8. Paris

Atlantic

 — Nous entrons dans une zone de turbulence. Veuillez attacher vos ceintures et ne pas vous lever de votre siège.

Je me réveillai en sursaut. La vielle dame à côté de moi me jeta un regard de travers. Je me frottai les yeux, examinai les environs. J'étais dans un avion, les muscles douloureux et l'estomac vide. Il me fallut quelques secondes pour me remémorer les événements récents.

J'étais en direction de Paris. Plus tôt dans la journée, j'avais réservé des billets pour ce vol sur un coup de tête. Ils m'avaient coûté la peau des fesses, mais sur l'instant, je n'y avais prêté aucune attention. Je savais juste que j'avais besoin de reprendre ma vie en main. De me sortir de ce trou sans fond et de retrouver ce bonheur que j'avais perdu depuis des mois. Je m'étirai comme je pus, confiné sur mon siège inconfortable, et regardai l'heure ; nous étions au beau milieu de la nuit, bien loin au-dessus des nuages. Il me restait encore six heures de vol avant de retrouver la terre ferme.

Je pensai à Daisuke. À Léopold, plus exactement. Mon esprit détraqué mélangeait les deux. Je l'avais largué comme un vulgaire linge sale et m'étais envolé vers un autre continent sans lui donner la moindre explication. J'avais fourré mes affaires les plus essentielles dans un sac à dos et foncé vers l'aéroport, sachant pertinemment qu'à la moindre hésitation, j'aurais changé d'avis. Alors j'avais agi sur un coup de tête. Je ne pouvais plus vivre de la sorte. Je n'étais plus moi sans Léopold. Qu'importe ce qu'il m'avait fait, il fallait que je le revoie. Au moins que je lui fasse mes adieux. Que je tourne la page. Que je retrouve une vie normale. Sans lui. Sans son fantôme qui obsédait mes pensées, de jour comme de nuit. Sans le souvenir flou de ses mains et de son amour. Il fallait que je lui dise adieu. Que je le regarde dans les yeux, et que je lui dise « Merci d'avoir changé ma vie. Maintenant, je me dois d'être heureux, sans toi. » Je devais me donner le droit de retomber amoureux, d'un homme comme de la vie. Je me devais de tourner la page – non, de changer de bouquin. Dans lequel je n'étais qu'Atlantic, qui n'avait jamais connu Léopold Han. Dans lequel j'allais bien et l'amour n'avait pas atomisé mon cœur.

Pendant une seconde, une vague de peur brute me secoua. Est-ce que je venais de faire la connerie de ma vie ? Il n'y avait pas de retour en arrière possible. Je venais de tout plaquer. Est-ce que je n'étais pas en train de faire une massive erreur ? Et si je me trompais ? Et si j'avais complètement perdu la boule ?

Non, non, je n'étais pas fou. Juste désespéré. Ce qui revenait plus ou moins au même, à la différence que j'avais un objectif : retrouver ce bonheur qu'on m'avait volé. Ce que je faisais avait un sens. Pas vrai ? Je n'étais pas devenu dingue. J'avais fait ce qu'il fallait faire. N'est-ce pas ?

Une hôtesse de l'air passa à ma hauteur. Je l'arrêtai et lui demandai un soda. Elle me servit avec un grand sourire, la poitrine bien en avant. Je fis abstraction de son manège. Je savais que mon physique faisait se retourner beaucoup de personnes sur mon passage. J'étais musclé comme un athlète, les cheveux blonds en pagaille et les yeux d'un bleu très particulier. On m'avait souvent comparé à un dieu grec déchu, comme Apollon, en raison de mon aura forte et solaire. Dommage pour cette charmante hôtesse, je ne mangeais pas de ce pain-là. Et puis, de toute façon, ma sieste m'avait rendu complètement groggy ; j'avais l'impression d'être en pleine redescente après une formidable cuite. Le mieux que je pouvais faire, à cet instant, c'était enfoncer mes écouteurs emmêlés dans mes oreilles et mettre la première playlist que je trouvais en aléatoire. Je fermai les yeux et me laissai bercer par la pulsation lente. Je ne fus pas long à me rendormir, la boule au ventre et l'esprit hanté par des yeux noirs malicieux.

