3. La Shéhérazade (1)

Léopold

— Léopold Han, espèce d'andouille d'abruti de connard !

— Bonjour à toi aussi, Clem.

Ma meilleure amie se jeta dans mes bras, me félicitant d'une voix étouffée. Je la serrai de toutes mes forces, repoussant les larmes qui me venaient. Thomas entra à sa suite.

— Je suis d'accord, Léo. T'es vraiment un connard, dit-il.

— Enlève tes chaussures, lui rappelai-je. Vous avez mangé ?

— Non, pas encore ! répondit une voix dans le couloir.

Emmanuel apparut, suivi de Saska. Je pris le temps de saluer tout le monde, subissant câlins, insultes et compliments. Il fallut cinq bonnes minutes avant que j'arrive à fermer la porte de mon appartement et faire asseoir la petite troupe sur le canapé. Juste arriva en silence pour déposer des bols de chips et bonbons, et tout le monde s'agrippa à lui pour le forcer à rester. Je ne pus m'empêcher de rire face à la scène.

— J'arrive pas à croire que vous ne nous ayez rien dit avant ! s'exclama Clémentine en serrant Juste par les épaules. Espèces de petits cachottiers, vous êtes vraiment... pas possibles, et... et adorables... et...

— Et on est très heureux pour vous, mais merde, Léo, pourquoi on apprend que vous allez vous marier seulement maintenant ? reprit Emmanuel.

Juste tenta de s'enfuir dans la cuisine, en vain. Je m'assis sur l'un des fauteuils, gardant précautionneusement mes distances, sans pouvoir m'arrêter de sourire.

— On voulait garder la surprise le plus longtemps possible. Et puis, je te rappelle que vous êtes les premiers au courant. Même les parents de Juste n'en savent rien.

— Et Clyde et Grace ?

— Ils n'ont pas encore reçu l'invitation, le temps que les lettres arrivent jusqu'à Lyon. Mais ça ne saurait tarder. Je m'attends à recevoir un appel à tout instant.

— J'espère qu'eux aussi vont t'engueuler sévère. Ce n'est pas le genre d'info qu'on omet de dire à ses amis ou sa famille ! marmonna Clem.

Je baissai la tête en riant. Plus tôt dans la semaine, nous avions envoyé les premiers faire-part, et à dix-sept heures aujourd'hui, j'avais reçu un message de Saska me disant de préparer à manger pour six, et de ne tenter pour rien au monde de me dérober. Deux heures plus tard, mes meilleurs amis étaient tous chez moi, partagés entre l'indignation de n'apprendre la nouvelle que maintenant et le bonheur de l'événement.

— Clémentine, j'ai un plat sur le feu, balbutia Juste en essayant de lui échapper. Il faut que...

— Hors de question ! Tu es fiancé à mon frère de cœur, ça veut dire qu'aujourd'hui, tu es la star ! Tu ne passeras pas une autre soirée à nous éviter.

— Mais...

— Thomas, l'interrompit-elle, tu veux bien aller voir ce que nous prépare notre Juste ?

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu es celui qui cuisine le mieux. Allez, ouste !

Thomas s'exécuta en râlant. Clémentine tapota la place qui s'était libérée entre elle et Saska pour m'inciter à m'y asseoir.

— Viens là, sale trouillard. Tu es trop loin pour que je puisse t'embêter.

J'obéis avec un soupir. Clem passa immédiatement un bras autour de moi et nous serra contre elle de toutes ses forces.

— Comme je suis contente ! Ça fait des lustres que je ne suis pas allée à un mariage. Dis, Léo, tu me laisseras mettre la musique ?

— J'ai déjà embauché quelqu'un pour ça, mais tu...

— Trahison à la couronne ! s'exclama-t-elle. Tu prives la reine des playlists de ce plaisir ?

— Clem, si tu dois gérer la musique, tu ne pourras pas t'amuser avec les autres, tempéra Emmanuel.

Je lui lançai un regard reconnaissant.

— Mmm. Mais je veux quand même jeter un coup d'œil à la liste. Je ne tolérerai pas qu'un mauvais son passe au mariage de mon meilleur ami. Mais, attends, ça veut dire que tu organises tout ça sans nous ?

