9. Retrouvailles (2)
— Dieu merci, tu es à l'heure !
— Comme promis, midi pétante, dis-je en lui montrant ma montre, un sourire aux lèvres.
Bernard se leva pour me serrer la main, et eut un temps d'arrêt lorsqu'il se rendit compte que je n'étais pas seul. Mon sourire fana ; cela faisait des heures que je retournais le problème dans tous les sens, et je ne savais toujours pas comment lui expliquer la situation. Bernard salua Atlantic, me jetant un regard interrogateur, et je me triturai les mains, mal à l'aise. Nous prîmes place sur une table à l'écart, près d'une immense fenêtre avec vue sur la ville, dans un étrange silence.
— Euh, Bernard, voici...
— Ça alors, me coupa-t-il, tu as vraiment trouvé la perle rare !
Je m'interrompis.
— Quoi ?
— Jeune homme, reprit-il en m'ignorant royalement, combien mesurez-vous ?
Atlantic me lança un regard désemparé. Je haussai les épaules, tout aussi perdu que lui.
— Un mètre quatre-vingt-six...
— C'est merveilleux ! Vous correspondez parfaitement au profil... (Il détailla Atlantic avec une insistance qui me fit grimacer.) J'avoue que je n'ai pas l'habitude que tu me présentes directement, dit-il à mon attention, mais c'est mieux comme ça. Il est disponible pour mercredi ? Tu lui as déjà demandé ?
— Bernard, je... je n'ai aucune putain d'idée de quoi tu me parles.
Il me dévisagea comme si une deuxième tête venait de me pousser sur l'épaule.
— Du shooting de mercredi ! Celui où il manque un mannequin !
Je tiltai enfin : mercredi, j'étais censé poser pour une célèbre marque à la mode, et la personne avec qui je devais travailler avait un empêchement. La directrice avait une idée très précise en tête et refusait de prendre n'importe quel physique. Ils cherchaient un homme grand, blond, musclé et solaire, pour contraster avec mon aura sombre et mystérieuse, et...
... Et, en effet, Atlantic correspondait parfaitement au profil.
— Bernard, euh... enfin, tu... tu... tu ne le reconnais pas ?
Il pencha la tête, interrogateur, et nous fûmes interrompus par le serveur venu s'enquérir de nos commandes. Nous prîmes chacun un cocktail, et le serveur repartit tout aussi vite qu'il était venu, nous laissant dans un silence gênant.
— Comment ça ? Nous nous sommes déjà rencontrés ?
— C'est Atlantic, soufflai-je, l'impression d'être dans un rêve. Mon ex.
Plusieurs émotions se succédèrent sur le visage de Bernard : confusion, agacement, surprise, peine. Il détailla Atlantic plus précisément, et se frappa le front dans un geste théâtral.
— Atlantic ! Ça alors ! Excuse-moi, je ne t'avais pas reconnu, tu as tellement changé... Que fais-tu ici ? Enfin, je veux dire... On n'avait plus de nouvelles de toi, que s'est-il passé ? Comment vas-tu ?
Bernard avait rencontré Atlantic lorsque je l'avais ramené de Venise, la semaine où nous nous étions rencontrés. J'avais rapidement expliqué à mon agent que j'entretenais une relation et qu'il était hors de question que cela devienne public. Bernard avait fait en sorte que ma vie privée le reste, au prix de quelques paparazzis et journaux qu'il avait fallu soudoyer lorsque ses derniers avaient réussi à s'introduire dans mon intimité malgré mes efforts acharnés pour protéger Atlantic des médias. Les deux hommes s'étaient beaucoup côtoyés, en partie parce que je me séparais rarement d'Atlantic, et ils étaient même venus à s'apprécier. Nous avions partagé de multiples repas, tous les trois, à boire du bon vin et rire de nos vies fastidieuses mais heureuses. Cela ne m'étonnait qu'à moitié que Bernard n'ait pas reconnu mon ex – il avait une mauvaise mémoire des visages, et il était vrai qu'Atlantic s'était transformé. L'homme qui m'avait quitté était aussi chaud et rayonnant qu'une après-midi sereine en Italie, et celui que j'avais retrouvé me faisait penser aux ruines figées de Pompéi. Son visage autrefois marqué par le soleil était désormais froid comme les cendres.