Je dépassai la file de passagers qui attendaient que leurs valises passent sur le tapis roulant et remontai la lanière de mon sac à dos sur mon épaule. Je n'arrivais toujours pas à croire que j'avais réussi l'exploit de condenser toutes mes affaires les plus vitales dans un si petit espace. Portefeuille, caleçon, objets personnels et chargeur ; le strict minimum. Je me frayai un chemin jusqu'à la sortie de l'aéroport et m'arrêtai pour prendre une grande inspiration. L'air frais m'avait manqué après tant d'heures à respirer la transpiration de ma voisine. Le soleil commençait à se lever au loin, derrière les milliers d'immeubles. Il était à peine six heures du matin. Je sortis mon téléphone et vérifiai mes notes, mains tremblantes. L'adresse de Léopold n'était pas publique, mais avec un peu de recherches et l'aide de Google Maps, j'avais réussi à localiser son appartement. Je m'approchai de l'ère pour taxis, comptant les billets que j'avais sur moi. À peine plus de quoi payer le trajet. Tant pis. Je me démerderai. Je ne voulais pas penser à ce qui pouvait mal tourner. Il fallait que je garde mon objectif en vue : ne pas craquer. Ne pas rebrousser chemin. Ne pas abandonner. Merde, je venais de traverser l'océan sur un coup de tête. Je ne pouvais pas tout lâcher maintenant, alors que j'étais si près du but. Dans le même pays que lui. La même ville. La même dimension.

Un taxi s'arrêta à ma hauteur. Je m'installai et donnai l'adresse. Je me rendis vite compte que le chauffeur était du genre à papoter, aussi, je lui demandai poliment d'allumer la radio – je n'avais pas l'énergie de tenir une conversation, et encore moins en français. Je venais de passer plus d'un an en Amérique, plongé dans une autre langue et brassé dans une autre culture ; le retour aux sources était assez brutal. J'avais l'impression d'être un étranger sur mes propres terres. Comme si j'avais ma place ici, mais que je n'arrivais pas à me glisser dans le moule. Je décidai d'ignorer cette sensation et de laisser mon esprit dériver à loisir, le regard perdu sur les rues grises de Paris.

C'était l'heure où la ville commençait tout juste à s'éveiller, où l'on voyait les premières personnes aller au travail, ou les plus fêtards tituber jusqu'à chez eux. Je demandai à ouvrir la fenêtre pour respirer le vent matinal. Il y avait une ambiance tellement particulière les quelques instants juste avant que le soleil ne se lève que j'avais l'impression de pouvoir sentir son odeur. Une fragrance d'attente, une excitation infantile. Aujourd'hui encore, le monde renaissait, la Terre tournait, le soleil effectuait sa course, le quotidien se répétait. Un cycle sans fin qui ne perdait jamais sa magie. Je profitai de ce moment d'éternel, dans ce taxi, drogué par la fatigue et le jet lag, où la Ville Lumière m'accueillait en son sein.

Quarante minutes plus tard et tout mon cash envolé, je me tenais au pied d'un gigantesque immeuble luxueux, dans une rue dégagée où n'étaient garées que des voitures qui rasaient le sol. Je contemplai mes pieds : j'étais dans une tenue pour traîner, avec des Converse délavées aux lacets sales et un sac à dos plein à craquer. Je puais la transpi', je n'avais plus un sou et j'étais seul. Je me tenais en bas de chez mon ex après avoir disparu pendant des mois. Je n'avais même plus son numéro. Et aucune idée de la manière dont j'allais pouvoir pénétrer dans ce bâtiment hyper sécurisé, surtout avec une allure pareille.

Je n'avais aucune idée non plus de ce que je foutais là. J'avais fait une erreur, c'était certain. Comment avais-je pu croire que c'était une bonne idée ? Putain de merde, pourquoi est-ce que je venais de traverser la moitié de la planète pour un amour que j'avais perdu ? Étais-je désespéré à ce point ?

Évidemment que tu l'es. Regarde-toi.

Mais il m'avait trompé. Je l'avais pris sur le fait. Je n'avais jamais compris pourquoi, et je ne m'attendais pas à le comprendre un jour, mais il l'avait fait, et j'avais réagi comme n'importe qui de censé l'aurait fait : je m'étais barré sans attendre. Qu'est-ce que je faisais au pied de son immeuble, comme un chien perdu, le cœur brisé et battant au rythme d'un espoir naïf ? Dans quelle merde m'étais-je encore embourbé ? Et comment allais-je faire pour revenir ?

— On peut vous aider, monsieur ?

Deux hommes s'approchèrent. Ils étaient vêtus de noir, une oreillette flanquée sur le côté, et leurs épaules étaient au moins aussi larges que les miennes. Des gars de la sécurité. Des talkies-walkies pendaient à leur ceinture, ainsi que de courtes matraques dont ils caressaient gentiment le manche.

Merde. Ils devaient à coup sûr me prendre pour un clodo égaré dans un quartier trop propre pour lui.

