9. Retrouvailles (1)

Léopold

Ça y est, la drogue avait grillé mes derniers neurones. Le joint que j'avais fumé ce matin avait emporté ce qu'il me restait de sanité dans ses cendres. Je débloquais complet – il ne pouvait en être autrement. Sinon, comment expliquer le fait qu'Atlantic se tienne dans mon salon, en ce lundi matin qui avait pourtant commencé comme tous les autres, un sourire ému sur les lèvres ?

Il ne répondit pas tout de suite à ma question. Merde, cette hallucination semblait foutrement réelle. J'avais même eu l'impression de l'avoir touché pour de vrai, d'avoir senti son odeur, dans l'ascenseur, d'avoir senti sa présence... Mais c'était impossible. Atlantic était parti et n'avait aucune raison de revenir. Ce n'était pas la première fois que son fantôme venait me hanter, même de plein jour. Mais jamais il n'avait eu l'air aussi... vivant.

Cet Atlantic-là était encore plus musclé que celui dans mes souvenirs. Il arborait une barbe de quelques jours et des cernes affreusement creusés. Il avait l'air rongé, comme un vieil os. Pourtant, ses yeux pétillaient d'un éclat flamboyant, comme toujours lorsqu'il me regardait. Putain, mais qu'est-ce qu'il avait l'air réel !

— Je suis revenu, répondit-il.

Tout bêtement. Pourquoi n'y avais-je pas pensé ? Il était revenu. Revenu me tourmenter, à une semaine de mon mariage, comme si je n'étais pas déjà dans tous mes états. Il fallait en plus que mon ex se mette à apparaître sur mon chemin, alors qu'il n'était même pas sept heures du matin !

— Comment ça, « revenu » ? Où étais-tu passé ?

— J'étais... J'étais à Los Angeles. Je... C'est difficile à expliquer, je...

Il se tritura les doigts, le regard fuyant, et c'est là que je remarquai son sac à dos qui avait l'air d'avoir vécu plus de vies que moi. Je le sondai de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, et la vérité me gifla soudain : ce n'était pas une hallucination due à la drogue.

Atlantic était réellement là, en face de moi, chez moi. Après avoir disparu pendant un an.

— Oh merde. Oh merde, c'est vraiment toi, murmurai-je, incapable de respirer.

Il haussa les épaules, à défaut de trouver quoi dire. Un violent tournis me vrilla le crâne. Atlantic était là. Atlantic était là. Atlantic était là ! C'était impossible, et pourtant, c'était en train de se produire. Je l'avais tellement imaginé, j'avais passé tant d'insomnies à le fantasmer, j'avais préparé tant de discours tout en sachant que je ne les déclarerais jamais – j'avais tant joué la scène, et pourtant, impossible de me souvenir du texte.

J'ouvris et refermai la bouche plusieurs fois, avec la désagréable sensation d'être sur le point de recracher mon cœur, et plus je laissais le silence s'étirer, plus il me paraissait lourd. Le poids de tous nos non-dits était en train de creuser un fossé entre nous – comme un trou noir au milieu de notre univers, il déformait la matière sous nos pieds et nous éloignait plus que jamais... alors que nous étions dans la même pièce, pour la première fois depuis un an.

Ou peut-être était-ce l'inverse ? Après tout, Einstein avait décrit la loi de la relativité ainsi : plus la masse était importante, plus l'attraction était forte... Et je venais de faire un pas en avant, à peine maître de mes propres gestes, comme si me rapprocher d'Atlantic était l'unique chose sensée à faire. La distance entre nous était un crève-cœur et, contrairement à toute logique, plus elle était minime, moins elle était supportable. Parce qu'il suffisait de faire un pas de plus – un seul, minuscule pas – pour la combler. Pour pouvoir le toucher. Sentir son odeur. Sa chaleur. Effleurer sa peau. Respirer le même air. Plonger dans ses yeux, et m'y perdre complètement. Corps et âme.

Surtout mon corps.

Surtout mon âme.

— Léo...

Il avait chuchoté mon nom avec tant d'émotions que des larmes jaillirent. La caresse tiède de son souffle me fit réaliser que je m'étais beaucoup trop rapproché et que nos visages n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. J'étais sur une autre planète, dans une autre dimension, où il n'existait que lui, son regard bleu maya qui me rappelait tant les plages chaudes des tropiques et ses lèvres gercées qui ne demandaient qu'à recevoir un peu d'amour. Il n'existait que les galaxies qui scintillaient dans nos yeux et cette plénitude lorsque nous étions ensemble. J'étais loin, tellement loin, peut-être un peu trop loin... J'eus l'envie soudaine de l'étreindre de toutes mes forces, et alors que j'étais sur le point de me jeter dans ses bras, j'eus un brusque retour à la réalité : Juste.

