15. Au bord de la Seine
Léopold
Atlantic me dévisagea avec surprise, avant que ses traits ne se tordent pour former quelque chose qui ressemblait à du dégoût. Sa bouche s'entrouvrit, et ses yeux vitreux me toisèrent des pieds à la tête comme si j'étais une merde déposée sur son perron. Son amertume fut aussi douloureuse que s'il m'avait frappé à l'estomac. Je me dandinai sur place, minuscule face à ce géant de muscles et de rancœur.
J'ouvris la bouche pour demander à entrer, mais il me devança, la voix dégoulinante de fiel :
— Qu'est-ce que tu fous là ?
L'écho de mes propres paroles, que j'avais prononcées quelques jours auparavant alors que nos situations étaient inversées, me fit l'effet d'une gifle. C'était tout ce que je méritais, et j'en avais bien conscience, mais ça n'en faisait pas moins mal. Je détournai les yeux, me mordis la lèvre, et ravalai le peu de fierté qu'il me restait. Je me forçai à bomber le torse pour m'armer d'un courage que je n'avais pas.
— J'ai essayé de t'appeler, plusieurs fois, mais ton portable est coupé.
— Je sais. C'était précisément pour que tu ne m'appelles pas. Clémentine t'a envoyé un message pour te dire que je vais bien.
Il voulut refermer la porte, je l'en empêchai en me glissant au travers.
— Attends, Tic, s'il te plaît. J'aimerais qu'on parle.
— Je n'ai rien à te dire.
— Alors écoute-moi, l'implorai-je. S'il te plaît, Atlantic, laisse-moi une chance de m'excuser. Je sais que j'ai merdé (encore une fois...), je sais que je suis pathétique, que je ne mérite pas ton pardon, mais laisse-moi au moins te dire que je suis désolé. C'est tout ce que je te demande.
Il rouvrit très légèrement la porte, découvrant un œil brillant de peine. Il hésitait. Je retins mon souffle, rouge et honteux comme un enfant qui attend de savoir s'il va être puni. Mais je n'étais plus un enfant. J'étais un homme, un adulte, et il était temps que j'agisse comme tel. Que je prenne mes responsabilités, assume mes actes, et demande pardon aux personnes à qui j'avais fait du mal.
À commencer par Atlantic, celui que j'avais fait souffrir plus que de raison, et que je continuais à blesser alors même que je n'avais qu'une envie : le chérir.
— Tu promets d'être honnête ? souffla-t-il, sourcils froncés.
Sa méfiance était plus douloureuse que tout le reste. Il n'avait même plus confiance en moi. Comment pouvais-je lui en vouloir ? Moi-même je ne comptais plus sur moi pour réparer mes erreurs.
Mais j'avais envie de changer. Je voulais lui montrer qu'au fond, quelque part, dans un recoin sombre et oublié de mon cœur, le Léopold qu'il avait connu et adoré existait toujours. Je voulais lui prouver que j'étais digne de lui, digne de l'avoir dans ma vie – je voulais qu'il sache qu'il n'était pas revenu pour rien. Lui qui était si beau, si solaire, tellement parfait, tellement meilleur que moi, je voulais être la hauteur de son amour.
Je pris une inspiration tremblante.
— Oui, je te promets d'être honnête, chuchotai-je.
Son regard se rembrunit, et je compris avec horreur qu'il ne me croyait pas. Je m'apprêtai à le supplier de m'écouter, de me croire – bordel, j'étais prêt à me mettre à genoux s'il le fallait –, lorsqu'il lâcha un soupir résigné. Il capitulait. La porte s'ouvrit en grand, et je manquai de me casser la gueule. Je me redressai, maladroit, écarlate, remis mon tee-shirt en place, me plantai face à lui, toussotai. Il resta de marbre.
— Vas-y, je t'écoute.
— Non, pas ici, dis-je en jetant un coup d'oeil à mes amis attablés sur la terrasse à travers la fenêtre du salon. Viens, allons marcher.
Je sortis de la maison, et il m'emboîta le pas, le visage fermé. Roger, toujours garé en face, se leva de son siège pour nous ouvrir. Je le remerciai et me calai tout au fond de la banquette, collé contre la portière, avec l'espoir ridicule que si j'essayais assez fort, peut-être que je pourrais disparaître dans les plis de cuir.