— C'était pour la surpri...

— Double trahison ! me coupa-t-elle. On s'était promis qu'on planifierait tous nos mariages ensemble !

— Elle a raison, intervint Saska, que je trouvais bien silencieuse. On avait même juré sur la tête à Bagera.

Bagera était mon chat, un énorme matou noir qui avait une médaille olympique en flemmardise. C'était aussi une grosse poule mouillée, et depuis que j'avais emménagé dans ce nouvel appartement, il refusait de sortir de la buanderie – c'était l'endroit qui comportait le plus de cachettes.

— Désolé, m'excusai-je, sincère. Mais, je sais pas, je trouvais que c'était mieux de m'en occuper seul. Je veux dire, vous avez déjà tellement à faire...

— Tellement à faire quoi ? demanda Thomas, qui venait de réapparaître, une spatule à la main.

— Oui, exactement. À faire quoi ? reprit Clémentine. Aucun de nous n'a de gros projet en ce moment.

— Mais vous avez vos vies, je ne pense pas qu'organiser des noces soit la première de vos priorités, et puis...

— Merde, Léo ! s'énerva Saska. (Nous tournâmes tous la tête. Saska ne jurait jamais, et il était rare qu'elle perde son sang-froid.) Oui, on a nos vies, mais on parle de ton mariage, là ! Nous sommes tes meilleurs amis, c'est aussi important pour toi que pour nous. Même si je n'avais qu'une seule minute de libre, je la consacrerais à t'aider ! Arrête avec tes excuses à la con. D'habitude, tu es incapable de garder quoi que ce soit pour toi. Pourquoi tu ne nous en as pas parlé tout de suite ?

Je la regardai sans savoir quoi dire. Saska, ma tendre Saska, tu me connais trop bien, mais en même temps... tu ne sais pas tout ce que je cache. J'avais toujours été quelqu'un d'honnête, jusqu'à... Eh bien, jusqu'à ce que la vérité me fasse honte.

Les faits me giflèrent. Mes amis les plus proches ne me connaissaient même plus. Que je me construise une façade devant les fans, c'était normal, mais devant eux ?

J'étais tombé bien bas.

Je repoussai mes larmes, encore une fois, mais celles-ci étaient amères de douleur. Je forçai un sourire, usant de mes talents de comédien pour faire semblant que ça allait, que j'étais toujours ce type qui prenait tout à la rigolade et que j'avais une bonne raison de ne pas avoir dit à mon entourage que j'allais me marier. Quelque part, à travers ce voile de mensonges, j'espérais qu'elle verrait le désespoir dans mes yeux. J'avais l'impression qu'il était impossible de ne pas se rendre compte que j'étais plus misérable que jamais. Cela ne se voyait-il pas, que j'avais perdu tout espoir ? Que j'étais retombé dans la drogue et que je n'en avais plus rien à foutre de mon sort ? Que j'attendais la mort comme on attend le dernier train ? N'était-ce pas évident que je faisais exprès d'être heureux ? Mais d'un côté, tout autant que je voulais qu'on se rende compte de mon état, je le dissimulais minutieusement. Comme c'était paradoxal. Je lançais des appels à l'aide en disant que je m'en sortais très bien. Cela ne crevait-il pas les yeux que je n'étais qu'un imposteur ? Ma douleur n'était-elle pas assez puissante pour dégouliner à travers chacun de mes pores ?

Je fis comme si ces pensées n'existaient pas et réfléchis à toute vitesse à une réponse. Heureusement pour moi, Thomas intervint à ce moment précis.

— Désolé, Clem, mais Juste faisait des crêpes, et je ne connais pas la cuisine. J'aurais besoin que tu le lâches pour qu'il vienne m'aider avant que ça ne sente le brûlé.

— Des... ? Oh, d'accord. Tu as de la chance, prévint-elle mon fiancé, mais la prochaine fois, tu ne m'échapperas pas.

Juste bondit pratiquement du canapé pour se mettre à l'abri dans la cuisine, suivi de Thomas qui semblait déjà fatigué de la situation. Je sautai sur l'occasion pour changer de sujet.