— Je, euh... Je suis un ami à Léopold Han, dis-je, conscient qu'ils ne me croyaient pas une seule seconde, mais je n'arrivais pas à trouver le moindre mensonge crédible. Je n'ai pas son numéro, et je viens de faire un très long voyage, alors j'aimerais juste...

— Ça ne va pas être possible, monsieur. Nous allons devoir vous demander de quitter les lieux.

— Non, attendez, je sais que j'ai l'air suspect, mais je vous dis la vérité, si vous l'appelez, il pourra confirmer qu'on se connaît, et je...

— Monsieur, n'insistez pas. Quittez les lieux tout de suite où vous risquez d'avoir des problèmes.

Ils firent quelques pas dans ma direction, juste assez pour empiéter sur mon espace vital et m'intimer de reculer. Je mesurai leur corpulence : avec l'effet de surprise, je pourrais les mettre à terre tous les deux, mais je n'étais pas au meilleur de ma forme et, surtout, je n'avais pas envie d'avoir de problèmes à peine arrivé sur le sol français. Voilà qui compliquait grandement les choses. Je n'avais pas fait tout ce trajet juste pour me faire refuser à l'entrée ! Je fis deux pas en arrière, suffisamment pour montrer que je ne cherchais pas le conflit, mais pas assez pour foutre le camp. J'étais trop près du but pour abandonner maintenant. Et si ça devait passer par casser la gueule à deux gardiens d'immeuble, alors peut-être que je pouvais m'y résoudre...

Je pouvais voir leurs avant-bras se contracter, leurs poings se serrer. Je me préparai mentalement à me prendre quelques revers. La tension avait monté d'un cran ; le premier coup pouvait partir d'un instant à l'autre...

— C'est quoi, ce manège ?

Mon sang ne fit qu'un tour – cette voix, je pouvais la reconnaître entre toutes. J'étais certain que même si un millier d'années passaient et que je vivais tout autant d'histoires d'amour, son timbre me procurerait toujours le même effet, cette délicieuse décharge électrique qui réveillait quelque chose d'incroyablement lourd, quelque part, dans les recoins oubliés de mon âme.

Léopold apparut de derrière l'un des gardes, lunettes noires sur le nez, sourcils froncés, avec son éternelle veste en cuir sur les épaules. Nos regards se croisèrent à travers les verres teintés, et le temps se suspendit l'espace de quelques secondes. Léopold était là, devant moi, en chair et en os. Le vrai, pour de vrai. Pas un mec qui lui ressemblait que j'avais ramassé en boîte de nuit. Pas un fantasme que la drogue ou le chagrin avait transformé en hallucination. Si je m'approchais et que je tendais la main... je pouvais le toucher.

— Atlantic ?

Mon nom résonna comme un secret sur ses lèvres – comme s'il n'était pas vraiment certain de me voir, comme si je n'étais qu'un fantôme qu'il s'attendait à voir disparaître. Les gardiens remuèrent, gênés. Quelque chose de palpable et grave flottait autour de nous, comme des boulets à nos chevilles. Nous restâmes plantés là quelques instants qui me parurent durer longtemps, bien trop longtemps... Puis l'un des agents de sécurité ouvrit la bouche, et la bulle d'éternité éclata. Boum, retour à l'instant présent.

— Monsieur Han, est-ce que vous connaissez cet homme ? Il a essayé de rentrer et nous...

— Oui, évidemment que je le connais. Et évidemment qu'il va entrer, s'agaça-t-il en faisant un pas vers moi pour m'attraper le poignet.

Il me tira à l'intérieur si fort que je bousculai l'un des gardiens, et eus à peine le temps de m'excuser que nous étions déjà en train de nous engouffrer dans l'ascenseur. Je regardai les portes se refermer avec lenteur, puis sentis la gravité s'inverser alors que la cabine filait à toute vitesse vers le haut. Le temps s'écoulait de façon bizarre. Lorsque je voulus tourner la tête pour regarder Léo, nous étions déjà arrivés ; il tira sur mon bras et me traîna derrière lui, dans un couloir luxueux tapi de moquette noire et rempli de décorations minimalistes. Une petite musique d'ambiance régnait. Il s'arrêta devant l'une des deux seules portes, fouilla dans la poche de sa veste, fit tomber ses clés, jura – Dieu, même ses insultes m'avaient manqué – et parvins enfin à ouvrir l'entrée. Il me poussa à l'intérieur sans me ménager et claqua derrière lui. Je vis ses lunettes voler sur le meuble d'entrée, sentis son regard peser sur moi avant de le voir. Puis il ouvrit la bouche, resta coi quelques secondes, avant de finalement parvenir à articuler :

— Bordel de merde, mais qu'est-ce que tu fous là ?

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