— Je croyais qu'on allait marcher, dit Atlantic alors que Roger démarrait.
— Oui, c'est ce qu'on va faire, mais je préfère ne pas être vu autour de la maison de Clem.
— On va où ?
— Tu verras.
Après cela, le silence régna dans l'habitacle. Je regardai Paris défiler, le menton dans la paume, ignorant l'angoisse sauvage qui caracolait dans mon estomac. En vérité, je ne savais absolument pas ce que je faisais. Mon esprit me criait que je ne devrais pas être ici, que ma place était auprès de mon fiancé, dans notre lit, à le câliner et le rassurer, et que j'étais en train de commettre une énième erreur sur la longue liste que je traînais derrière moi. Mais mon cœur...
Mon cœur, lui, chantonnait un air guilleret, léger comme un ballon, souriant de bonheur alors que je respirais l'odeur d'Atlantic dans la voiture spacieuse. Elle se mêlait à celle de Roger, du cuir neuf et de la clim poussée à fond, et m'enivrait avec plus de puissance que le plus exquis des vins. Je ne pouvais m'empêcher d'inspirer à fond pour me gorger de sa présence qui avait un goût de liberté. J'avais rencontré Atlantic lors de mes vacances à Venise, et depuis, il en portait la saveur sur sa peau, de cet été caniculaire aux notes de champagne. Chacun de ses gestes me rappelait la brise qui effleurait les milliers de fleurs colorées sur les balcons. Ses respirations étaient empreintes du clapotis de l'eau contre les gondoles. Son rire avait l'écho de celui des enfants qui jouaient dans les rues. Dans ses yeux, je revoyais les couleurs chatoyantes des maisons italiennes, le ciel d'un bleu pur, le soleil aveuglant. Et si je fermais les paupières, je pouvais presque le revoir, lui, ce serveur timide qui parlait miraculeusement français, et dont j'étais tombé sous le charme au premier coup d'œil. Je revoyais le balancement sensuel de ses hanches pour esquiver les tables bondées, ses sourires charmeurs pour attirer les pourboires, le froncement de ses sourcils lorsqu'il se concentrait pour compter la monnaie. Je revoyais la couleur particulière de ses iris qui m'avait hanté toutes les nuits, jusqu'à ce qu'il finisse par hanter mon lit, si frais, si suave, si libre...
Oui, mon cœur savait que ma place était ici, dans cette voiture, aux côtés d'Atlantic. Mais ce n'était pas suffisant pour étouffer l'atroce culpabilité qui me tordait les tripes. J'avais beau retourner le problème dans tous les sens, j'étais incapable de juger si ma décision était la bonne. Ni même de définir les limites du bien et du mal dans toute cette histoire. Laisser son fiancé seul pour aller voir son ex à quelques jours de son mariage, c'était impardonnable. Mais laisser filer son ex alors qu'il était la seule personne au monde à vous faire ressentir autre chose que de la douleur... N'était-ce pas tout aussi insensé ? La vie me donnait une deuxième chance. Était-ce de la folie que de la saisir ?
Je me tournai discrètement vers Atlantic, qui semblait tout aussi perdu dans ses pensées que moi. Mon regard fut attiré dans le rétroviseur intérieur, où j'y découvris deux yeux marrons perçants qui me dévisageaient. Roger et moi nous fixâmes l'espace d'une seconde à travers le minuscule miroir avant qu'il ne se concentre à nouveau sur la route. Même s'il n'en disait jamais rien, Roger était loin d'être idiot, et voyait très bien ce qu'il se tramait entre Atlantic et moi. J'aurais voulu lui demander, à lui qui me paraissait si sage, ce qu'il pensait de tout ça, et ce qu'il aurait fait à ma place, mais ce n'était pas le moment, et je n'étais pas sûr d'avoir le courage de lui poser la question. Même si j'appréciais Roger et que je le côtoyais désormais depuis plusieurs années, il y avait quelque chose chez lui qui m'intimidait. Peut-être était-ce la différence d'âge, ou peut-être était-ce son éternel air impassible.