— Je vais bien, merci, répondit-il avec un sourire qui n'atteignit pas ses yeux. J'étais en Amérique, à Los Angeles. Je suis revenu à Paris ce matin-même.
— C'est... c'est une excellente surprise ! Je me suis fait du souci pour toi, tu sais, tu as disparu du jour au lendemain, et après, on n'a plus entendu parler de toi. Ça a été difficile pour tout le monde, surtout pour Léopold, si tu savais l'état dans lequel ça l'a mis... Vous alliez si bien ensemble, ça m'a fait de la peine de vous voir séparés. Et donc, que comptez-vous faire de...
— Nos boissons arrivent, l'interrompis-je, paniqué à l'idée qu'il en dise trop.
C'était tout Bernard, ça : une franchise à toute épreuve dépourvue d'une once de tact. À une seconde près, il prononçait le nom de Juste, et ma délicieuse bulle hors du réel aurait éclaté sous mes yeux...
Le serveur nous apporta nos cocktails ainsi que des cacahuètes et des olives à grignoter. Il pris nos commandes, ce qui dura un certain temps étant donné que nous n'avions pas accordé un seul regard à la carte. Je pris la même chose que d'habitude, mais Bernard avait envie de changement, et Atlantic semblait complètement perdu. Je sirotai ma boisson, le regard dans le vague, admirant la Ville Lumière qui grouillait de vie, comme une immense fourmilière. L'espace d'un instant, j'eus l'impression de sortir de mon corps, et de voir le monde à travers l'écran d'une télévision, mais cette sensation disparut aussitôt que le genou d'Atlantic heurta le mien par mégarde. Le contact, bien que minime, me fit l'effet d'un électrochoc ; je revins parmi les mortels juste à temps pour entendre la conversation entre mon agent et mon ex.
— Excuse-moi encore de ne pas t'avoir reconnu. Remarque, tu peux voir le bon côté des choses : je t'ai pris pour un mannequin... N'est-ce pas flatteur ? Bon, ça ne règle toujours pas mon souci de mercredi, mais ça, c'est mon affaire. Et toi, alors ? Que comptes-tu faire maintenant que tu es revenu à la capitale ?
— Je ne sais pas trop. J'ai pris l'avion sur un coup de tête. Je... (Je sentis le regard d'Atlantic peser sur moi, mais fis semblant de ne pas le voir.) J'avais besoin de rentrer à la maison, mais je n'ai pas de plan, pour l'instant.
— Oh ! C'est bien un truc de jeunes, ça. Moi, je n'ai plus l'âge de prendre de risques ! Ah, comme ça me manque, de bondir d'aventure en aventure, sans attaches et sans tracas... À l'époque, je pouvais dormir dans ma voiture sans aucun souci. Mais maintenant, je suis un papi gâteux ! J'ai besoin de mon confort.
Bernard exagérait, il était loin d'être aussi vieux qu'il le prétendait. Il frôlait à peine la cinquantaine, mais pour lui, c'était comme s'il était prêt pour la maison de retraite.
— Enfin, tu me diras... reprit-il, un sourire narquois sur les lèvres, coulant un regard pétillant dans ma direction. Travailler pour cette tête de mule, c'est une sacrée aventure quotidienne ! Je suis sûr que faire le tour du monde à cloche-pied serait moins fatiguant !
Je grommelai dans ma barbe tandis que les deux hommes explosèrent de rire. Bernard n'avait pas tort : avec moi, c'était sans cesse les montagnes russes. On vivait les hauts... comme les bas.