Putain de bordel de merde.

Pendant l'espace d'un instant, j'avais... oublié que j'étais fiancé.

C'était pire qu'une douche froide. Je reculai de quelques pas, comme frappé, catastrophé par mon propre comportement. L'incompréhension qui naquit dans ses yeux ne fit que renforcer mon effroi : il venait de se passer quelque chose entre nous qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Et j'en étais entièrement responsable. Comme à chaque fois.

— Léo ?

Finie, la bulle d'éternité, finies, les galaxies dans nos regards éperdus. J'étais un homme fiancé et il n'était qu'un ex que je n'arrivais pas à oublier. Il n'y avait rien de plus entre nous. Il ne devait rien avoir de plus entre nous. Il s'avança vers moi et je me mis à secouer la tête, affolé par la situation. Comment avais-je pu oublier ? Pourtant, ce n'était pas faute d'aimer Juste, au moins aussi intensément que j'avais aimé Atlantic. Lorsque je lui avais demandé sa main, c'était un acte sincère et réfléchi. Je voulais vivre avec lui. Je voulais l'aimer pour le restant de mes jours. Je voulais que ce soit nous deux, rien que nous deux, contre le reste du monde.

Je voulais tant de choses, alors qu'avec Atlantic, ça me tombait dessus comme une météorite. Et rien que pour ça, j'aurais dû le haïr. J'aurais déjà dû le mettre à la porte. Je n'aurais même pas dû le laisser rentrer.

Mais il était là. Et je ne le haïssais pas.

Quel scénario aurait pu être meilleur ?

Quel scénario aurait pu être pire ?

— Je... Je... Ça fait beaucoup à encaisser, bafouillai-je, conscient que je ne lui donnais qu'une demi-vérité. Excuse-moi, c'est que... c'est tellement soudain...

— Oui, je sais, j'en suis désolé... Pour moi aussi, c'est déroutant. J'ai pris l'avion sur un coup de tête, et il y a moins d'une minute, j'étais prêt à cogner deux agents de sécurité pour pouvoir rentrer, et je me rends compte que c'est ridicule, tout ça est ridicule, et... et je suis probablement ce qu'il y a de plus ridicule, et la petite voix dans ma tête me hurle de prendre mes jambes à mon cou, que je ne devrais pas être là, et à vrai dire, je ne sais pas trop pourquoi j'ai pris cette décision... Enfin, si, je le sais, mais c'est compliqué, et puis je...

— Tic, arrête, le coupai-je. (Je sentis un étrange sourire me fendre le visage.) Respire. On a... tellement de choses à se dire, alors commençons par le début.

— Le début. Oui, le début, répéta-t-il, hébété. Tant de choses...

Je l'invitai à s'asseoir sur le canapé, et nous prîmes place dans un silence assourdissant. Comment croire à ce qui était en train de se passer ? Atlantic était juste là, dans mon salon, indécemment beau parmi les méandres de sa détresse, prêt à entendre ce que j'avais à lui dire. Il avait envoyé se faire foutre toute logique pour me retrouver, moi, pour nous retrouver, nous.

Nous nous dévisageâmes, le dos raide, dans l'attente que l'un de nous deux prenne la parole. Je sentais mon pouls chaud sous ma gorge, palpitant comme celui d'une proie traquée par son prédateur. Le silence qui régnait me fit prendre conscience des acouphènes qui me perçaient les oreilles. Je me forçai à me concentrer sur autre chose – mes poings serrés sur mes cuisses, qui avaient viré au blanc. Ma respiration hachée qui faisait pétiller des étoiles sous mes paupières. Mon jean slim qui m'écrasait les couilles. Bordel de merde. Rien ne faisait sens. Et pourquoi est-ce qu'aucun de nous deux n'avait encore rien dit ?

J'ouvris la bouche, sans même savoir par où commencer, mais Atlantic fut plus rapide que moi et attaqua directement là où ça faisait vraiment mal :

— Pourquoi est-ce que tu m'as trompé ?

