14. Une tendre haine (2)
Nous avions miraculeusement fini la première moitié du shooting sans nous crêper le chignon, supporté la pause déjeuner dans un silence pesant, et tenu la moitié de l'après-midi collés sans broncher. Mais évidemment, nous avions fini par craquer, et nous étions engueulés comme un vieux couple devant tout le monde, Léopold me hurlant que je n'étais qu'un aimant à problèmes, et moi, aveuglé par ma douleur, le traitant de tous les noms. Il avait fini par quitter le plateau en déblatérant des insultes en coréen, me laissant seul avec une directrice à deux doigts d'exploser et un photographe mécontent. Sans Léo, impossible de continuer le shooting, alors nous fûmes obligés de plier bagage. Je regardai tout le monde s'activer, ne sachant pas où me mettre pour ne déranger personne tout en me faisant oublier. Je finis par me recroqueviller dans un coin de la pièce, les genoux contre la poitrine, le menton posé dessus.
Au bout d'un moment, Thomas s'approcha de moi, un petit sourire avenant sur les lèvres.
— On dirait un enfant qui s'est fait gronder, dit-il en tendant une main vers moi pour m'aider à me relever.
— C'est comme ça que je me sens, grognai-je en dépliant mon corps douloureux. Est-ce que... Léo est parti ?
— Oui. C'est pour ça que je viens te voir. J'ai eu Clem au téléphone, et elle insiste pour t'inviter chez nous, ce soir. Saska et Emmanuel sont aussi de la fête. T'es partant ?
— Euh... (Je n'hésitai pas longtemps. Après tout, avais-je vraiment le choix ?) D'accord. C'est gentil, merci.
— Super. Clémentine viendra nous chercher, et on s'arrêtera faire quelques courses, tous les trois, avant de rentrer.
— On part quand ?
— Dès que je t'aurai démaquillé, beau gosse ! Pas que ça t'aille mal, le crayon, mais je ne pense pas que tu aies envie de te promener comme ça dans une grande surface. Je me trompe ?
Je touchai mes cils, devenus collants à cause du mascara, et lui répondis que non. Thomas me fit m'asseoir dans la loge, m'assurant qu'il revenait dans quelques secondes, et disparut en criant le nom d'Angélique. Lorsqu'il réapparut, ce fut avec une bouteille de démaquillant en main, et si son air taquin ne me disait rien qui vaille, ses gestes se révélèrent d'une douceur étonnante. En quelques minutes, il fit disparaître toute trace de fond de teint, fard à paupières et autres trucs gluants de mon visage. Lorsque je rouvris les yeux, je retrouvai l'Atlantic que je voyais tous les jours dans le miroir.
— Tes vêtements sont rangés là, sur cette chaise, dit Thomas en pointant un coin de la pièce. Je te laisse te changer et t'attends dehors.
Je le remerciai et me hâtai de me glisser dans mes affaires qui portaient mon odeur. Quand je récupérai mon téléphone, je ne pus m'empêcher d'avoir un pincement au cœur en voyant que je n'avais reçu aucun message. Je me forçai à ne pas penser à Léopold et rejoignis Thomas, appuyé sur le mur de l'immeuble, bras croisés.
Je me figeai quelques secondes quand je le vis – de là où j'étais, il ressemblait à une star de rock, les jambes fines et le torse creux, ses cheveux noirs mi-longs encadrant son visage anguleux, un pied contre le mur, guettant la rue en attendant Clémentine. Il était beau, ainsi, dans toute sa simplicité, quand il ne se savait pas observé. J'avais toujours eu un faible pour les mauvais garçons, et Thomas avait été créé avec ces mots en bouche. Lorsqu'il me vit, un sourire souleva un coin de sa bouche, ses yeux plissés pour se protéger du soleil d'or fondu de cette fin d'après-midi.
— Quoi ? s'esclaffa-t-il en me voyant planté sur le seuil de la sortie. Ma beauté te laisse sans voix ?
Nous rîmes en cœur. Thomas était beau, mais il ne m'attirait pas. J'étais simplement stupéfait de ne m'en rendre compte que maintenant.
— Eh bien, pour être honnête, oui, dis-je en le rejoignant. Je n'avais pas remarqué à quel point tu es séduisant.
Il vira immédiatement au rouge pivoine.
— Oh, merde. Je disais ça pour déconner, balbutiai-t-il. Je... je suis pas de ce bord-là.
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire face à sa mine déconfite.
— Je ne te drague pas, idiot. Mais c'est la vérité. Clémentine a beaucoup de chance d'ouvrir les yeux tous les matins et de voir ton visage.