Je n'eus pas le loisir de m'éterniser sur ces énigmes : nous étions déjà arrivés. Je remerciai Roger et lui demandai à mi-voix de ne pas nous perdre de vue avant de sortir. Le trajet n'avait duré qu'une petite vingtaine de minutes, mais cela avait suffi pour que le soleil disparaisse à l'horizon, crachant ses derniers rayons roses sur les nuages lointains. L'air était lourd, humide et chaud, mais la Seine dégageait une fraicheur bienvenue sur les trottoirs. Une fois debout, je m'étirai, bras vers le ciel, avant de me tourner vers Atlantic. Il me regardait déjà. Je me raclai la gorge, enfonçai mes mains dans mes poches, et lui fis signe d'un mouvement de la tête de me rejoindre.
— C'est là que tu voulais aller ? Au bord de la Seine ? me demanda-t-il avec une moquerie évidente dans la voix.
— Eh bien, oui, répondis-je sans me laisser démonter. Ça te pose un problème ?
— Difficile de faire plus romantique...
— Arrête de faire comme si ça te dégoûtait. Je sais que tu raffoles de ça.
Il fronça le nez mais ne dit rien. J'avais raison, et il ne pouvait pas me contredire. Atlantic vendrait son âme au Diable pour vivre une histoire d'amour comme dans les films, avec scènes à l'eau de rose et baisers passionnés...
Nous étions juste à côté de la Place de la Concorde, qui était noire de monde, illuminée par ses innombrables lampadaires anciens. Le tumulte des voitures ne recouvrait qu'à peine celui des passants. C'était une sublime soirée de début septembre, et tout Paris était dehors pour profiter des derniers jours de chaleur avant l'arrivée de l'automne. Nous étions juste au bord de la Seine, sous l'ombre des arbres qui longeaient le port des Champs-Élysées, qui était étonnamment désert – seuls quelques couples se baladaient d'un pas lent, pointant du doigt le Palais Bourbon, sur l'autre rive, illuminé par de puissants projecteurs, ou la Tour Eiffel, visible d'ici, dominant la capitale en toute tranquillité. Nous prîmes justement la direction de la Dame de fer, côte à côte, sans nous regarder, suivis par Roger qui roulait à basse allure sur la route pour s'assurer que tout se passe bien. J'étais à visage découvert en compagnie d'un autre homme en plein milieu de Paris, et nous nous promenions comme un parfait petit couple en quête d'un peu de douceur. Je me reconnaissais à peine. Je ne me souvenais pas avoir déjà emmené Juste faire pareille activité – sûrement parce que ça n'était jamais arrivé. Pourquoi était-ce si facile avec Atlantic, et si difficile avec mon fiancé ?
Pendant plusieurs minutes, nous ne prononçâmes pas un mot, humant l'air vaseux de la rivière, bercés par le bruit incessant de la ville. Parfois, je sentais un regard insistant sur mon visage, ou remarquait quelques têtes qui se tournaient, mais je fis comme si de rien n'était, et personne ne vint me déranger. Les péniches barbotaient paisiblement, l'eau glougloutait avec gourmandise contre le quai, un vélo nous alerta de son arrivée en faisant tinter sa sonnette aiguë. Je fis un pas sur le côté, effleurant l'épaule d'Atlantic, pour laisser passer le cycliste. Un frisson électrique dévala mon échine jusqu'à mes orteils.
— Alors ? murmura Atlantic, bien plus calme qu'à notre arrivée – preuve que le décor choisi avait eu l'effet escompté. De quoi voulais-tu parler ?
— Je voulais te présenter mes excuses. Pour aujourd'hui. Et pour toutes les fois où je t'ai fait du mal.
— Toutes les fois... Tu veux dire, toutes les fois ?
— Oui. (Au loin, le Klaxon d'un conducteur impatient, le roucoulement d'un pigeon amoureux.) Depuis notre rencontre, je t'ai souvent blessé, bien trop souvent. En fait, quand j'y pense, je n'arrête pas de faire de la peine à tous ceux qui me sont chers, et... je veux que ça cesse. J'en ai assez, d'être un connard égocentrique, assez, de me voiler la face. Je veux devenir... non, je veux redevenir quelqu'un de bien. Cela fait trop longtemps que je ne supporte plus mon propre reflet dans le miroir. Il est temps que ça change.