— Dis-moi, Manu, tu bosses sur un livre, en ce moment ?

— Moi ? Eh bien, je suis en train de préparer mon prochain roman, mais je n'en suis encore qu'au début. C'est une histoire fantasy, et j'ai envie de la développer en profondeur, mais ça prend du temps, de tout créer.

— Tu veux bien me raconter de quoi ça parle ?

Et tandis qu'Emmanuel était parti à me parler de toutes ses idées en détail, je fis semblant de ne pas voir le regard sombre que me lança Saska. Elle n'était pas dupe. Mais aussi clairvoyante qu'elle était, se rendait-elle compte de l'étendue des dégâts ? Ou ne voyait-elle qu'un connard qui refusait de s'ouvrir, comme tous les autres ?

Mais n'est-ce pas ce que tu es, après tout ?

J'avais agi comme un enculé envers Clémentine, ces derniers mois, jusqu'à ce qu'elle explose, croyant que je lui en voulais. J'avais ignoré bon nombre des messages de Saska, ce qu'elle m'avait reproché, et j'avais étouffé l'affaire en prétendant que j'étais surmené. J'avais refusé toutes les invitations d'Emmanuel, qui avait cru avoir fait quelque chose de mal, jusqu'à ce qu'il se ramène en personne à mon appartement et me force à avouer ce qui n'allait pas. Je m'étais excusé et lui avais sorti la même excuse qu'à Saska – désolé, je n'ai pas le temps, le lancement de mon parfum, c'est beaucoup de boulot, en plus, je vais sûrement tourner un nouveau film, tu comprends ? J'avais été exécrable envers Thomas, qui faisait la majorité de mes maquillages, jusqu'à ce qu'il pète un plomb juste avant un photoshoot, envoyant valser poudres et pinceaux, me demandant ce qu'il avait fait pour que je lui en veuille autant. Cette fois-ci, j'avais eu plus de mal à faire semblant. J'avais la désagréable impression que Thomas savait – quoi, aucune idée, mais il savait quelque chose. Et j'avais la trouille que quoi qu'il ait découvert, il aille le répéter à Clémentine.

Il fallait que je discute avec lui. Mais cela voulait dire m'ouvrir, être honnête, admettre que je mentais. Et cela m'effrayait encore plus que les représailles de Clem.

Et tous mes autres amis, toutes les personnes à qui j'avais promis de toujours être là, je ne leur parlais plus. Je n'ouvrais pas leurs messages, je ne répondais pas à leurs appels, j'ignorais leur inquiétude et leur colère. La seule personne que j'arrivais à supporter, c'était Juste... Et encore. Il y avait des jours où je me retenais de l'envoyer chier au moindre problème, parce que j'en avais marre de tout et que je n'avais pas la patience de l'entendre me dire de ramasser mes chaussettes ou d'arrêter de laisser traîner les torchons sur l'évier. Je répondais parfois à Clyde, aussi, mais seulement quand ça concernait le boulot.

Souvent, je rêvais de pouvoir complètement disparaître de la surface de la Terre sans laisser la moindre trace. De me retirer de la vie, devenir un fantôme, vivre reclus dans un trou perdu et faire comme si je n'avais jamais existé. Ce n'était pas possible, évidemment, ça ne le serait jamais. D'une part, parce que mes amis ne me laisseraient jamais m'en aller sans eux, et d'autre part, parce que j'étais putain de Léopold Junghwa Han, et que mon nom mettrait des siècles à être oublié. Je rêvais de pouvoir connaître une solitude parfaite, une quiétude constante, sans que personne ne s'inquiète jamais pour moi. Je rêvais de pouvoir jeter mon téléphone, faire mes bagages et devenir quelqu'un sans passé, sans attaches, sans identité.

Je rêvais de liberté. Mais j'étais enfermé pour le restant de ma vie dans cette société que je haïssais et qui me haïssait en retour. J'étais pris au piège dans un quotidien où je n'avais pas le droit à l'erreur, pas le droit de souffler, pas le droit d'être moi-même. Putain, pourquoi avait-il fallu que ce producteur nous repère dans la rue ? Pourquoi avait-il fallu que nous acceptions ? Pourquoi avait-il fallu que cette série de merde fasse le buzz ? Pourquoi avait-il fallu que je vienne au monde sur une planète qui ferait tout pour me briser ?