Je ravalai les nombreuses protestations qui me vinrent spontanément – si tu n'étais pas parti comme un connard de voleur, tu aurais pu découvrir que je l'ai fait pour te protéger, que je n'avais pas le choix, et que j'ai détesté chaque seconde passée avec cet enfoiré ! –, et repoussai la vague gargantuesque de colère et de tristesse qui tenta d'inonder ma poitrine. Je dus fermer les yeux quelques secondes pour faire le tri dans ce maelström d'insultes et d'émotions pour y trouver quelque chose de cohérent. Finalement, après un combat acharné entre moi et... moi-même, je parvins à articuler une explication qui ne sonnait pas comme un reproche.

— Je ne t'ai pas trompé, commençai-je. (Je faillis flancher face à son expression interloquée, mais me forçai à prononcer la vérité, mot après mot.) J'ai été victime d'un chantage. Et tu es arrivé au mauvais moment.

— C'est une blague ?

— Absolument pas.

Un ange passa.

Il sonda mon regard, l'air si détruit que je sentis des larmes amères naître. Je pouvais voir toute la colère, toute la tristesse, tout le regret, toute l'incompréhension se mélanger dans ses yeux – bien trop de violence pour un simple être humain, bien trop de cruauté pour un seul cœur brisé. Sa souffrance m'atteignit de plein fouet, et ma langue se délia d'un seul coup, poussé par le besoin urgent d'atténuer sa peine, d'effacer ces traits taillés par l'horreur sur son beau visage.

— C'était l'un de mes gardes du corps rapprochés. Il s'appelait Hugo. Hugo Pottier. Un type comme les autres. Il était responsable de la sécurité au sein de mon appartement. Et un jour, le jour où... où... où tu m'as... où tu es... p... parti, il... il m'a montré une vidéo. De nous deux. En train de... de faire l'amour. Il avait installé une caméra cachée dans ma chambre. L'image était super nette, bordel, on voyait nos visages comme si c'était un putain de film. Il y avait même le son. Et c'était en couleurs. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m'a choqué, que ce soit en couleurs. On aurait juste dit... une vidéo normale, tu sais ? (Il acquiesça imperceptiblement.) Mais il m'a menacé de la poster sur Internet, si je ne lui donnais pas ce qu'il voulait. Et ce qu'il voulait c'était... c'était...

Je fermai les yeux, et soudain, les souvenirs resurgirent avec une précision chirurgicale, comme si j'y étais encore.

Ce visage familier déformé par la traîtrise.

Son rire gras, cruel.

La honte qui m'empêchait de bouger ou de réfléchir correctement.

Les mots qu'il a prononcés, irréels.

Suce-moi la queue. Tout de suite.

Le sol gelé lorsque je me suis mis à genoux.

La gorge sèche, les sueurs froides, les mains tremblantes, la peur. Oh, tellement de peur...

Le cerveau qui se met en veilleuse, incapable de faire face à la réalité.

Le dégoût viscéral lorsque j'ai descendu sa braguette, que j'ai senti son érection, son excitation face au pouvoir malsain qu'il exerçait sur moi.

La sensation d'impuissance absolue.

L'odeur de son désir.

Puis le goût.

L'humiliation de n'être qu'une bouche à pipe, une petite pute, un homme violé.

Un battement de cil, et j'y étais à nouveau, à deux doigts de vomir.

Jusqu'à ce qu'Atlantic fasse irruption dans la pièce.

Jusqu'à ce qu'Atlantic fasse irruption dans mon champ de vision.

— Léo ?

Je clignai des yeux. Je croisai le regard d'Atlantic ; passé et présent se mêlèrent dans une danse mensongère, et je ne sus plus vraiment où je me trouvais. Je sentis quelque chose de chaud sur mes mains serrées. C'étaient les siennes. Le bruit de ma propre respiration se rapprocha, et je réalisai qu'elle était beaucoup trop rapide. J'étais en pleine crise de panique. Tic m'appelait, m'appelait, mais je ne répondais pas, terrifié face à mes propres souvenirs, comme un gamin traumatisé. Une putain de biche fragile incapable de bouger, aveuglée par les phares d'un camion que j'avais pris en pleine gueule et qui m'avait brisé dans le plus grand des silences.