— Oui, murmura Atlantic, trop bas pour que Bernard l'entende. Une sacrée aventure...
Je me retins de me tourner vers lui ; je ne voulais pas connaître la signification de ses paroles. J'étais fiancé. Lui et moi, c'était du passé, une tombe sur laquelle j'abandonnais de temps en temps des fleurs fraîches et des souvenirs tendres, un livre sublime dont j'avais lu la fin. Atlantic n'avait plus sa place dans ma vie.
Alors que diable faisait-il ici ?
— Bernard, vous savez, pour cette histoire de mannequin...
— Oh, ne t'inquiète pas, je vais me débrouiller. J'ai un excellent réseau, je vais bien finir par tomber sur la perle rare...
— Non, ce que je veux dire, c'est que... (L'hésitation évidente dans la voix d'Atlantic me fit me retourner.) Je pourrais le faire, ce photoshoot ?
C'était une affirmation, mais elle sonnait comme une question. Bernard et moi eurent la même réaction : un mutisme surpris. Quelques secondes s'écoulèrent, durant lesquelles je cherchai mes mots, mais n'en trouvai aucun, contrairement à Bernard qui bégaya une réponse incertaine :
— Euh... Je ne veux pas que tu te sentes obligé, tu sais, je trouverai certainement quelqu'un pour le faire, mais si tu proposes... Enfin... C'est que...
— Je corresponds au profil, n'est-ce pas ? (Bernard hocha du menton.) Vous avez même dit que c'était moi, la perle rare, quand nous sommes rentrés. Et moi, j'ai... j'ai besoin d'argent. Je n'ai plus un rond, et ça ne me dérange pas de poser. Je pourrais le faire, ce photoshoot, n'est-ce pas ? C'est possible ?
— Euh... répéta Bernard. J'imagine que... oui... Oui ?
Bernard m'interrogea du regard, et je haussai les épaules pour lui signifier que je n'en avais pas plus idée que lui. Cela dépendrait de la directrice ; si Bernard se débrouillait pour présenter Atlantic sous son meilleur jour, la réponse serait certainement positive. Après tout, c'était un homme au physique atypique mais indéniablement beau, et il correspondait vraiment au profil voulu. Il restait seulement à magouiller pour cacher le fait qu'Atlantic n'avait jamais fait de mannequinat, et surtout, qu'il était mon ex. En somme, rien d'impossible pour l'agent le plus talentueux du pays ; Bernard était capable de tous les miracles les plus inimaginables, lorsqu'il s'y mettait. Mais le temps ne jouait pas en sa faveur : s'il voulait faire d'Atlantic le mannequin parfait tombé du ciel, il ne disposait plus que de deux jours.
— Oui ? insista Atlantic. C'est vrai ?
— On va... je vais faire le nécessaire, répondit Bernard, réajustant sa veste sur ses épaules. Oui, mon garçon, tu vas pouvoir faire ce photoshoot.
Un sourire soulagé fendit le visage de Tic. Mon cœur, ce sale traître, se comprima et me chatouilla comme si des milliers de papillons venaient de prendre leur envol dans ma poitrine. C'était le premier sourire sincère que je voyais sur ses lèvres depuis qu'il était revenu, et... merde, ça me rappelait exactement pourquoi j'étais tombé amoureux de lui.
Et surtout, ça me rappelait pourquoi est-ce que je n'étais jamais tombé en désamour.
Cependant, un détail me fit bien vite oublier ces foutus papillons que je m'empressai d'écraser et d'enterrer dans un recoin très reculé de mon cœur.
— Tu n'as pas d'argent ? Que s'est-il passé ? Comment as-tu fait pour prendre l'avion ?
— Eh bien... J'avais très peu d'économies, et je les ai toutes mises dans le billet... Je sais, c'est une décision irréfléchie, mais... je... euh...