— Qu'est-ce qui a provoqué ce...
Atlantic chercha ses mots.
— ... revirement de situation ?
— Comme je te l'ai dit, depuis que tu es revenu, tout ce que je prenais pour acquis s'est retrouvé chamboulé, et tout ce que je croyais savoir s'est avéré être faux. Je pensais que le problème venait des autres. Quand je dis les autres, je veux dire la Terre entière... Littéralement. Que si je me haïssais, c'était à cause d'eux, à cause des réseaux sociaux, des articles, des fans, des haters, des journalistes, des paparazzis, et tous ces gens qui vivent leur vie à travers la mienne. Je me disais que c'était leur faute, qu'ils m'avaient enfermé dans ma célébrité, enfermé dans ce personnage que je suis obligé de jouer, que c'étaient eux qui m'avaient rendu comme ça.
— Comme ça quoi ?
— Méchant. Hautain. Parano.
Misérable.
— Mais j'avais tort, repris-je, étonné d'entendre ma voix trembler. Enfin, pas complètement. Il est vrai que la célébrité m'a détruit. Être constamment le centre de l'attention, c'est indéniablement néfaste. C'est à peine si je peux aller chier sans que toute la planète sente l'odeur de ma merde... (Atlantic étouffa un rire. Je ne pus m'empêcher d'esquisser un rictus.) Mais personne ne m'a jamais demandé de jouer un rôle. Personne ne m'a forcé à mentir. Je me suis enfermé dans ce personnage tout seul.
Je m'interrompis. Nous étions arrivés au niveau du pont Alexandre III, une merveille d'architecture, resplendissant d'or avec ses statues de bronze et ses candélabres. L'imposant pylône surmonté d'une Renommée dédaigneuse me fit tressaillir – la beauté de ses sculptures m'impressionnait autant qu'elle m'effrayait. Atlantic sembla ressentir mon trouble, car il se rapprocha imperceptiblement, effleurant mon épaule. Nous ralentîmes le pas pour admirer l'arche immense avant qu'elle ne disparaisse derrière le tunnel qui la traversait. Dessous, les œuvres complexes cachaient une puissante armature de fer. L'air se rafraîchit d'un coup, faisant se dresser douloureusement tous les petits poils sur mes bras. Le bruit de nos pas résonnait contre les murs. Puis nous ressortîmes, l'air chaud nous enveloppa, et je pus respirer à nouveau.
Je jetai un coup d'œil derrière moi pour vérifier que Roger nous suivait toujours – il était là, vitre ouverte, impeccable dans son costume, fidèle à son poste.
Il me fallut quelques instants pour retrouver le fil de mes pensées, abasourdi par la splendeur de ce pont.
— J'ai réalisé que je suis l'unique responsable de mon malheur. Que ce ne sont pas les gens qui m'ont rendu exécrable, mais que c'est moi, et seulement moi, qui ai choisi de devenir ainsi pour me protéger.
Je m'arrêtai, forçant Atlantic à se tourner vers moi. L'orange flamboyant du ciel se reflétait dans ses yeux comme des pépites au fond d'un fleuve.
— Je ne veux plus être comme ça. Je ne veux plus me détester.
Je pris une grande inspiration. Le monde autour de nous n'existait plus.
— Je ne veux plus que toi, tu me détestes.
Une flèche de peine fendit son beau visage. Il fit un pas vers moi, je reculai pour l'empêcher de s'approcher. À cet instant, j'étais bien trop vulnérable pour pouvoir me faire confiance. S'il décidait de me toucher, là, j'étais incapable de répondre de moi-même. Je refusais de prendre un tel risque.
— Mais tu ne veux pas non plus que je t'aime... comprit-il face à mon rejet.
Je restai silencieux plusieurs secondes. Comment répondre sans agrandir la plaie déjà béante ?
— C'est le bordel dans ma tête. Tout ce dont je suis sûr, c'est que je veux devenir quelqu'un de bien. Et je ne sais pas... Je ne sais pas si ça, c'est bien, dis-je en nous désignant à tour de rôle.
— Alors tu admets qu'il y a quelque chose ?
