16. Rentrer à la maison
Atlantic
Je me réveillai le jeudi matin, perdu et aveugle, dans un lit qui n'était pas le mien.
Je mis un certain temps à réaliser que je n'étais pas vraiment aveugle : j'avais pleuré dans mon sommeil, et le sel de mes larmes avait collé mes paupières entre elles. Il me fallut plusieurs minutes pour retirer le mucus accroché à mes cils, et me rappeler où je me trouvais. Les événements de la veille me revinrent un à un, comme un diaporama grotesque. La panique de Juste, le shooting désastreux, la soirée entre amis, et la balade au bord de la Seine, ce moment magique qui avait viré au cauchemar entièrement par ma faute...
Mais qu'est-ce qui m'avait pris de dire un truc pareil ? Ça m'apprendra à tourner ma langue dans ma bouche ! Tout était parfait, absolument parfait, Léo et moi dans ce décor digne des films les plus romantiques, ses yeux qui me déshabillaient avec gourmandise et adoration, comme si c'était moi, le joyau de la ville... Et j'avais tout foutu en l'air !
Je fus étonné de sentir mes yeux me piquer. J'avais passé toute la nuit à chialer, et il me restait encore des larmes à verser ? J'étais plus que pathétique. Comme si être raide dingue d'un homme qui ne voulait plus de moi ne suffisait pas. L'espace d'un instant, j'avais cru... C'était comme s'il n'existait plus que moi, plus que nous, et cet amour d'une telle évidence. Durant quelques secondes seulement, il avait baissé les armes, dévoilé son âme à nu, et au cœur de son monde, j'y avais vu mon propre reflet. Je m'étais vu moi, à travers lui, soleil parmi les astres, ange parmi les déchus. Qu'importe ses mots, qu'importe ses croyances, j'avais compris l'unique vérité : nous étions faits l'un pour l'autre.
Léopold m'aimait. Il n'y avait aucun doute.
Mais il choisissait Juste.
J'enfouis mon visage entre mes mains, étouffant un gémissement. La pièce était plongée dans le noir, seul un mince rayon de lumière parvenait à se glisser par un trou du volet. Je me levai d'un bond pour aller ouvrir ce dernier, et découvris qu'il était encore tôt dans la matinée. Je voulus regarder l'heure, mais je ne savais pas où était mon portable. À vrai dire, après que Roger m'ait déposé chez Clémentine et Thomas, mes souvenirs de la soirée étaient flous. Je savais que j'avais beaucoup pleuré, comme une adolescente après son premier chagrin d'amour, et que Thomas avait ressorti la bouteille de vodka que Clémentine avait cachée. Après ça, c'était le trou noir.
Je cherchai sous l'oreiller, sous la couette, dans les draps, et même sous le lit ; je finis par le dénicher, coincé entre deux lattes, comme un criminel derrière les barreaux. Je découvris qu'il était à peine huit heures passées. Il était rare que je sois aussi matinal, surtout après une cuite...
Un grand fracas de casseroles me fit sursauter, et mon portable m'échappa des mains. En le ramassant, je constatai que je n'avais aucune notification. J'en voulus à mon satané cœur de se serrer. Léopold n'avait-il pas été assez clair ? Il ne voulait pas de mon amour. Ce salaud voulait de moi, mais seulement en tant qu'ami, et ne semblait pas se rendre compte qu'il nous était impossible, à l'un comme à l'autre, de ne pas nous désirer. C'était comme demander à un poisson de faire du vélo. Léo et moi étions faits pour être amants... et ce crétin avait l'audace de me friendzoner !
Nouveau fracas. Je décidai d'aller inspecter. J'étais dans les mêmes vêtements que la veille, et hormis mon haleine de chacal et mes cheveux en pétard, j'étais présentable. J'ouvris la porte qui découvrit un petit couloir, avec un escalier sur la droite. C'était de là que provenait le vacarme. J'entendais aussi l'eau couler, et une forte odeur d'amande chimique. Les voix de Clémentine et Thomas me parvenaient sans que je distingue le moindre mot.
Je descendis les premières marches, et vis mes deux hôtes en pleine guerre avec le lavabo débordant de vaisselle. Pour l'instant, les assiettes semblaient avoir le dessus. Thomas rinçait sommairement les ustensiles, avant de les passer à Clémentine qui les rangeait comme elle pouvait dans le lave-vaisselle. D'ici, je pouvais voir qu'il était plein à craquer, mais par je ne savais quel miracle, elle parvenait à en rajouter. Elle força une poêle à trouver sa place par-dessus les verres, pestant contre son électro-ménager qui avait pourtant l'air de faire de son mieux.
— Il faut vraiment qu'on achète un lave-vaisselle digne de ce nom, ronchonna-t-elle. Celui-ci a été spécifiquement créé pour me rendre folle.