Les mots moururent sur ses lèvres, mais personne ne le poussa à finir sa phrase. Bernard eut la politesse de détourner le regard, contrairement à moi, qui fixais Atlantic sans ciller.
— Donne-moi ton RIB.
— Hein ?
— Donne-moi ton RIB, répétai-je, ne pouvant contenir mon agacement. Je vais te faire un virement.
— Non ! Je ne suis pas venu pour quémander de l'argent. Je n'en veux pas.
— Je me fiche bien de ce que tu veux, donne-moi ton RIB. Est-ce que tu as seulement un endroit où loger ? De quoi manger ?
Son silence en dit suffisamment long.
— Je ne veux pas de ton argent, insista-t-il. Je ne suis pas revenu pour faire la manche, et ce n'est certainement pas comme ça que je te vois.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Écoute, Tic, soit tu me files ton foutu RIB, soit je me rends dans la banque la plus proche pour retirer. Et ce soir, tu manges à la maison. C'est non négociable. Tu peux prendre un hôtel, si tu veux, mais j'ai tellement de chambres libres que je pourrais ouvrir un gîte, et je préfère te savoir en sécurité. Putain, j'ai tellement d'argent que je ne sais même plus quoi en foutre ! Laisse-moi faire quelque chose de bien avec toute cette merde. Laisse-moi t'aider.
Je m'interrompis et me rendis compte que j'étais essoufflé. Les yeux d'Atlantic brillaient d'une lueur qui me fendit le cœur, et je voyais bien qu'il essayait de se détourner de moi, mais sans succès. Il se passait tellement de choses dans ce simple regard que j'en oubliai le monde autour de moi ; Bernard, le restaurant, Paris, cette ville maudite qui n'était qu'un paradis empoisonné, et cette vie de luxe dans laquelle j'étais enfermé comme un oiseau en cage... Je me perdais en lui, et là, quelque part dans ses iris bleu maya, je vis mon propre reflet, et je me retrouvai, le Léopold qui n'était qu'un homme avec un cœur malmené, un être humain avec tant de défauts et si peu de qualités, et tellement, tellement d'amour à donner et nulle part où le déverser... Je me vis, moi, à travers lui. Je vis ma détresse au creux de la sienne. Et j'y vis l'amour qu'il ressentait encore à mon égard qui faisait écho au mien, si douloureusement présent, si douloureusement vrai, et d'une cruauté tragique qui aurait pu me faire pleurer si seulement il me restait encore des larmes à verser...
— L'entrecôte sauce au bleu et les spaghettis au pesto maison, s'exclama le serveur, posant nos assiettes avec grâce devant nous. Et la même chose que d'habitude, le magret de canard avec ses aubergines farcies, récita-t-il avec un grand sourire à mon encontre.
Ma bulle hors de ce monde éclata avec une telle violence que j'en eus le tournis. Ma vue se troubla, et il me fallut me pincer la cuisse et compter jusqu'à dix pour retrouver un semblant de contenance. Bernard remercia le serveur, qui nous laissa une barquette de pain et un pichet de rosé avant de nous souhaiter bon appétit. Atlantic se jeta sur son assiette avec une avidité surprenante, tandis que Bernard nous servit chacun du vin ; j'attrapai ma fourchette et aperçut mon visage quadrillé se refléter sur les dents. Je la retournai, et me vis à l'envers, toujours enfermé derrière ces barreaux miroitants. Le fumet de mon assiette me parvint de loin, comme si je n'étais pas vraiment là, comme si je n'existais qu'à travers un hologramme. Je pris une grande inspiration, et le bruit de mon propre souffle me parut étranger.
Je me sentais enfermé dans une putain de prison dorée, et la clé de la serrure se trouvait pendue au cou du seul homme que je n'avais plus le droit d'aimer.
Si le petit Junghwa pouvait voir le Léopold qu'il est devenu, il aurait certainement fait le seul acte sensé que je n'avais jamais eu le courage d'accomplir : mettre fin à toute cette mascarade...
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