifice s'effondrer sous mes yeux, sachant que c'était moi qui avais posé les bombes. Mais si seulement il n'y avait eu que ma vie qui s'écroulait, si seulement les personnes qui m'étaient chères ne s'étaient pas tenues dessous. Si seulement je pouvais me démolir sans démolir quelqu'un d'autre au passage.

Si seulement je pouvais remonter le temps et ne jamais assister au spectacle de Juste me demandant de l'abandonner sous les décombres et partir me reconstruire ailleurs.

Il détourna les yeux et plaqua son poing contre sa bouche pour retenir un sanglot. Cette vision me déchira de l'intérieur, comme si mon cœur était fait de verre et qu'il venait d'être pulvérisé. Chaque éclat me broya les organes. J'en oubliai de respirer.

— Mais... et le mariage ? demandai-je bêtement.

— Dis-leur que j'ai refusé au dernier moment, ou ce que tu veux, je m'en fiche. Dis-leur la vérité : que tu as trouvé l'amour de ta vie, mais que ce n'est pas moi.

Mon regard se posa sur la rose à sa poitrine. L'espace d'un instant, son rouge flamboyant me parut être du sang. Je dus me forcer à inspirer profondément pour effacer cette illusion macabre.

Juste fit un pas en arrière. C'était comme s'il emportait une partie de moi avec lui.

— Où tu vas ? (Je commençais à paniquer. La situation était tellement absurde et la douleur pourtant tellement réelle.) Juste, où tu vas ?

— Je retourne là où j'aurais toujours dû rester : loin de toi.

Crac, coup de couteau dans les côtes. Mes os ployèrent sous la véracité de ses mots. Un pas. Crac, crac, crac. Mes poumons éclatèrent, se dégonflèrent comme de vulgaires ballons. Mon cœur se troua et déversa des litres de sang. Crac, crac, crac... Je n'étais plus qu'une poupée de chiffe, un pantin désarticulé de chair en souffrance. À peine si je tenais debout.

Juste finit par me tourner le dos, lentement, et lorsque son regard lâcha le mien, je fus balayé par un vent d'une froideur insoutenable.

Je me sentais comme un phénix qui venait de mourir, mais avant que je puisse renaître, Juste s'était approché et avait doucement soufflé sur mes cendres, de sorte qu'elles ne puissent jamais se retrouver. Et je ne pouvais pas lui en vouloir. Parce que, comme tout ce qu'il avait toujours fait pour moi, il l'avait fait par amour.

Il partait parce qu'il m'aimait. Voilà quelle était l'ironie de notre triste sort. Malheureux seuls et malheureux ensembles. Et malgré tout ce qu'il avait subi, malgré la haine qu'il aurait été légitime qu'il nourrisse à mon égard, malgré tout ce qu'il avait vécu par ma faute et pour lequel il n'aurait jamais dû me pardonner, son dernier geste, son dernier au revoir, il le faisait en me souhaitant d'être heureux... avec un autre.

Juste nous avait tués, tous les deux, pour nous permettre d'enfin vivre.

Je le regardai s'éloigner, cloué sur place, abattu par le chagrin. Sa silhouette blanche rétrécit, rétrécit, rétrécit... Avant qu'il ne disparaisse à jamais de ma vision, il s'arrêta, porta sa main à sa poitrine et laissa tomber la rose qui y était accrochée. Il la laissa gésir sur le sol, simplement là, derrière lui, sans un regard en arrière.

Tout comme moi.

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