Je ne m'étais jamais autorisé à pleurer cet épisode de ma vie. J'avais encaissé l'événement et l'avais balayé comme s'il n'avait pas détruit quelque chose de fondamental en moi. Je n'avais gardé que la douleur du départ de Tic, pour oublier que j'avais sucé un homme contre mon gré parce que j'étais persuadé que c'était la seule chose à faire pour protéger l'homme que j'aimais. Les deux millions, je m'en foutais. J'en avais d'autres. Ce n'était qu'un chiffre, un concept, des zéros qui s'alignaient, sans valeur. Je m'étais forcé à ne penser qu'à Atlantic, à sa disparition soudaine, pour ne pas avoir à affronter le fait que j'avais été violé.

Au début, lorsque ma carrière avait décollé bien au-delà de tous les ciels que j'avais pu viser, je me sentais intouchable. La célébrité et la fortune m'étaient montés à la tête et m'avaient donné le sentiment d'être invincible, immortel, éternel. Que plus rien ne pouvait m'arriver. J'avais tout, absolument tout – le monde entier était à mes pieds en train de scander mon nom, les mains tendues vers moi. J'étais l'objet de tous leurs fantasmes, leur coqueluche, leur inspiration, la prunelle de leurs yeux. Tout le monde m'adorait. Me vénérait, même. Qui aurait pu avoir l'idée saugrenue de vouloir me faire du mal ? J'étais le chouchou de la planète. Qui aurait pu vouloir me faire descendre de mon sublime piédestal ?

Mais la réalité, c'était que l'amour était intrinsèquement lié à la haine, et que pour chaque personne qui m'adorait, une autre voulait ma mort. Plus on m'aimait, et plus on me détestait. La colère de tant d'inconnus avait été difficile à comprendre, et presque impossible à digérer. Que leur avais-je fait ? J'étais encore innocent, à l'époque. Je n'étais qu'un jeune adulte qui découvrait la vie, dépassé par son propre succès, auquel personne ne s'était attendu. Je me disais que je n'avais rien fait de mal. En tout cas, rien qui méritait de me faire insulter de la sorte, me faire traîner dans la boue sur tous les réseaux, me faire lyncher dans les journaux et à la télé. Ces gens m'exécraient comme si j'avais tué leurs grands-mères et leurs animaux de compagnie. Ils cherchaient à me nuire avec une passion qui m'avait plongé dans un profond désarroi.

Ils inventaient des rumeurs, falsifiaient des images, crachaient tout leur fiel sur mon nom, salissaient chacun de mes exploits. Ils prétendaient que je les avais ignorés, que je les avais forcés à boire, me condamnaient pour des crimes que je n'avais jamais commis. Ma carrière avait connu son premier coup dur lorsqu'une fille avait abusé du mouvement #metoo et s'était amusée à raconter sur Twitter que je l'avais droguée puis violée, postant des photos floues et retouchées comme preuves, et que l'entièreté du Net l'avait crue. L'histoire avait tellement dégénéré qu'une enquête judiciaire avait été ouverte, et j'avais dû faire une pause de plusieurs mois des médias, même après l'annonce de mon innocence, attendant que la fureur des internautes se dissipe et qu'ils trouvent un autre os à ronger.

À partir de là, j'avais compris : les gens se fichaient bien de ce que je faisais de bien ou mal. Il leur fallait un bouc émissaire, n'importe lequel. Il fallait toujours qu'il y ait un méchant, quelque part, une célébrité corrompue à haïr, une cible à pointer du doigt. Cette prise de conscience s'était accompagnée de mon repli émotionnel envers le monde. C'est à ce moment-là que mes murs impénétrables se sont dressés, certains à mon insu, notamment envers mes proches. Je ne pouvais pas m'empêcher de me méfier de tout le monde. La paranoïa m'étouffait dans mon sommeil et m'empêchait de sortir de chez moi.

Si bien qu'il avait fallu que je trouve une échappatoire, n'importe laquelle, à ce mal qui me rongeait. Plus je fuyais le monde, et plus je ressentais le besoin de me fuir, moi.

Au début, j'avais trouvé refuge dans la bouffe. Puis dans le tabac. Puis l'alcool. Une phase moche, dont je n'étais toujours pas vraiment sorti. Puis la drogue. Le cannabis, bien sûr, mais aussi des substances plus violentes, à l'occasion. Cocaïne, kétamine, LSD, morphine, Xanax, ecstasy, je les avais toutes testées. La drogue était devenue une prison colorée qui me permettait de m'enfermer dans ma propre tête, là où personne ne pouvait m'atteindre. Je trouvais la plus parfaite solitude dans la défonce. Le plus grand calme au cœur du chaos. Je me retrouvais, moi, dans la perdition la plus totale.

