6. La goutte de trop

Atlantic

 — Trois grandes frites et cinq moyennes, et plus vite que ça !

J'essuyai la sueur sur mon front du revers de ma manche. Je plongeai un sachet de frites congelées dans l'huile bouillante, et jurai lorsque quelques gouttes me brûlèrent les mains. Un de mes collègues me bouscula en passant derrière moi, sans s'excuser, et je dus me retenir de lui foutre mon poing dans la gueule. Il faisait une chaleur étouffante dans les cuisines, mais impossible d'ouvrir la moindre fenêtre, car c'était encore pire dehors.

Ce n'était pas une légende : tous les ratés et les paumés finissaient au McDo. Je n'étais pas une exception. J'avais décroché le job en début de semaine, et j'avais déjà hâte de me barrer. Le bruit, la pression, la malbouffe, les patrons désobligeants, les collègues indifférents, le salaire ridicule... Putain, j'étais un artiste. Un oiseau qui s'était libéré de sa cage. Une âme sauvage. Comment avais-je pu me retrouver dans cette situation ?

Je n'étais pas en position de me plaindre : au moins, j'avais un travail, un toit sur la tête et le frigo plein. Mais merde, quoi. J'avais toujours su me dépatouiller dans la vie. J'avais toujours réussi à trouver des petits boulots et à vendre quelques chansons. J'étais toujours parvenu à créer une bulle de bonheur autour de moi, indestructible, une force qui me faisait voir la vie du bon côté. Et qu'étais-je devenu ? Un pathétique artiste déchu qui bossait au McDonald's. Rien de plus. Je ne créais plus, je ne souriais plus. Les seuls moments où je me sentais encore à peu près vivre, c'était dans les bras de Daisuke, à prétendre que c'était ceux de Léo – c'est-à-dire, tous les soirs. Je n'avais pas dormi dans mon propre lit depuis deux semaines. Je finissais toujours par revenir vers lui, même si je devais le supplier, pour qu'il me donne ma dose de liberté que je n'arrivais plus à trouver seul.

C'était un peu comme une drogue, à sa manière. À la différence que j'utilisais quelqu'un, et non quelque chose, pour fuir ma triste réalité.

— Atlantic, où sont les frites ? Bouge-toi le cul, bordel !

Je secouai la tête. Ici, la moindre minute ne pouvait pas être perdue. C'était une course contre la montre afin de satisfaire le maximum de clients possible en un temps record – et des clients, il y en avait une flopée, aux États-Unis. À toute heure de la journée, et même de la nuit, les fast-foods étaient bondés, et nous, employés, devions nous plier en quatre pour servir chacun d'entre eux avant même qu'ils n'aient eu le temps d'avoir faim.

Je servis les portions de frites dans les barquettes et me dépêchai de les mettre dans les bons sacs, qui filèrent directement dans les mains des consommateurs. Et je recommençai. Une grande frite par-ci, une boîte de nuggets par-là, un petit Coca de l'autre côté – non, pas du Coca, du Pepsi. Et je ne parlais pas du casse-tête qu'étaient les sandwichs. Putain. Qu'ils aillent tous se faire foutre.

Le patron beugla, encore. Presque si je pouvais sentir les veines à mes tempes pulser de rage. Je rêvais de plonger son visage rouge et transpirant dans la friteuse. Avec un peu de chance, ça lui clouerait le bec plus de cinq minutes. Tout ce que cet enfoiré savait faire, c'était ouvrir sa grande gueule pour nous dire d'aller plus vite, comme si nous n'étions pas déjà en train de sprinter dans les cuisines exiguës.