— Merci, Atlantic, c'est super gentil, mais, euh... je suis super mal à l'aise. J'ai pas l'habitude de me faire complimenter par un homme. Enfin, Léopold s'amuse à le faire parce qu'il sait que ça me gêne, mais il n'est pas aussi sérieux, d'habitude. Euh... Je suis désolé. Je suis pas homophobe ou quoi, hein, mais j'ai pas été élevé comme ça, tu vois ? Ça me fait bizarre. Des fois, j'ai un peu du mal à comprendre. Mais j'ai rien contre les gays ! Clem elle-même est bi. C'est juste... Enfin, tu vois ?
Je me forçai à retrouver mon calme. Thomas souriait, mais son ton était sérieux. Je compris immédiatement qu'il ne pensait pas à mal, mais que c'était vraiment difficile pour lui. J'avais tant l'habitude de côtoyer d'autres personnes queers que parfois, j'oubliais que beaucoup grandissaient dans des milieux très différents du mien, et que pas tout le monde n'était à l'aise avec le sujet.
— Je vois parfaitement, ne t'inquiète pas. Excuse-moi de t'avoir mis dans l'embarras. Je ne recommencerai pas.
Il me jeta un regard en biais.
— Pour de vrai ? Parce que Léo avait dit la même chose, et il n'a même pas fallu cinq minutes avant qu'il ne brise sa promesse.
Cette fois-ci, je ne pus m'en empêcher : j'éclatai d'un rire tonitruant.
— Oui, pour de vrai, Thomas. Je ne suis pas Léo.
Moi, mes promesses, je les tiens.
— Ah, voilà Clem ! s'exclama-t-il, son visage s'illuminant d'une telle lumière que j'en fus ébloui.
Il agita son bras pour se faire voir, et Clémentine s'arrêta à notre hauteur, lunettes de soleil sur le nez et cheveux au vent. De la musique pop s'échappait à fond des haut-parleurs, et elle chantait en rythme avec Britney Spears, insouciante des regards que les passants lui lançaient. Thomas prit place sur le siège passager, et je me glissai à l'arrière, me sentant comme un géant dans cette minuscule voiture.
— Salut, Atlantic ! me salua Clémentine avant d'embrasser Thomas avec un gros « smack ! ». Prêt pour passer une soirée d'enfer ?
— Carrément ! répondis-je, galvanisé par sa bonne humeur.
Elle redémarra et je fredonnai avec elle les paroles de ...Baby One More Time, songeant qu'en effet, ma solitude était en train de me tuer à petit feu...
⁂
— Aïe !
Le cri d'Emmanuel résonna dans toute la maison. Je me retournai, tout comme Clémentine et Thomas, affairés à préparer le repas dans la cuisine, tandis que Saska, qui dressait le couvert sur la terrasse, entra comme une tornade.
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu t'es blessé ? s'inquiéta-t-elle, rejoignant son bien-aimé.
— C'est Princesse, elle m'a mordu ! dit-il, plus stupéfait qu'énervé.
Une boule de poils mécontente fila à travers le salon, la queue en pétard, suivie d'un chaton qui était aussi noir que sa mère était blanche. Princesse s'enfuit à l'étage, effrayée par le cri d'Emmanuel, et Petit roi la suivit, grimpant les marches avec plus de difficulté.
— Elle t'a mordu ? répéta Clémentine en scrutant Emmanuel des pieds à la tête, les doigts pleins de pâte et de farine.
— Oui, à la cheville. Je me suis baissé pour caresser Petit roi, et elle a planté ses crocs droit dans mon tendon d'Achille !
Saska s'accroupit pour examiner la blessure, tandis que du coin de l'œil, je vis Thomas se retenir de rigoler. Il ne m'en fallut pas plus pour qu'un gloussement m'échappe. Bientôt, la maisonnée résonna de grands éclats de rire, même Emmanuel, qui semblait avoir été plus surpris qu'autre chose. Une fois que Saska fut assurée que ce n'était rien de grave, elle déposa un baiser sur la joue mal rasée de son homme et repartit terminer le dressage. Emmanuel vint s'affaler à côté de moi, sur le canapé, poussant un grand soupir las.
— Cette chatte me déteste, maugréa-t-il. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais elle me voue une haine farouche.
Il se pencha et attrapa l'une des bières qui trônaient sur la table basse, avant de la décapsuler et d'en vider la moitié d'une traite.
Emmanuel avait presque la même carrure que moi, même s'il était moins musclé, et visiblement, avait une descente bien meilleure que la mienne. Je sirotais ma Leffe sans me presser, attendant sagement que les amuses-bouches soient prêts avant de boire plus librement. De toute façon, l'ambiance n'était pas à la débauche : même s'ils ne l'avaient pas souligné, j'avais bien remarqué que Thomas s'était fait une réserve de boissons sans alcool, et que Clémentine avait dédaigné tout ce qui avait un pourcentage élevé. Comme Saska conduisait, elle se contentait de jus de fruits et de Champomy, trinquant avec Thomas à leur sobriété. Quant à Clémentine, elle se contentait de cocktails légers, sûrement par solidarité pour son copain. Il n'y avait qu'Emmanuel et moi qui ne nous imposions aucune restriction, mais ce n'était pas drôle d'être les deux seuls bourrés, alors nous buvions avec modération. Enfin, à peu près. Emmanuel avait déjà sifflé sa bière, et c'était la deuxième qu'il vidait en trente minutes. Ce qui n'échappa pas à Saska, qui faisait des allers-retours entre la cuisine et le petit jardin :
— À ce rythme-là, mon cœur, tu vas finir par pleurer comme un bébé dans les bras d'Atlantic !