Le fil de mes pensées fut interrompu par Juste qui apparut pour déposer une assiette de crêpes sur la table basse devant nous. Thomas était à sa suite, tenant pots de chocolat, confiture, miel, sucre, Chantilly, et tout ce qui pouvait nous permettre de nous exploser le bide. En regardant cette nourriture, j'eus la nausée. L'amertume de mon cœur me coupait l'appétit.

Juste commença à repartir dans la cuisine, et je me défis de force de l'étreinte de Clémentine pour le suivre.

— Juste, attends, j'arrive.

Il me sourit. Si tendre, si amoureux, son sourire, qu'il me fit l'effet d'un baume chaud. Je lui pris la main et la lâchai lorsque nous fûmes devant la gazinière pour qu'il puisse lancer une nouvelle fournée de crêpes.

Je le regardai faire, sans rien dire, simplement rassuré par sa présence. Il ne tarda pas à poser la question que tout le monde se demandait.

— Ça va, Léo ?

Je hochai la tête, rassemblant mon courage pour lui répondre sans laisser ma tristesse transparaître dans ma voix.

— Oui, ça va.

— Saska est un peu à cran, ne lui en veux pas. Je pense que c'est parce qu'elle s'inquiète pour t...

— Oui, elle s'inquiète pour moi, je sais. Tout le monde s'inquiète pour moi alors que je vais bien.

— Vraiment ?

Il se tourna pour me regarder dans les yeux. Ses iris d'un vert clair étaient si expressifs, je pouvais lire chaque pensée, chaque émotion qui le traversait. Et là, j'y lisais quelque chose comme : « Lâche enfin ce que tu as sur le cœur. »

Oh, comme j'aimerais en être capable.

— Chéri, soufflai-je, on va bientôt se marier, tous mes meilleurs amis se régalent dans le salon et tu es près de moi. Comment est-ce que ça pourrait aller mal ?

— Parce que tu te renfermes de plus en plus, ces derniers temps. (Il soupira face à mon air agacé.) Je sais, je te le répète souvent, mais c'est vrai. Tu passes beaucoup de temps seul, tu as l'air ailleurs, tu trembles, tu ne me racontes plus comment sont tes journées...

— C'est juste de la fatigue, c'est rien. Ça ira mieux quand les choses se seront tassées avec le travail et que je serai en vacances pour notre lune de miel.

— Tu dis toujours ça, Léo, mais je te connais. Il y a quelque chose dont tu ne me parles pas. Tu sais que je ne te juge pas, hein ? Je suis là, avec toi, quoiqu'il arrive.

— Je sais. (Je passai les bras autour de sa taille et l'enlaçai par-derrière.) S'il y avait quelque chose de grave, je te le dirais, promis. Mais c'est juste de la fatigue. Vraiment.

— Mmm.

Il réfléchit quelques instants, remuant la pâte dans le grand saladier.

— Ça te dit qu'on fasse quelque chose tous les deux, ce soir ? Quand ils seront tous partis, on pourrait se mettre un film ou discuter un peu. Ça fait longtemps qu'on n'a pas pris le temps de se retrouver.

— J'ai une meilleure idée. Et si on allumait des bougies et que tu t'étendais dans le lit, nu, avec une bouteille de vin, et que...

— Léo, arrête ! rit-il. (Il donna une tape à mes mains qui avaient commencé à dériver vers son entrejambe.) On peut, aussi. Mais arrête de me toucher.

— Pourquoi, t'as peur de bander devant les autres ?

— Léo !