Puis Atlantic était arrivé.

Plus brillant que tous les projecteurs, plus vibrant que toutes les musiques, plus beau que tous les trips que j'avais connus.

À ses côtés, je me sentais immortel. Mon quotidien était devenu si rose que j'en avais oublié sa laideur. Je volais, volais, volais, toujours plus haut, si bien que je ne voyais plus le sol...

La chute n'en avait été que plus brutale.

Le retour à la réalité s'était fait à l'instant où je m'étais mis à genoux et que j'avais ouvert la bouche pour me faire étouffer par la bite d'un homme à qui j'avais bêtement accordé ma confiance.

— Qu'est-ce qu'il voulait, Léo ?

Je pris une grande inspiration, l'impression d'avoir du verre pilé dans la gorge, et plongeai dans le regard inquiet d'Atlantic qui ne m'avait pas lâché les mains. Là, et seulement là, au plus profond de ses yeux magnifiques, dans les recoins les plus intimes de son âme, je trouvai la force de dire ces mots qui avaient été trop longtemps tus.

— Un million d'euros. Et une pipe.

— Un million, répéta-t-il dans un souffle. Et... et...

Il n'arriva pas à finir sa phrase. Je ne lui en tins pas rigueur. Lui aussi revivait la scène... mais sous un tout nouveau jour, où je n'étais, pour une fois, pas le méchant de l'histoire.

Mais comme à chaque fois que j'avais pris une décision... ça n'avait pas été la bonne.

— Oh... oh mon Dieu, scanda-t-il, son visage perdant de ses couleurs. Oh mon Dieu. Léo, je suis tellement, tellement désolé, je...

— Je t'en supplie, ne t'excuse pas, l'implorai-je. C'est trop tard pour ça. Ce qui est fait est fait. Nous avons tous les deux cru bien faire.

— Non, ce n'est pas juste. Ce n'est pas juste ! Si... si seulement je... Si seulement j'avais attendu... ne serait-ce qu'une minute...

Oui, Atlantic, mon bel amour perdu, mon fantôme revenu. Si seulement tu avais su attendre une minute, une seule toute petite minute, tout ceci ne serait jamais arrivé, tu ne serais jamais parti, et nous n'aurions jamais autant souffert.

Et je ne serais jamais tombé amoureux d'un autre, un autre que j'épouse dans sept jours...

Je retins ces mots qui me brûlaient le bout de la langue. Une partie de moi crevait d'envie de rassurer Atlantic, lui dire que ce n'était pas grave, que je le pardonnais, mais c'était faux. Je gardai le silence et le laissai encaisser le poids des regrets. Pour ça, et pour cette chose uniquement, il ne méritait pas ma compassion. Car, en effet, s'il avait attendu ne serait-ce qu'une poignée de secondes... Il aurait pu entendre ma voix désespérée crier son nom, l'écho de mes pas alors que je tentais en vain de le rattraper, toutes les excuses que j'avais prononcées dans le vent et toutes ces explications qu'il avait mérité d'entendre un an plus tôt.

Atlantic ne m'avait jamais fait entièrement confiance. Il y avait toujours eu une partie de lui qui lui murmurait que j'allais finir par le trahir. Il était convaincu que j'étais trop bien pour lui et que, tôt ou tard, j'allais finir par me lasser, par vouloir trouver quelqu'un de mieux. Je n'avais jamais su apaiser ce démon-là en lui. Et c'était parce qu'il n'avait jamais réussi à véritablement croire en moi qu'il nous avait détruits.

Était-ce ma faute ou la sienne ?

C'était une question à laquelle je n'arrivais pas à trouver de réponse qui me satisfasse.

— Dire que... dire que je t'ai haï... Putain, je t'ai détesté de toutes mes forces ! explosa-t-il, se levant d'un bond, sa voix chaude détonnant dans mon immense salon. J'ai passé une année entière à te maudire, à te pleurer, à te chercher, à t'éviter sur tous les réseaux, à maudire ton nom, encore et encore, à... à... Merde, j'ai eu tellement mal ! Tellement longtemps ! Pour... rien !

Bienvenue dans le club, songeai-je, amer. Une souffrance inouïe... mais pour quoi faire ?