— Oui, ma puce. Tu as raison.
Thomas avait ce ton absent des pères de famille qui approuvent tout ce que disent leurs femmes sans écouter. Le mien le faisait très souvent, ce qui amusait beaucoup ma mère, qui en profitait pour demander les choses les plus improbables, jusqu'à ce qu'il réalise avec horreur qu'il venait de dire oui pour s'inscrire à un concours de drag queen sous le pseudonyme « Lady Orgazma ».
— Non mais sérieux, il en reste tant que ça ? On était cinq, hier, que je sache, pas cinquante !
— Tout à fait, trésor.
— Il faudrait qu'on achète des assiettes en carton. Comme ça, quand on fait des soirées, il suffit de tout foutre à la poubelle, et bye bye la vaisselle !
— Je suis d'accord, mon ange.
Clémentine lui jeta un regard noir qu'il ne vit pas, penché sur l'évier. Elle attrapa un torchon et lui flanqua un coup sur l'épaule, et Thomas poussa un cri si aigu que je dus me retenir d'exploser de rire.
— Aïe ! Mais ça va pas ? Qu'est-ce que j'ai encore dit ?
— Tu ne m'écoutes même pas !
— Mais si, je t'écoute ! Tu parlais de, euh... mettre le carton dans le lave-vaisselle...
Nouveau coup, cette fois sur la tête.
— Aïe, Clem, arrête ! Ça fait mal !
— La prochaine fois, tu feras attention, au lieu de répondre « oui » à tout ce que je dis.
Il lui prit le torchon des mains et s'essuya avec. Il s'approcha d'elle d'un pas chaloupé, jouant des sourcils, et prit une voix enjôleuse :
— Tu sais bien que pour toi, je dirais oui à tout...
Clémentine rougit furieusement, avant de se rappeler qu'elle était énervée, mais c'était trop tard : la diversion de Thomas avait fonctionné.
— Retourne faire la vaisselle, gros bêta. (Ce fut à cet instant qu'elle m'aperçut en haut des marches.) Oh, Atlantic ! Viens, on était sur le point de préparer le petit-déjeuner. Tu as bien dormi ?
Elle s'échappa de l'étreinte de Thomas qui tentait de lui faire des bisous bruyants. Il me salua, encore souriant de ses bêtises, et m'enjoignit à prendre place sur l'une des chaises hautes.
— Tu es plutôt sucré ou salé, le matin ? me demanda Clémentine, la tête dans le frigo.
— N'importe. Tout me va.
Et tandis que Thomas, par un miracle que je n'expliquais pas, fermait le lave-vaisselle et lançait un cycle, Clémentine s'affaira à cuisiner une omelette et composer une salade colorée. Lorsque je leur proposai mon aide, ils refusèrent d'une même voix. Très vite, je fus servis d'une gigantesque assiette de salade où se disputaient rondelles de tomate et de concombre, d'une part d'omelette encore fumante et d'un thé noir sucré. Je dégustai le plat en silence, écoutant d'une oreille distraite le couple face à moi qui se chamaillait à propos d'une palette de fards à paupières sortie récemment et qui, apparemment, faisait tabac.
Sans que je comprenne pourquoi, les larmes me montèrent au beau milieu de mon petit-déjeuner. Je les étouffai à grands coups de fourchette. La bouche pleine, les yeux brillants, je me forçai à déglutir, et fis passer la salade comme ma peine d'une longue gorgée de thé. Si Clémentine et Thomas s'en rendirent compte, ils eurent la délicatesse de faire comme s'ils n'avaient rien vu.
Je finis mon assiette ainsi que ma tasse en même temps que mes hôtes, et les regardai débarrasser avec la vague impression d'être assisté. Lorsque je vis Clémentine se poster face à son évier de nouveau rempli, les épaules basses et l'air défaitiste, je lui proposai de m'en occuper pendant qu'ils se préparaient à aller au travail. Elle me remercia d'un baiser sur la joue.
C'est ainsi que je me retrouvai à faire la vaisselle, refoulant du mieux que je pouvais cette tristesse qui cherchait à déborder. Tandis qu'ils mettaient leurs chaussures, Clémentine et Thomas me proposèrent de venir avec eux au salon, ce que je déclinai.
— Non merci. Je crois que je vais aller me balader. J'ai besoin de rester un peu seul avec mes pensées.
— Pas de souci. Tu peux te doucher, si tu veux, et n'hésite pas à m'emprunter des vêtements, dit Thomas avant de sourire avec malice. Dis donc, tu vas finir par repartir avec toute ma garde-robe, à force !
Lorsque je voulus m'excuser, il me fit taire d'un geste de la main.