Je ris avec lui et enfouis mon visage dans son épaule, inspirant son odeur à fond. Il sentait notre gel douche, l'après-rasage et la pâte à crêpe. Je nous fis valser d'un pied sur l'autre, doucement, profitant de son petit corps chaud tout contre le mien. Cela faisait longtemps, en effet, que nous ne nous étions pas retrouvés, rien que tous les deux, sans se soucier du monde au-dehors. Longtemps que nous n'avions pas pris le temps de faire l'amour, non plus, hormis quelques moments pressés, de bon matin avant d'aller au travail, plus par besoin que par envie. Je me détachai de lui avant d'être à nouveau tenté par la luxure. Je déposai un baiser sur sa tempe avant d'aller rejoindre les autres, me préparant mentalement aux blagues salaces qu'allait me faire Thomas et aux yeux scrutateurs de Saska et Clem.

C'était une belle soirée, n'est-ce pas ? Je célébrais mon mariage à venir, mon fiancé préparait des crêpes, et une fois les invités partis, nous allions faire notre propre petite fête à tous les deux, dans l'intimité de notre lit.

N'est-ce pas ?

Alors pourquoi avais-je toujours cette envie irréalisable de partir à des milliers de kilomètres et faire comme si cette vie de rêve n'avait jamais existé ?


« 23 h, ce soir, derrière la Shéhérazade, à côté de l'entrée des artistes. Ne fais pas semblant de ne pas voir mon SMS. »

Je relus le message. Le relus encore. Soupirai. Juste me lança un regard curieux. Il était étendu sur le ventre, entièrement nu, caché par un mince drap blanc, téléphone en main. Je posai le mien sur la table de chevet et enfouis mon visage dans l'oreiller.

— Qu'est-ce qu'il y a ? me demanda-t-il, la voix encore rocailleuse.

— Rien. Je dois aller voir quelqu'un, ce soir.

— Qui ça ?

— Une vieille amie.

— Ah... Mais c'est chouette, non ?

Je roulai vers lui et me calai contre son torse, cherchant sa chaleur. Il avait un épi derrière la tête et les joues rosies. Je n'osai pas regarder le reste de son corps – il devait être couvert de marques.

— J'ai pas envie, marmonnai-je. Je veux rester dans le lit avec toi toute la journée.

— Tu sais bien que ce n'est pas possible, dit-il en riant. On est samedi, j'ai mon cours de yoga cet après-midi, et mes parents veulent que j'aille dîner chez eux.

— Je suis invité ?

— Léo, tu es toujours invité. C'est toi qui refuses de venir.

Je me renfrognai et rabattis la couette sur moi. J'étais nu, moi aussi, et je me sentais un peu sale. Nous n'avions pas pris de douche, hier soir, trop fatigués pour bouger après avoir fait l'amour comme des dingues.

— Léoooo... (Juste partit à ma recherche et enroula ses jambes autour de moi pour me retenir.) Va voir ton amie, d'accord ? Tu viendras chez mes parents quand tu en auras vraiment envie, et pas pour éviter un rendez-vous. OK ?

— Ça paraît vraiment cruel, dit comme ça.

— Mais c'est la vérité. Arrête de bouder et fais-moi un bisou.

— Je pue de la gueule. Et toi aussi.

— Caractère de merde, ronchonna-t-il, ce qui me fit glousser.

Il tenta de sortir du lit, et je l'en empêchai, le surplombant pour le garder avec moi. Il était si beau, étendu ainsi, un grand sourire aux lèvres, les yeux encore endormis et la tignasse en désordre. À défaut de pouvoir l'embrasser – je puais vraiment de la gueule, fumer donnait une sale haleine au réveil –, j'attaquai son cou et ses clavicules, et il se tortilla comme un ver de terre en criant que ça chatouillait.

Ces matins-là étaient mes préférés. Plus rien n'existait hormis notre amour. Chamailleries et complicité, le soleil perçant timidement à la fenêtre pour caresser nos corps tièdes. Dans ces moments-là, je me sentais invincible. Personne ne pouvait m'atteindre, me faire du mal ; j'étais dans ses bras et il était dans les miens, tout simplement. C'était suffisant pour me protéger de toutes les tempêtes du monde.

Je consentis enfin à le lâcher quand ses rires se transformèrent en soupirs. Nous avions tous deux besoin d'un brin de toilette. Il fit la moue, j'abandonnai un dernier bisou sur ses lèvres tendues, puis je le laissai pour aller aux toilettes.