L'espoir et la colère se disputaient dans ses yeux. Je lâchai un soupir, laissant mon regard divaguer au loin, vers la Tour Eiffel qui s'était agrandie dans le paysage.
— Atlantic, je...
— Tu as promis d'être honnête, me coupa-t-il. Ne me fais pas regretter de t'avoir donné une dernière chance.
Je me mordis les joues. Être honnête, faire le bien, réparer mes erreurs... J'en avais envie, mais en étais-je vraiment capable ? Comment pouvais-je prétendre vouloir changer, alors qu'à la première difficulté, tout mon corps me hurlait de fuir ?
— Marchons, dis-je en reprenant notre promenade.
Atlantic resta sur place quelques secondes avant de m'emboîter le pas. À l'horizon, les immeubles se découpaient sur le ciel rouge comme s'ils étaient en feu.
À côté de nous, sur une péniche croulante de fêtards en pleine boat-party, les énormes haut parleurs poussés à fond diffusaient une musique de psytrance que je sentais vibrer jusque dans mes os. Le DJ, les deux mains en l'air, semblait contrôler la foule du bout de ses dix doigts, qui hurlait et sautait en rythme. Puis l'embarcation nous dépassa, et la musique s'évanouit.
Atlantic n'était pas particulièrement patient, aussi je fus reconnaissant du temps qu'il me laissait pour rassembler mon courage. Je ne savais pas si quelqu'un de bien emmènerait son ex se balader dans l'endroit le plus romantique au monde pour parler de leurs sentiments ; mais je savais que quelqu'un de bien tiendrait ses promesses. Alors le premier pas vers un moi meilleur serait de faire la même chose.
Je me surpris à songer que c'était drôlement plus facile, d'être le méchant de l'histoire...
— Je ne sais pas comment définir ce que nous avons, finis-je par avouer dans un souffle. J'aime Juste, je suis fou de lui. Mais avec toi... Est-ce que c'est possible d'être amoureux de deux personnes en même temps ?
Il ne répondit pas. J'en conclus que ça voulait dire « oui ».
— Alors, dans ce cas, je l'admets. Oui, il y a quelque chose entre nous. Je ne sais pas quoi, et surtout, je ne sais pas quoi en faire, mais nous ne sommes pas amis. Nous sommes... autre chose.
Atlantic relâcha sa respiration comme s'il la retenait depuis le tout début de notre conversation. Ses épaules se détendirent, son pas s'allongea ; je crus même voir l'ébauche d'un sourire ourler ses lèvres pleines.
— J'accepte tes excuses, murmura-t-il si bas que je faillis ne pas l'entendre. Pour aujourd'hui, et pour toutes les autres fois. Je risque de t'en vouloir encore un petit moment, mais... si tu fais un effort pour devenir meilleur, alors moi aussi.
Nous passâmes sous un autre pont, bien moins impressionnant que le précédent, qui rasait le sol de si près qu'Atlantic dut se plier en deux. Dessous, nous contournâmes deux sacs de couchages en piteux état. L'un d'eux remua lorsque nous le dépassâmes.
J'hésitai, m'arrêtai, regardai le sac, Atlantic, fouillai mes poches, faillis laisser tomber. Puis je lâchai un « oh, et puis, merde », sortis mon portefeuille, et glissai plusieurs billets de cinquante euros sous les quelques affaires jonchées de canette. Je rejoignis Atlantic qui avait déjà traversé le pont.
— Tu essayes de m'impressionner avec tes nouvelles résolutions ? me taquina-t-il lorsque je fus à sa hauteur.
— Vas-y, fous-toi de ma gueule...
— Je plaisante, Léo. C'est un beau geste que tu viens de faire. Ce n'est pas tous les jours qu'ils doivent trouver autant d'argent.
Je ne dis rien. Ces pauvres gens en avaient bien plus besoin que moi.
Nous croisâmes deux jeunes filles qui me reconnurent. Elles chuchotèrent mon nom, les yeux écarquillés, et je fis comme si je ne les avais pas entendues. D'instinct, je me plaçai derrière Atlantic, et lui se mit devant moi. Je ne pus retenir un sourire.
Mon preux chevalier...