J'étais en train de verser une nouvelle portion de frites lorsque je me fis bousculer, pour la énième fois de la journée. Le sachet m'échappa des mains et tomba dans la friteuse, provoquant une giclée d'huile qui m'atteignit en plein ventre. Je hurlai de douleur avant même d'avoir pu comprendre ce qui m'arrivait. Des têtes se tournèrent, mais personne ne réagit. Je fonçai dans les toilettes pour retirer mon haut et m'asperger d'eau froide, les larmes aux yeux. Ce n'était pas la première fois que je me brûlais, mais c'était le genre de douleur à laquelle on ne s'habituait jamais. Surtout cette fois-là : une grande tache rouge ne tarda pas à apparaître au-dessus de mon ventre. Je jurai entre mes dents.

Lorsque je ressortis des toilettes, le patron se tenait devant, bras croisés.

— Retourne à ton poste, gronda-t-il. Ne perds pas de temps.

— Je viens de me brûler, expliquai-je, j'étais juste en train de...

— Alors, fais attention, merde ! C'est pas compliqué, une friteuse !

C'était la goutte de trop. La minuscule, insignifiante gouttelette de trop qui fit exploser le barrage.

Je ne sais pas trop ce que je lui criai, et je n'étais même pas sûr de lui avoir parlé en anglais, mais lorsqu'il me poussa dehors par la porte de service et me balança mon sac à la gueule, je n'eus aucun doute que le message était passé. Il se mit à déblatérer toutes les insultes qu'il connaissait, à m'ordonner de ne jamais revenir, que j'étais licencié et que c'était bien fait pour ma gueule. Je ne pris même pas la peine de l'écouter. Je balançai mon sac sur mon épaule et m'éloignai de ce maudit McDonald's, de ce maudit patron, de cette maudite journée qui n'était que le reflet de cette maudite vie.

D'habitude, je prenais le bus jusqu'à chez moi, car j'habitais à trente minutes à pied, mais j'avais tout sauf envie de gentiment m'asseoir au milieu d'une foule d'Américains puants et d'attendre que l'insupportable voix robotique me dise que je pouvais descendre. J'adoptai une vive allure, regard rivé droit devant moi, fulminant de rage. Il faisait une chaleur étouffante et les rues sentaient la vieille pisse de chien. J'étais étonné de ne pas m'être déjà métamorphosé en bombe atomique et avoir réduit cette ville de mes deux en cendres. La colère vibrait sous ma peau, électrique, palpable, me donnait le sentiment d'être un demi-dieu descendu sur Terre pour la détruire. Je m'en sentais capable. Si mes mains avaient été assez grandes pour cela, j'aurais déjà écrabouillé la planète entre mes doigts et aurais jeté ses poussières au vent, sans un regard en arrière.

J'étais hors de contrôle. Cette simple goutte avait foutu mon fragile équilibre en l'air, et désormais, c'était des tonnes de magma en fusion qui tempêtaient en moi. Je ne pouvais plus vivre de la sorte. Je ne pouvais plus vivre en prétendant que ça me suffisait. Que Daisuke ou Léo, c'était la même chose, que l'inspiration allait revenir, que j'étais heureux, à Los Angeles. Je ne pouvais plus me voiler la face.

Il fallait que j'agisse, maintenant.

Je pris mon téléphone et tapotai rapidement. Il me fallut attendre que le site charge, entrer mes coordonnées bancaires, ignorer le prix hallucinant que j'étais en train de claquer sur un coup de tête. Ensuite, j'appelai Daisuke, et lui dis que nous deux, c'était fini. Il me demanda pourquoi, un peu perdu, et je lui expliquai simplement que j'allais quitter la ville. Je ne lui laissai pas le temps de répondre et raccrochai.

J'accélérai le pas. Je n'avais que trois heures devant moi et un sac à dos.

C'était complètement insensé. Une pure folie. Il n'y avait que dans les films d'action que l'ont faisait de telles choses. Je venais de foutre en l'air la totalité de mes minces économies, et aucun retour en arrière n'était possible.

Et pourtant, je n'éprouvais pas le moindre soupçon de peur. Parce que quoi que je vinsse de faire, je savais que ce ne serait jamais pire que ce que je vivais déjà. Au moins, j'avais pris une décision. Au moins, j'avais pris le contrôle de quelque chose.

Et c'était de mon destin.

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