Une fois seul, la réalité me revint de plein fouet. Fini, le moment d'éternité avec mon fiancé. Je devais me réveiller et être Léopold Han un jour de plus. Je regrettai ne pas avoir pris mon téléphone avec moi aux WC. En allant me laver les mains, je jetai un coup d'œil à l'endroit où étaient cachés mes joints. J'allais en avoir bien besoin pour affronter la journée – et surtout la soirée – qui m'attendait.

— Léo ! Merde !

— Quoi ?

J'avais encore les mains mouillées lorsque j'arrivai dans la chambre en trombe. Juste était devant le miroir de l'armoire, complètement nu, et se tortillait dans tous les sens. Je m'approchai, un peu paniqué.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Regarde !

Il désigna un bleu sur son bras. Non, deux. Trois ? Il y en avait d'autres sur ses épaules, ses hanches, ses cuisses, et même un qui se baladait sur son mollet. Merde. Je n'osai pas compter les suçons qui ornaient son cou et son ventre comme des bijoux violacés.

— Comment je vais faire ? Je ne peux pas tous les cacher !

— J'ai, euh... un fond de teint qui fera l'affaire. Et aussi, hum... de l'anti-cernes...

— Mais ça va se voir ! Je ne vais pas pouvoir regarder mes parents en face...

— Ils sont ouverts d'esprit, non ? Ils peuvent comprendre que leur fils aime se faire déglinguer par son...

— Chut ! me coupa-t-il en plaquant une paume sur ma bouche, ses joues virant au rouge. Ne dis rien.

Je haussai un sourcil en guise de réponse. Il retira précautionneusement sa main, et se détendit quand il vit que j'étais redevenu sérieux.

— Je vais t'aider à les couvrir, ne t'inquiète pas. Ils n'y verront que du feu.

— Mais je vais savoir qu'ils sont là, et ça va me perturber.

— Tu n'as qu'à leur dire que tu es malade, et on reste dans le lit toute la journée, comme je l'avais prévu...

— J'ai déjà accepté d'y aller, marmonna-t-il. Je vais prendre une douche. On me maquillera après.

Il partit dans la salle de bains sans demander son reste. Je soupirai. J'avais beau aimer Juste de tout mon cœur, des fois, j'avais envie de le secouer et lui dire que ce n'était pas grave, qu'on s'en fichait. Ce n'était que des suçons. Atlantic, lui, avait toujours été fier d'afficher les marques que je faisais, et...

Oh. Je vis mon reflet dans le miroir et, sans plus réfléchir, m'administrai une gifle. Qu'est-ce qui me prenait, de repenser à mon ex ? J'étais fiancé et amoureux. Atlantic ne faisait plus partie de ma vie. En fait, c'était même plus facile de prétendre qu'il n'avait jamais existé. Je me rendis compte que j'étais en train de fouiller dans l'armoire, sans même savoir quoi prendre. J'essayais de me changer les idées. Je respirai un grand coup pour reprendre mes esprits et sortis des sous-vêtements, un jogging et un tee-shirt. Je m'habillai à toute vitesse, les mains tremblantes, et me plantai devant mon téléphone, faisant défiler les notifications, dans l'espoir que l'une d'entre elles capte suffisamment mon attention pour que j'arrête de songer à mon ex.

Je revis le message que j'avais reçu dans la nuit. Sans faire exprès, j'appuyai dessus, et ne m'entendis même pas lâcher un juron en coréen. Désormais, il n'y avait plus de retour en arrière possible : le SMS était noté comme lu. Je marmonnai toute une litanie dans ma langue natale, débordé par les émotions. Ça faisait beaucoup en peu de temps. Je n'avais même pas eu le temps de correctement me réveiller.

Je décidai d'aller me faire un café. Toute journée digne de ce nom ne pouvait pas commencer sans un espresso. J'aurais dû commencer par là : je savais que j'étais de mauvaise humeur tant que je n'avais pas eu ma dose de caféine.