Nous nous serrâmes sur le côté pour laisser passer une voiture. Lorsqu'Atlantic se replaça à ma droite, j'eus l'envie bizarre de lui prendre la main. J'enfonçai mon poing tout au fond de ma poche et jetai des coups d'œil discrets autour de moi, comme pour vérifier que personne n'avait entendu ces pensées interdites. Je vis Roger, impassible, qui nous surveillait sans faillir. Je lui adressai un sourire reconnaissant.
— Tu te souviens du jour où tu m'as ramené à ton appart' ? se remémora Atlantic avec douceur. Ton frère et ta sœur ont failli avoir une crise cardiaque.
— Comment pourrais-je oublier ? Vous tiriez tous une de ces têtes !
— Peut-être que me plaquer contre la porte et me dévorer la bouche était une entrée en matière un peu trop brutale...
Il se tut et rougit. Je ne pus m'empêcher, moi aussi, de me sentir gêné face à ces souvenirs affriolants.
— Ou la fois où nous nous sommes fait virer de ce bar nul parce qu'on foutait trop le bordel ? dis-je pour changer de sujet.
— Putain, oui, c'est vrai ! J'ai failli casser la gueule au barman.
— Tu lui as cassé la gueule, rectifiai-je. On s'est enfuis avant qu'il n'appelle la police.
— Sérieux ? Je ne m'en souviens pas... T'es sûr ?
— Certain. Clem a tout filmé.
Il s'esclaffa, et me heurta dans sa marche par mégarde. Nous bafouillâmes des « pardon » et des « t'en fais pas » maladroits. Putain, nous étions pires que deux puceaux à leur premier rencard ! J'avais l'impression d'avoir de nouveau quinze ans et de rougir à chaque fois qu'un beau garçon m'adressait la parole.
Mais nous n'étions pas à un rendez-vous galant, même si tout portait à croire le contraire. Le petit démon sur mon épaule me susurra que j'aurais bien aimé, mais... mon fiancé m'attendait sagement dans notre lit king size, comme une épouse éplorée attend que son mari rentre de la guerre, fidèle et malheureuse. Et moi, le vilain petit déserteur, j'étais là à parler du bon temps avec l'homme que je n'avais jamais cessé d'aimer, rougissant à chaque fois que nous nous frôlions par mégarde. Est-ce que ça, ça faisait de moi une bonne personne ?
Une puissante vague de culpabilité me faucha par derrière sans prévenir. Je voulus avaler ma salive, je ne parvins qu'à produire un son étranglé. Tic se tourna vers moi, sourcils froncés.
— Ça va ? T'es tout pâle, d'un coup. Tu ne te sens pas bien ? C'est l'odeur de fruits de mer qui te rend malade ?
Nous étions en train de passer devant un bateau-restaurant. Sur le toit, des lumières vives pulsaient au rythme de la musique, et on pouvait entendre des discussions enjouées entre les trinquées cristallines. Les clients qui en sortaient étaient habillés avec des vêtements de marque, et ne fumaient que des clopes chères. On sentait d'ici l'effluve marine d'huîtres et de moules chaudes qui s'échappait des cuisines.
Je détestais les fruits de mer. Leur simple vue me donnait la nausée. Je dévisageai Atlantic, abasourdi.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Je ne pensais pas que tu t'en souviendrais.
— Je n'ai rien oublié, Léo. Absolument rien.
C'était autant une preuve d'amour qu'une menace.
Nous nous hâtâmes de quitter les lieux avant que quelqu'un ne me reconnaisse. Déjà, je voyais quelques regards curieux dans notre direction. Je me réfugiai dans l'ombre d'Atlantic et baissai le nez, priant pour que sa silhouette imposante suffise à me cacher.
Sur la Seine, les bateaux-mouches se succédaient, leurs centaines de sièges en plastique vides, comme des théâtres abandonnés. La température chutait doucement. Derrière nous, la nuit gagnait du terrain.
Cette fois, nous traversâmes le pont par au-dessus, nous mêlant à la foule de passants et d'automobilistes. Nous passâmes à côté d'une réplique plutôt grossière de la torche de la statue de la Liberté, dont les barrières s'affaissaient sous le poids des centaines de cadenas qui y étaient accrochés. De loin, on aurait dit une guirlande de Noël froufroutée. Je songeai avec un pincement au cœur que je n'avais jamais accroché de cadenas nulle part pour sceller mon amour. Peut-être était-ce pour ça qu'il n'avait jamais duré.