— Tiens, je te laisse mon double des clés. Si jamais Princesse se poste face à ce placard et se met à miauler très fort, ne te laisse pas intimider. Cette chipie ferait n'importe quoi pour avoir une pâtée. Oh, et ne la laisse pas s'approcher de tes chaussures !
Ils sortirent de la maison en riant. Je me forçai à les imiter. Lorsque la porte fut refermée, mon sourire s'évanouit, et le silence s'abattit, lourd comme le monde.
Il fut cependant de courte durée : des petits pas ténus descendirent les escaliers, suivis de petits pas bien moins discrets. Princesse apparut, Petit roi derrière elle, et vint se frotter contre mes mollets en ronronnant de toutes ses forces. Elle s'assit devant le placard que Thomas avait désigné et me fixa avec ses grands yeux qui semblaient renfermer tous les savoirs du monde. Petit roi trouva un stylo bille avec lequel jouer et se mit à courir à travers le salon comme s'il était possédé.
Je me baissai vers Princesse pour la gratouiller entre les oreilles avant de monter faire ma toilette.
Au moment où je me faisais la réflexion qu'elle était drôlement silencieuse, elle poussa un miaulement lugubre qui avait de quoi faire trembler les murs.
⁂
Je sortis de la maison en fermant à double tour. L'air s'était rafraîchi depuis la veille. J'avais remis le jogging que je portais et enfilé un tee-shirt baggy noir, les seuls vêtements dans lesquels je rentrais – Thomas était grand, mais il était aussi fin qu'une brindille ! Dans mes poches, j'avais enfoncé les quelques affaires que je me trimballais depuis hier : mon téléphone, du cash, un chargeur et mes écouteurs dernier cri.
Les cheveux encore humides, l'allure misérable et le cœur accroché à ma jambe comme un boulet, je me mis en marche, respirant Paris à pleins poumons.
Je ne savais pas où j'étais, ni vers où j'allais, mais je me fiai à mon ouïe, et suivis les rues les plus animées en espérant tomber sur une allée commerçante. Au bout d'une demi-heure à déambuler ainsi, avec la sensation grisante de m'enfoncer dans l'inconnu, je tombai sur ce que je cherchais : un petit café qui proposait des boissons à emporter. Je commandai le plus grand cappuccino possible ainsi qu'un muffin à la myrtille, que je grignotai en marchant, détaillant les immeubles autour de moi. Contrairement à toute logique, manger le matin m'ouvrait l'appétit, et pour nourrir un physique comme le mien, il fallait un sacré paquet de calories. Je voulus siroter mon café, mais il était encore trop chaud, aussi je décidai de me rendre dans un parc et de m'y installer le temps qu'il refroidisse.
J'observai les passants, tous pressés, leur manière de marcher, de s'habiller, de parler au téléphone. Je dépassais la foule d'une tête, mais cela ne semblait pas suffire à me faire remarquer, car je me faisais régulièrement bousculer à cause de mon rythme lent. J'étais comme un paresseux au milieu d'une fourmilière. Autour de moi, la ville haletait, nerveuse, électrique, le métro sous mes pieds faisait frémir le sol, les bus soupiraient avant de se glisser dans la circulation dense. Les conversations s'entremêlaient sans jamais se toucher. « ... m'a dit de la rejoindre en début d'après-midi pour... », « ... meeting avancé, j'ai dû courir jusqu'au bureaux... », « ... une fortune pour cette merde ! Tu y crois, toi ? », et ainsi de suite, à l'infini.
Tous ces destins qui se croisaient sans se voir. J'en avais le tournis. Je chiffonnai le papier imbibé de graisse de mon muffin et le balançai à la poubelle. Je souris en songeant que je laissais un petit bout de moi dans cette ville qui possédait déjà tant de visages.
Ajouterait-elle le mien à sa collection ? Ou n'étais-je que de passage, encore une fois ?
Je humai le parfum goudronneux. Contemplai les immeubles haussmanniens qui se multipliaient à perte de vue. Écoutai le rrrr, rrrr entêtant des pigeons. Avais-je enfin trouvé l'endroit qui serait mon chez-moi ?
Après ce qui me semblait être des heures de marche, toujours sans aucun parc à l'horizon, j'extirpai mon portable de ma poche et me résolus à utiliser le GPS. J'avais reçu un message de Clémentine. Je m'arrêtai net.
« Léopold travaille au salon, aujourd'hui. »
C'était tout.
Mon cœur battait à cent à l'heure dans mes oreilles. Si je voulais, je pouvais aller lui parler. J'étais persuadé que c'était ce qu'elle sous-entendait. Sinon, pourquoi m'envoyer un tel message ?
Je ne répondis pas au SMS. Je lançai l'itinéraire vers le parc le plus proche et me mis en route, sans rien ressentir. Pour quelle raison irais-je voir Léo ? Tout avait déjà été dit. Le mal était fait. À part pour remuer le couteau dans la plaie, pourquoi diable lui rendrais-je visite ?
