4. Presque

Atlantic

Un, deux, trois...

Je soulevai les haltères en grimaçant. Tout mon corps était à l'agonie. Mes muscles noueux tremblèrent sous l'effort, mais je continuai en ignorant la douleur.

Quatre, cinq, six...

Je n'allais pas tenir longtemps, et je le savais. Je savais aussi que je me faisais plus de mal que de bien en agissant de la sorte. Mais quel autre remède avais-je ? Si je ne me faisais pas souffrir physiquement, toute mon amertume allait se retourner vers l'intérieur, dans mon propre cœur. Et je préférais des courbatures à des larmes.

Sept, huit, neuf...

Je jurai entre mes dents. J'eus un mal fou à exécuter le dixième mouvement, et crus même que je n'y arriverais pas. Puis j'eus un flashback de ce matin même. Comme un éclair qui me déchira en deux.

Je m'étais réveillé, la peau cotonneuse et le cerveau en vrac, dans le lit de Daisuke, avec le drôle de souvenir d'avoir couché avec Léo. En voyant cet homme qui lui ressemblait tant étendu à mes côtés, j'avais compris mon erreur : je n'avais pas fait l'amour avec mon ex. Mais j'avais fait comme si.

C'était impardonnable de m'être laissé aller à une telle faiblesse. Mon esprit, brouillé par l'alcool, avait mêlé réalité, fantasmes, rêves et souvenirs, et je m'étais laissé croire que j'avais retrouvé les bras de l'homme que j'aimais. Il avait suffi d'un instant pour que je relâche ma vigilance. Le problème, c'est qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible. C'était le genre de fautes qu'il ne fallait jamais commettre, car elles étaient irréparables.

Je posai les haltères sur leur socle, m'essuyai le front avec mon tee-shirt trempé et changeai de musique sur mon téléphone. Je vis au passage que mes amis m'avaient encore harcelé d'une flopée de messages inquiets. Je devais leur répondre. Je devais leur dire que j'allais bien. Mais ce n'était pas le cas, et je ne pouvais pas me résoudre à leur mentir. Oui, j'étais en un seul morceau ; mais mon cœur, lui, avait pris un sacré revers. J'étais plus misérable que jamais. Abaissé à l'état de chient errant, l'âme émiettée et la gorge serrée de désespoir. Je n'arrivais pas à leur mentir. Je n'arrivais pas à faire semblant. Rien que d'y penser me donnait la nausée.

Ce n'était pas d'avoir couché avec le sosie de Léopold qui était si terrible. C'était les sensations que j'en gardais. Ce bien-être. Cet amour. Ce soulagement. Merde, je ne m'étais pas senti aussi à ma place depuis que j'avais quitté Léo que cette nuit. C'était comme s'il avait été là, pour de vrai. Mon esprit ivre s'en était convaincu, et mon cœur, stupide et naïf, l'avait cru. Et maintenant, c'était comme si je venais de rompre pour la deuxième fois. J'étais usé. Bon à jeter. Un vulgaire torchon déchiré et oublié dans un coin. À chaque fois que j'y pensais, mes entrailles faisaient un salto insupportable jusque dans mes chaussettes. Comment avais-je pu être aussi imprudent ?

Je posai mes affaires près de la table de développé couché la plus proche et empilai les poids sur la barre. Habituellement, je soulevais quatre-vingt-dix kilos dans mes bons jours. Je rajoutai cinq kilos supplémentaires de chaque côté sans vraiment y penser. Il allait me falloir beaucoup de sueur pour composer les saignements de mon cœur.

Je m'étirai rapidement les bras avant de m'allonger, étrangement calme face au danger auquel je m'exposais. Le développé couché était un exercice délicat, qu'il valait mieux faire en étant supervisé, surtout lorsqu'on soulevait de telles charges. Ce que je faisais était parfaitement stupide. Je m'exposais à une blessure certaine. Mais je ne ressentais aucune peur, à peine un soupçon d'adrénaline.

Je pris la barre et commençai une première série. Des sueurs froides me firent trembler. Je n'avais jamais soulevé cent kilos et n'étais absolument pas au meilleur de ma forme. Au sixième aller-retour, je me retrouvai bloqué à mi-chemin. Je n'arrivais pas à soulever la barre. Ma vision devint trouble, et je dus puiser au plus profond de moi, jusque dans les tréfonds de mon chagrin et de ma colère, pour arriver à la reposer sur son socle. À peine si je respirais.

— Mec, fais gaffe. Ça va ?

Un inconnu s'était approché. Je voulus lui dire d'aller se faire foutre, mais ma bouche était pâteuse et j'avais envie de gerber. Je posai une main sur mon torse pour écouter les battements de mon cœur – trop rapides.

— J'ai cru que tu allais tourner de l'œil. Ça va aller ? Tu veux manger un truc ?

À défaut de parler, je lui fis un doigt d'honneur. Il s'en alla, vexé, et à juste titre.

En retournant au vestiaire, je croisai mon regard dans le reflet d'un des innombrables miroirs. À peine si je me reconnus. Sale, le visage cerné de fatigue, la bouche pincée et les yeux froids. Où était donc passé l'Atlantic solaire et insouciant ?