— Léo, je t'ai insulté de tous les noms, j'étais persuadé que tu étais le pire enfoiré de la planète, que tu avais gâché ma vie et que j'aurais été infiniment plus heureux si je ne t'avais jamais rencontré... Putain de merde, je t'aurais tué si seulement j'en avais eu l'occasion ! Alors que... alors que... tu t'es fait... tu... Et moi... je ne t'ai même pas laissé le temps de t'expliquer... (Un sanglot transperça sa voix, abominable, insupportable.) Je t'ai tant haï... pour t'avoir aimé...

— Alors pourquoi es-tu revenu ? ne pus-je m'empêcher de demander, trop à fleur de peau pour faire preuve de patience. Si tu me détestes tant, pourquoi es-tu ici ?

Il arrêta de faire les cent pas autour de ma table basse. Ses épaules s'affaissèrent, son visage perdit toute expression, et il passa d'une colère douloureuse à un désespoir vaincu en un instant. J'en oubliai momentanément ma propre indignation.

— Je ne la supportais plus. La distance. Qu'importe combien je t'en ai voulu, tu n'as jamais cessé de me manquer. Je n'écrivais que des poèmes avec ton nom dedans. Je n'ai jamais réussi à... à...

— À tomber en désamour ? hasardai-je, reprenant les mots de Sam.

— Oui. C'est ça. Je n'ai jamais été capable de ne pas t'aimer.

Le silence retomba, lourd comme le monde, plein de cet amour qui ressemblait drôlement à de la haine et qui refusait de mourir. J'étais toujours assis sur le canapé, et je me sentais minuscule face à Atlantic, debout, qui, même avachi sous le poids des remords, brillait d'une splendeur divine, émanait une puissance inébranlable. Qu'importe le temps qui avait passé, mon corps réagissait toujours de la même façon lorsqu'il se trouvait à proximité du sien : j'avais envie de me rapprocher, encore et encore, de me coller à lui, me glisser sous sa peau, faire partie de lui pour ne plus jamais avoir à souffrir de la distance...

Et je savais que son corps lui réclamait la même chose. Mais voilà, c'était impossible. Comme c'était douloureux de combattre cette intarissable attraction ! Je luttais contre un instinct des plus primaires – aimer. À s'en crever le cœur.

À en oublier que j'en aimais un autre.

— Et toi, alors ? demandai-je subitement pour combler ce vide qui me rendait malade.

— Moi quoi ?

— Qu'es-tu devenu, pendant cette année ? Où étais-tu, que faisais-tu... Avec qui étais-tu ?

Son visage se ferma comme si je venais de lui annoncer une terrible nouvelle. Il se rassit, à l'opposé de moi, et je me mis à me mordre les lèvres sans m'en rendre compte. Il inspira plusieurs fois, rassemblant tout son courage, ce qui fut une véritable torture – que lui était-il arrivé ?

— L.A. C'est l'initiale pour Los Angeles. Est-ce que tu sais pour quoi d'autre ça l'est ?

Il me fallut moins d'une seconde pour deviner.

— Léopold-Atlantic.

Je ne pouvais pas me résoudre à dire « nous deux ».

— Exactement. C'est puéril, hein ? C'est vraiment le pire indice de la planète. Et pourtant, c'est pour cette raison que j'ai choisi cette ville et que j'ai bêtement attendu que tu m'y rejoignes. Comme quoi, même en te fuyant à l'autre bout de monde, j'espérais te retrouver...

Je détournai la tête pour ne pas qu'il voie la souffrance que je ne pouvais pas cacher, mais c'était inutile, car ses yeux étaient fixés dans le vide, loin, si loin de moi...

— J'ai enchaîné plein de petits boulots de merde. Caissier, équipier McDo, dealer, agent de ménage, barman... Tout était bon à prendre, tant que ça m'occupait et que ça me permettait de faire rentrer de l'argent. Mais je le dépensais dans l'alcool et les boîtes de nuit, où je passais la plupart de mes soirées et de mes nuits, où je me défonçais et cherchais quelqu'un avec qui rentrer... Merde, j'ai couché avec tellement de personnes différentes que c'est un miracle que je n'aie pas chopé de maladie. Je ne me protégeais pas toujours – j'étais souvent trop bourré pour m'en soucier. Ce qui m'importait, c'était juste de... de... de me sentir aimé, tu comprends ? Je cherchais ton odeur, ta chaleur, tes lèvres et tes mains sur le corps des autres, mais je ne te trouvais pas, tu étais nulle part, seulement dans mes souvenirs, dans un recoin très, très reculé de mon esprit qui tournait et tournait en boucle... Dieu que j'ai tenté de l'anesthésier, ce petit recoin, mais plus je tentais d'ignorer son chant de sirène, et plus la mélodie devenait forte. Jusqu'à ce que... jusqu'à ce que je ne tienne plus, et que je claque tout pour te retrouver, toi, pour de vrai, pour enfin faire taire cette voix qui ne faisait que hurler ton nom.