La Tour Eiffel était désormais si proche que nous pouvions en voir les pieds. D'ordinaire, je la voyais de loin, et de haut, aussi je fus surpris par sa taille réelle. Je ne l'avais que rarement visitée, et cela remontait à longtemps, avant que je sois célèbre. Je n'avais jamais songé à y retourner depuis, conscient que c'était le pire endroit sur Terre pour passer inaperçu.
Pourtant, avec Atlantic à mes côtés, je n'avais pas peur. Quand il était là, je pouvais me permettre de baisser ma garde, relever le menton et vivre comme un jeune homme. En résumé, d'être normal. Avec Juste, je me sentais obligé de me cacher de tout et de tout le monde, comme si je commettais une infraction.
Au pont suivant, nous redescendîmes sur le quai, quittant le bord de route animé. Nous esquivâmes soigneusement une bouteille de bière fracassée contre les marches, et je jurerais avoir senti la main d'Atlantic au niveau de mon dos, mais la sensation était si ténue que ça pouvait tout aussi bien être mon tee-shirt. Lorsque je tournai la tête pour le regarder, il fixait la Tour Eiffel avec des étoiles dans les yeux.
— Je ne l'avais jamais vue d'aussi près, avoua-t-il à voix basse. Je ne l'imaginais pas aussi grande.
Je répondis sans réfléchir.
— Je t'emmènerai manger au Jules Verne, un jour. Tu verras, la vue est à se damner.
Face à son air incrédule, j'ajoutai :
— Enfin, si t'en as envie, bien sûr. Je proposais ça comme ça.
Un sourire chatouilla ses lèvres avant qu'il n'explose de rire. Une petite dame âgée devant nous sursauta.
— Je ne connais personne d'autre que toi qui invite des gens dans un étoilé « comme ça ». Il faudrait être fou pour refuser !
— Thomas a bien décliné quand je lui ai proposé...
— Tu l'as invité seul ? Sans Clémentine ?
— Oui, c'était l'idée. Il a dit qu'il préférait s'asseoir sur un vélo sans selle qu'aller au restaurant en tête à tête avec moi.
Nouvel éclat de rire. Je sentis mon cœur faire des saltos dans ma poitrine.
— C'est magnifique, dit Atlantic une fois calmé. Absolument merveilleux.
— Oui, répondis-je sans le quitter des yeux. À couper le souffle.
Il intercepta mon regard. Me fit un clin d'œil. L'espace de quelques secondes, plus rien n'existait à part lui, sa beauté, son sourire. Il était le soleil perçant à travers l'orage, le rayon d'espoir que je n'attendais plus.
Il était tout ce que je désirais, tout ce dont j'avais besoin.
Il était tout ce qui m'était interdit.
— Ne me regarde pas comme ça si tu ne comptes pas m'embrasser, chuchota-t-il.
Et là, comme ça, d'une seule phrase, il rompit la magie de ce moment éternel. La réalité me revint en pleine face avec une telle violence qu'un goût de rouille envahit ma bouche. Je me rendis compte que ce n'était pas qu'une impression : je m'étais mordu la langue jusqu'au sang. Je me détournai de lui pour cacher mes larmes naissantes.
J'avais failli le faire. J'avais failli l'embrasser.
Je me mordis le poing, tremblant comme une feuille morte, m'éloignant de quelques pas. Le silence portait l'écho de ses mots. Je n'avais pas besoin de le regarder pour savoir qu'il était mortifié. Je crois qu'il avait parlé sans réfléchir, dicté par son cœur, et il prenait lui aussi lentement conscience de ce qu'il se passait.
— Léo, je...
— Ne dis rien, le coupai-je, glacial.
Le visage de Juste, déçu, trahi, me hantait à m'en donner le tournis. J'avais failli le tromper. Je me remémorai ce que j'avais dit à Clémentine, pas plus tard que la veille : « Juste n'a aucune raison de douter de moi, et toi non plus. » Menteur. Je n'étais qu'un putain de menteur. Ils m'avaient tous prévenu, ils avaient tous vu à travers mon voile de mensonges, et j'avais refusé de les écouter. Parce qu'en réalité, ce n'était pas eux, que j'avais essayé de convaincre.