J'avais l'impression de n'être plus que mon squelette, une marionnette faite d'os, froide et morte. Qui tirait les fils ? Léo ? Moi ? Un dieu quelconque, qui riait de mon malheur ?
Je levai les yeux vers le ciel, mais au lieu d'y voir du bleu, je vis des branches. Les feuilles commençaient à jaunir par endroits. Des enfants couraient dans l'herbe, hilares, sous le regard tendre de leurs parents. Une poussette, un chien, un grand-père figé sur un banc comme s'il avait fusionné avec l'assise. Sous mes chaussures, le sable crissait, me guidait vers un bassin où deux cygnes barbotaient. Je m'assis contre un arbre, à l'ombre, fixant le miroir de l'eau sans le voir. Parfois, dans les remous incessants, juste sous la surface, je croyais apercevoir un visage.
Si un dieu quelconque existait, il allait devoir me supplier à genoux pour que je lui pardonne de me faire si mal.
Si un dieu quelconque existait, il avait sûrement les traits de Léopold.
⁂
Absolution
LA NOUVELLE FRAGRANCE
par Léopold Han
Sur l'affiche, Léo avait les cheveux mouillés, du khôl autour des yeux et des traînées noires le long des joues. Sa peau était tellement retouchée qu'elle semblait être faite de plastique.
J'étais planté devant la publicité, à côté d'un arrêt de bus, comme si c'était la première fois de ma vie que j'en voyais une. Léo avait le visage tourné vers le ciel, les yeux brillants de mélancolie, la bouche entrouverte, dans une expression mi-torturée, mi-séductrice, tellement beau que mes jambes en tremblaient.
En examinant la photo plus en détail, je mis enfin le doigt sur ce qui me chiffonnait : ils avaient creusé ses paupières pour lui donner l'air plus occidental. Sa lèvre supérieure, normalement plus fine que celle inférieure, avait été grossie pour harmoniser son visage. Ils avaient gommé son grain de beauté juste sous la mâchoire. Et la minuscule cicatrice sous son oreille, due à un accident lors de son premier piercing, était introuvable.
Rien, pas même les standards de beauté déshumanisants, n'arrivaient à ternir sa beauté injuste. Il était d'une telle perfection que c'en était absurde ; même retouché à l'extrême, il gardait son essence brute et écorchée, cette fougue indomptée de cheval sauvage, ce quelque chose qui le rendait unique et me faisait tourner la tête.
J'étais immobile au milieu de l'agitation, bouche bée, comme un adepte face à son dieu, à deux doigts de me jeter à ses pieds. Je percevais le tumulte autour de moi de très loin, coupé du monde par une barrière infranchissable de stupeur et de violence. J'étais l'œil du cyclone, le silence avant l'explosion, l'hypocentre de ce séisme que j'étais le seul à percevoir. Un bus s'arrêta devant moi, puis redémarra en voyant que je ne bougeais pas d'un pouce. Plus rien n'existait. Seulement Léo, son visage ravagé comme s'il avait pleuré, et l'amour insupportable que je ressentais pour lui.
Je pris conscience qu'il avait beau me repousser, me blesser, me détruire, jamais je ne cesserais de l'aimer. Je réalisai, là, au milieu de cette rue quelconque, face à un panneau publicitaire, que ma vie était intrinsèquement liée à la sienne, et que je pouvais changer de ville ou changer de continent, mon chez moi, c'était auprès de lui. Il pouvait épouser qui il voulait, je resterais devant sa porte comme un chien attendant son maître, parce qu'il était mon foyer, ma muse, mon tout.
Il pouvait m'arracher le cœur, si ça lui chantait, tant qu'il le gardait entre ses mains.
Mes yeux se mirent à piquer, et je me rendis compte avec horreur que j'étais en train de pleurer en public. J'avais beau m'essuyer les joues, de nouvelles larmes remplaçaient aussitôt celles que j'écrasais. Mais bordel, combien de litres d'eau me restait-il dans le corps avant d'être enfin à sec ?
Je m'arrachai à contrecœur de ma contemplation et fis demi-tour, fendant la foule sans la voir, mû par une pulsion irrépressible. La même que celle qui m'avait poussé à quitter Los Angeles pour retrouver Léopold, parce que si ma tête venait seulement de comprendre à l'instant qu'il était mon chez moi, mon cœur, lui, l'avait su dès le premier jour. Mes pieds prenaient d'eux-mêmes la direction du salon de tatouage. Je n'étais pas très loin, à peine un quart d'heure de marche.
Parce que tout avait déjà été dit. Le mal était fait.
Mais j'étais incapable de perdre espoir. Et si la souffrance était le prix à payer pour garder Léopold auprès de moi, alors qu'il m'inflige le châtiment éternel.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top