Il baissa la tête, et ses épaules me parurent si imposantes, d'ici – il était définitivement plus musclé que lorsqu'il m'avait quitté. Pourtant, à l'époque, il passait déjà tout son temps libre à la salle. À quel point la souffrance l'avait-elle changé ?

La petite voix dont il parlait, eh bien, j'avais exactement la même, mais pour la réduire au silence, je m'étais tourné vers la drogue, seule substance suffisamment puissante pour se montrer efficace. Mon chagrin était une petite créature incroyablement tenace, et il m'avait toujours fallu employer des moyens extrêmes et peu conventionnels pour parvenir à le noyer. Alors que j'avais réussi à – enfin ! – combattre mon addiction pour le cannabis en la remplaçant par l'amour électrique que je ressentais pour Atlantic, j'avais plongé tête la première dès lors qu'il m'avait quitté. J'étais retombé si vite dans mes vieux travers que c'en était effrayant – je m'étais demandé si je m'en était vraiment défait, de cette méchante dépendance, pour être si enclin à rechuter dedans. La réponse était non. Une fois qu'on a appris que la sobriété est synonyme de souffrance... Il n'y a plus de retour en arrière.

— J'ai rencontré quelqu'un, révéla-t-il dans un souffle. (Je me maudis pour avoir un pincement au cœur.) Il s'appelle Daisuke, c'est un japonais que j'ai rencontré en boîte de nuit. Et... et... je ne peux pas dire qu'on avait une relation, c'était plus... une sorte de sex-friend. C'est la seule personne avec qui j'ai couché plus d'une fois. Parce que... parce que...

Il se mordit la lèvre, et ses joues virèrent au rouge pivoine. Je ne dis rien, partagé entre curiosité, amertume et jalousie.

— J'ai super honte de l'avouer, mais... c'est parce qu'il te ressemblait. Énormément. La première fois que je l'ai vu, j'ai même cru que c'était toi... C'est mal, je sais, et je me sens comme la pire des merdes pour l'avoir utilisé de la sorte, mais si j'ai réussi à avoir une aventure avec lui, c'est uniquement parce que j'imaginais que c'était toi, dans mes bras...

Un drôle de frisson me dévala la colonne. Je ne savais pas comment me sentir face à cet aveu ; c'était certes déroutant, mais au fond de moi, dans les recoins les plus pervers et les plus égoïstes de mon âme... j'aimais ça.

— C'est d'ailleurs ça qui m'a fait craquer. De t'avoir sans vraiment t'avoir. Cette mascarade m'a fait ouvrir les yeux : je... j'arrive pas à être loin de toi. Faire semblant de t'aimer au travers d'un autre... C'est pathétique, pas vrai ? Il fallait que j'y mette un terme, que j'agisse. Alors... j'ai pris le premier avion pour Paris, et... me voilà.

Un long silence tomba entre nous. Plus je regardais Atlantic, et moins je le reconnaissais : il avait changé, bien plus que moi. Cette année l'avait remodelé comme un galet sur la plage, poli par l'eau salée de la mer. C'était lui, sans être le même. Lorsque je l'avais rencontré, il était timide, introverti et dans la lune. Rayonnant, mais trop peu sûr de lui pour oser montrer sa lumière au monde. Il vivait pour l'art et la beauté. Savoir qu'il était devenu un homme brisé, dépendant au sexe, addict à la musculation, toxique avec les autres, cruel avec lui-même... Merde, ça me rendait dingue ! Comment avais-je pu le changer à ce point ?

Tout ce que tu touches, tu le détruis. C'est ce que m'avait dit une ancienne collègue de tournage, un jour, avec qui je n'arrêtais pas de me disputer. Cette phrase s'était ancrée en moi comme une épitaphe. Et elle s'était révélée atrocement vraie : échec après échec, rupture après déception, la vie n'avait fait que me prouver que cette salope m'avait cerné à la perfection...

Je pris une grande inspiration pour me préparer à poser la seule question qui faisait sens, mais qui allait aussi drastiquement changer le cours des choses :

— Et maintenant, qu'est-ce que tu attends de moi ?