Je dévalai les escaliers et m'arrêtai devant la table basse, où gisaient encore quelques couverts et traces de chocolat, souvenirs d'hier soir. Aucun d'entre nous n'avait soulevé le sujet qui fâchait, nous avions continué à rire en ignorant la tension ambiante. Ils étaient partis tôt, et les embrassades avaient été bizarrement tristes. Je n'y avais pas accordé beaucoup d'attention et m'étais focalisé sur Juste, que j'avais arraché à son ménage pour le clouer au lit. J'avais défoulé tout mon chagrin et toute ma colère dans le sexe – et ça se voyait. Mon fiancé portait les marques de mes émotions. Ça avait quelque chose d'ironique : la seule preuve physique de mon mal-être se trouvait sur le corps d'un autre.

Je nettoyai le bazar restant sans y penser. À l'étage, j'entendis Juste sortir de la douche, et quelques minutes plus tard, il me rejoignit dans le salon, vêtu de sa tenue de yoga. Je m'étais installé près de l'immense baie vitrée qui faisait office de mur, ma tasse de café en main, le regard perdu sur les toits de Paris. D'ici, on pouvait voir la tour Eiffel. Je n'aimais pas ce monument. Je le trouvais vide. Le prix des appartements pouvait doubler pour la seule raison qu'on arrivait à en apercevoir un bout en se contorsionnant à une fenêtre. Ça avait quelque chose de ridicule, de se dire que le symbole de la France, c'était une vieille structure phallique en métal.

Juste se posta à mes côtés. Ses cheveux étaient mouillés et il sentait le savon. Nous ne dîmes rien pendant un moment, admirant la vue de la Ville Lumière grouillant de vie.

— Je t'ai entendu parler en coréen. Il s'est passé quelque chose ?

— Pourquoi faudrait-il qu'il se passe quelque chose pour que je parle coréen ?

— Chaque fois que tu perds tes moyens, tu perds aussi ton français, dit-il avec un sourire.

Je fronçai les sourcils, ce qui le fit glousser. Il épousseta mon tee-shirt, l'air absent.

— J'ai ouvert le message de mon amie, expliquai-je, donc je ne peux plus faire semblant de ne pas l'avoir vu.

— Pourquoi tu ne veux pas y aller ?

— C'est juste que... je n'ai pas... enfin, si, mais... comment dire, je...

Je m'interrompis. Je n'arrivais pas à l'expliquer. Ce n'était pas que je ne voulais pas la voir elle, c'était que je ne voulais voir personne. Mais comment dire ça à la personne avec qui vous vivez ?

— Où est-ce que vous avez rendez-vous ? demanda-t-il d'une voix douce.

— Derrière un bar à putes.

Il ne répondit pas tout de suite. Ce n'était sûrement pas la réponse à laquelle il s'attendait.

— Un... un...

— C'est une escort girl, clarifiai-je, et c'est là qu'elle travaille. Je ne compte pas y rentrer, je déteste cet endroit, son mac est un connard.

— Ah, d-d'accord. Mais, euh... comment ça se fait que tu sois ami avec une escort girl ?

— On a passé notre diplôme de tatouage ensemble, à Lyon, mais elle n'a jamais réussi à trouver de travail et la vie l'a menée à devoir recourir à la prostitution. Elle a un coup de crayon très particulier, ça ne plaît pas à beaucoup de personnes.

— Oh... Je vois.

Il déglutit. Une part de moi aurait espéré qu'il soit suffisamment indigné pour me dire de ne pas y aller – même si moralement, je trouvais ça inacceptable, j'aurais quand même sauté sur l'occasion pour me défiler. Mais Juste devait avoir l'habitude de mes bizarreries, depuis le temps. Tant pis pour moi.

— Tu m'enverras des messages, hein ? couina-t-il. Et tu me donneras l'adresse de... de... de ce bar, d'accord ?

— Si tu veux. Ne t'inquiète pas, chéri, ce n'est pas la première fois que j'y vais.

— J'espère que ce n'était pas censé me rassurer, marmonna-t-il.

Il partit dans la cuisine pour se faire un petit-déjeuner. Je lorgnai le fond de café qui refroidissait dans ma tasse, perdu de mes pensées. J'en fus sorti par des coups légers contre la vitre. Il commençait à pleuvoir.

Je souris sans joie. C'était comme si Paris pleurait pour moi.

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