C'était moi.
Je voulais tellement croire qu'il était possible de garder les deux hommes que je chérissais le plus au monde auprès de moi. Je voulais le beurre, l'argent du beurre, et le laitier... Je voulais Juste et Atlantic, alors même que je savais que c'était impossible. Si dans mon cœur, il y avait la place pour deux, dans ma vie, j'étais obligé de faire un choix.
J'avais parfaitement conscience qu'en refusant ce baiser, je venais de décider.
Atlantic le savait aussi.
Mais quelqu'un de bien restait fidèle coûte que coûte, n'est-ce pas ? Même si ça voulait dire laisser filer l'amour de sa vie...
Quelle ironie : c'était en voulant devenir meilleur pour Atlantic que je le perdais.
— D'accord, dit-il avec difficulté, comme s'il avait un oiseau coincé dans la gorge. Je vois. C'est pas grave. Encore une fois, j'ai été trop naïf...
Je me risquai à lui jeter un coup d'oeil. Il avait pris dix ans d'un seul coup. Le soleil avait disparu : il ne restait que des ruines, écroulées sur ses épaules, et des cendres dans ses yeux. Ce tableau funeste acheva de trouer ma poitrine déjà en sang.
— Atlantic, ne dis pas ç...
— J'aurais dû me douter, en revenant, que tout ne se passerait pas comme je l'avais espéré. Les happy ends, c'est bon pour les romans d'amour.
J'aurais donné n'importe quoi pour savoir quoi faire, quoi dire, pour effacer cette tristesse lourde de plusieurs siècles sur son visage. J'étais prêt à tous les sacrifices pour lui.
Tous, sauf celui de Juste.
Mais même ça, alors que je le regardais retenir ses sanglots, je n'en étais plus très sûr...
— Je vais... Je vais retourner chez Clémentine, balbutia-t-il. Je pense... Je préfère... C'est mieux comme ça.
— Tu es sûr ? Tu n'es pas obligé de...
— Je vais dormir chez Clémentine, insista-t-il. Où est Roger ? Il nous suit toujours ? (Il tourna sur lui-même jusqu'à repérer la Mercedes.) Je vais lui demander de me ramener.
— Tic, attends...
Mais il était déjà en train de remonter les marches que nous avions dévalées plus tôt. Je le suivis, lourd de chagrin, étonné que mes jambes flageolantes arrivent encore à me porter. Je vis Atlantic se glisser à l'avant de la voiture, m'obligeant à prendre place à l'arrière, comme un gamin trop pénible.
Il régnait un silence funeste dans l'habitacle. C'était à peine si j'osais respirer. Jamais le temps ne me parut aussi long que durant ces vingt minutes de torture.
Quand Roger se gara devant la petite maison, Clémentine et Thomas attendaient sur le perron, et je devinai en voyant Atlantic avec son portable en main qu'il les avait prévenus de son arrivée. Il remercia Roger et sortit à toute vitesse.
— Atlantic, attends, il faut que je te dise...
Il claqua la portière. Je me tus. Il me fallut plusieurs secondes pour digérer le coup.
— Dois-je redémarrer, monsieur ? demanda Roger à voix basse.
Je contemplai Atlantic rejoindre mes amis qui l'accueillirent comme un orphelin fraîchement adopté. À travers la vitre, j'entendis les exclamations de Clémentine, sans comprendre ce qu'elle disait. Ils entrèrent et refermèrent la porte sans un regard pour moi.
— Oui. Rentrons à la maison.
L'idée de devoir retrouver Juste et lui faire face alors que je venais de presque embrasser Atlantic était pire que tout. Jamais je ne m'étais autant haï de toute ma vie. Je m'enfonçai dans mon siège et fermai les yeux, avant de me rendre compte que c'était une mauvaise idée : la scène d'Atlantic admirant la Tour Eiffel, un sourire béat sur le visage et les yeux remplis de rêves, se rejouait à l'infini derrière mes paupières.
Je ne savais pas ce que je regrettais le plus : d'avoir failli l'embrasser... ou de ne pas avoir eu le courage de le faire.
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