Une peine inouïe passa dans ses yeux. Au fond de lui, il avait la réponse, mais il n'était prêt à l'avouer à personne ; ni à lui, ni à moi. Alors il fit ce à quoi je m'attendais : il mentit.

— Je ne sais pas. J'ai réalisé que je ne peux pas vivre sans toi, mais toi... peut-être que si. J'ai été guidé par le besoin aveugle de te retrouver, qu'importe ce que ça me coûtait, et qu'importe ce que j'allais trouver. Je veux juste... ne plus jamais te perdre.

Mais tu m'as déjà perdu ! Voilà ce que j'avais envie de lui hurler, alors même que je ne savais pas si c'était la vérité. M'avait-il vraiment perdu ? J'étais fiancé et amoureux. Si j'étais quelqu'un de bien, la réponse serait oui. Mais je n'étais pas quelqu'un de bien. Qu'importe à quel point j'essayais... mes sentiments étaient bien plus forts que ma raison.

Je ne savais pas quoi répondre. Il avait raison sur un point : j'arrivais à vivre sans lui. Au prix de beaucoup de choses fondamentales, mais j'en étais capable. Mais seulement quand j'étais défoncé – sobre, le manque devenait insupportable.

Voilà pourquoi je ne l'étais jamais. J'avais appris à vivre comme un humain normal en ayant constamment la tête à l'envers. Si seulement le monde savait combien de grammes on pouvait se foutre dans la gueule sans jamais rien laisser paraître !

Chaque réponse que je trouvais partait en fumée face au regard plein d'espoir que me lançait Atlantic. Comment lui dire que je me mariais la semaine prochaine ? Comment pourrais-je lui briser le cœur alors même qu'il me le tendait, entre ses mains, si vulnérable, si plein d'amour ?

Ce casse-tête trouva une échappatoire lorsque mon téléphone sonna dans ma poche. Je me jetai dessus, soulagé de pouvoir contourner le problème titanesque qui rugissait face à moi. Mon répit fut cependant de courte durée : c'était Bernard qui m'appelait.

— Merde, sifflai-je entre mes dents. Excuse-moi, il faut que je décroche.

Je regardai l'heure avant d'appuyer sur le bouton vert : j'avais rendez-vous avec Bernard à sept heures et quart, et il était... pratiquement huit heures.

— Je suis super-méga-hypra-giga désolé, m'empressai-je de dire lorsque j'eus collé mon portable à mon oreille, ne laissant pas à Bernard le temps de déverser son courroux sur moi. J'ai été retenu par une urgence, et j'ai complètement zappé de te prévenir.

— Tu vas bien ? Où es-tu ?

Dieu merci, l'inquiétude avait pris le pas sur la colère ; Bernard était définitivement quelqu'un que je ne méritais pas. Comme beaucoup d'autres personnes.

— Je suis chez moi, je vais bien. Je peux être là dans dix minutes.

— Laisse tomber, j'ai du travail jusqu'à midi. On n'a qu'à se voir pour le déjeuner. On se retrouve au Cappadoce, qu'est-ce que tu en dis ? Tu pourras être là ?

— Oui, bien évidemment. Je m'excuse encore, c'est super nul de ma part...

— Ce n'est ni la première, ni la dernière fois que tu me fais le coup, Léo. Contente-toi d'être là à midi pétante.

— OK. Sans faute, promis. À tout à l'heure, Bernard.

— C'est ça.

Il raccrocha dans la seconde. Je relâchai une longue respiration que je n'avais même pas conscience de retenir. Je n'osai pas regarder Atlantic, qui n'avait pas bougé d'un pouce, toujours en attente d'une réponse.

Malheureusement, je n'étais pas de taille à lui donner ce qu'il méritait. J'avais trop mal, j'étais trop lâche.

— Ça te dit, de manger italien, ce midi ?

— Euh... oui, j'imagine...

— Parfait. J'avais rendez-vous avec Bernard, mais avec tout ça, je lui ai posé un lapin, alors on va rattraper ça autour d'une assiette de spaghetti si énorme que tu vas regretter de ne pas avoir deux estomac. Qu'est-ce que t'en penses ?

Il ne dit rien, mais je ne m'en formalisai pas ; je n'attendais pas vraiment de réponse. Mon comportement me laissa un arrière-goût amer dans la bouche. Dans un recoin caché de mon esprit, je me posai brièvement la question : que dirait le petit Junghwa s'il voyait le Léopold qu'il est devenu ?

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