Tu connais la réponse. Tu l'as laissé sur un autre continent, il y a un an de cela, entre les mains d'un homme qui ne t'a jamais cherché...

En fin de compte, ce n'était pas l'amour qui était mort entre les bras de Léopold.

C'était moi.

J'enfonçai mon index sur le bouton de la sonnette. La porte s'ouvrit quelques secondes après sur Daisuke, un grand sourire aux lèvres.

Je ne devrais pas être là.

— Salut, dis-je, me dandinant sur mes pieds.

— Entre, entre. J'espère que tu as faim, parce que j'ai préparé un apéritif.

— Oh ! C'est gentil. (Je me déchaussai à l'entrée, laissant Daisuke fermer derrière moi.) Tu n'aurais pas dû.

— Ça me fait plaisir. Tu as passé une bonne journée ?

Je ne devrais pas être là.

— Oui.

Je détestais ces conversations qui ne menaient à rien. Je l'avais appelé pour une raison précise, et nous le savions tous les deux. Je n'avais qu'une envie : aller droit au but.

Je le suivis dans la cuisine, et ma mâchoire se décrocha. Daisuke n'avait pas préparé un apéritif, il avait dressé un véritable festin ! Je reconnus plusieurs plats japonais traditionnels, ainsi que d'autres mets américains, le tout entouré d'une multitude de bols remplis de fruits, légumes, chips, sauces et douceurs.

L'odeur qui émanait de la table me mit l'eau à la bouche. Cela me rappela que je n'avais rien avalé de la journée et que j'étais effectivement affamé.

— Waouh, Daisuke, je ne savais pas que tu étais un chef.

— Dans ma culture, la nourriture, c'est important. On n'invite pas quelqu'un chez soi sans lui servir à manger. Tiens, pose tes affaires ici, et tu peux te laver les mains au robinet.

Je fis comme il me dit, les gestes saccadés, comme un robot. Depuis combien de temps on n'avait pas cuisiné pour moi ? On n'avait pas pris le temps de m'accueillir au lieu de me sauter dessus dès que je passais le seuil ? Combien de temps que je n'avais pas eu un rencard normal plutôt qu'une séance de sexe rapide et désintéressée ?

Je n'en gardais aucun souvenir. Probablement parce que ça n'était jamais arrivé.

Je m'assis en tailleur sur un petit coussin à côté de Daisuke, qui s'empressa de me montrer tout ce qu'il avait cuisiné. Je remarquai qu'il évitait les plats japonais pour me montrer ceux américains, et que s'il avait des baguettes à côté de son assiette, moi, j'avais une fourchette. Alors qu'il m'expliquait les ingrédients d'une recette que je connaissais déjà, je l'interrompis :

— Daisuke, je peux avoir des baguettes ? Ce serait un crime de manger ces gyozas à la fourchette.

Il se figea et me regarda avec des yeux ronds. Ses joues s'empourprèrent comme jamais je ne l'aurais cru possible.

— Tu... D'accord, pas de souci. C'est juste que d'habitude, les Américains ne savent pas manger avec des baguettes, et...

— Je ne suis pas américain. Et je me débrouille avec des baguettes.

Léopold avait passé un temps fou à m'apprendre comment les tenir, les manières de son pays, le nom des plats, comment les préparer, les traditions culinaires... Certes, Daisuke était japonais et Léopold coréen, mais leurs cultures avaient certains points communs. Mon hôte me passa une paire de baguettes et, sans attendre, je remplis mon assiette. La faim me faisait mal au ventre, et le doux fumet de tous ces aliments devenait douloureux à supporter.

Nous commençâmes à manger en silence. Je félicitai Daisuke pour ses talents de chef et le remerciai encore. Ça me faisait tout drôle de manger avec mon plan cul ; c'était comme si je passais une soirée chez un ami, excepté que nous n'étions pas amis. Je ne l'avais pas appelé deux heures plus tôt et ne lui avais pas demandé de passer la nuit chez lui pour faire connaissance. La vérité, c'était que je voulais coucher avec lui, encore une fois.

Je ne devrais pas être là.

Mais j'en avais envie. Je voulais faire comme si j'avais retrouvé Léo. Je voulais me sentir bien entre les bras de quelqu'un. Je voulais me perdre dans cette folie, plonger tête la première dans l'autodestruction. Je savais que j'allais démolir mon cœur déjà émietté, mais honnêtement, je n'en avais plus rien à foutre. Maintenant que j'avais une goutte de poison sur les lèvres, je ne pouvais pas m'empêcher de vouloir boire à la source. J'étais en train de faire une erreur monstrueuse, et je n'avais qu'une envie : foncer droit dans le mur.

Je ne devrais pas être là.

Je savais que j'allais le regretter. Mais autant que la chute allait être terrible, je savais que l'envol en vaudrait la peine. On ne pouvait pas prétendre à toucher les cieux sans s'écorcher les genoux à terre. Je ne devrais pas être là, mais j'y étais. Alors, à ruiner mon âme déjà misérable, autant la démolir toute entière, sans rien laisser, sans aucune chance de la réparer.

À boire ce poison, autant qu'il me tue.

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