— N'importe quoi, je suis à peine pompette. Et arrête de dire à tout le monde que j'ai l'alcool triste !
— Mais tu as l'alcool triste, gros bêta, dit-elle avec un immense sourire, enroulant ses bras autour des épaules d'Emmanuel, qui se laissa aller contre elle de tout son poids.
Je détournai les yeux, me sentant de trop au milieu de ces deux couples qui s'aimaient à la folie. De manières très différentes, mais avec une ardeur égale. Clémentine et Thomas, c'était l'amour explosif : ils passaient leur temps à se chamailler et s'envoyer des piques, et impossible de les séparer, ils avaient toujours une main ou un bras posé sur l'autre, comme s'ils avaient besoin de se toucher pour respirer correctement. Saska et Emmanuel, c'était le contraire : l'amour tranquille, presque discret, basé sur la confiance et la sérénité. Ils ne se collaient pas comme leurs deux amis, mais ils s'échangeaient régulièrement des regards et des sourires, et semblaient pouvoir communiquer sans prononcer le moindre mot. Mais de ce que j'avais compris parmi les babillages incessants de Clémentine dans la voiture, Saska et Emmanuel se connaissaient depuis plus longtemps, ce qui expliquait leur dynamique paisible. Les jeunes couples avaient tendance à ressentir une passion incontrôlable, le besoin constant d'être contre sa moitié. Avec le temps, cette urgence s'estompait.
Ou pas. Avec Léopold, elle n'avait fait que se renforcer, mois après mois, comme si mon corps savait avant moi que j'allais le perdre, et que je devais profiter de son amour tant qu'il m'appartenait. Désormais, il était trop tard, et j'avais bêtement laissé passer ma chance...
Je pris quelques gorgées plus longues que les autres, avec le faible espoir que la bière m'aiderait à oublier Léopold. Ce soir, j'avais décidé de ne pas avoir la moindre pensée pour lui. J'avais mis mon téléphone en mode avion, juste au cas où, et m'appliquais soigneusement à songer à tout et n'importe quoi, sauf à son visage odieusement parfait et ses mots qui m'avaient fait tant de mal. Jusqu'ici, je m'en sortais plutôt bien. Il fallait dire, le quatuor improbable qui me tenait compagnie avait largement de quoi me distraire !
— Mais, Thomas, qu'est-ce que tu fous ? s'exclama Clémentine avec une telle virulence que je me dévissai la tête pour voir ce qui se passait.
Il était en train de verser des chips dans un bol. Il s'arrêta net, le visage livide, foudroyé par l'indignation de Clémentine.
— Quoi ?
— Ce sont mes chips préférées ! Celles que je garde pour les jours de déprime, quand je ne veux pas sortir du lit !
— Euh... Tu veux dire que...
— Qu'il ne fallait pas ouvrir le paquet ! Bon, tant pis, finis ce que tu as commencé, dit-elle avec un air défaitiste. Ce qui est fait est fait.
— Je peux toujours les remettre dedans et... commença Thomas.
— Non ! Elles ne seront plus bonnes, maintenant que le sachet a été ouvert. C'est pas grave. On en rachètera aux prochaines courses.
Elle poussa un soupir à fendre l'âme, mais ne put cacher le léger sourire qui lui taquinait les lèvres, ce qui n'échappa pas à Thomas. Il se moqua gentiment d'elle en lui pinçant la joue, ce qui lui valut de se faire houspiller à travers tout le salon, menacé d'une cuillère en bois. Je les regardai faire, un sourire aux lèvres, mais avec une pointe d'amertume dans la bouche. Était-ce donc trop demander, un amour si simple, si pur ? Si heureux ? Que devais-je faire pour avoir droit à ma part de bonheur, moi aussi ?
Emmanuel se pencha vers moi, yeux plissés, comme si j'étais un insecte particulièrement intéressant.
— Je le connais, ce regard, murmura-t-il. J'ai eu le même. Et je l'ai longtemps vu sur le visage de Saska.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, rétorquai-je, reprenant une gorgée de ma bière.
— Oh, je t'en prie. Je suis écrivain. C'est le genre de détails que je remarque. Tu veux en parler ?
— Non, répondis-je, avec un peu trop de virulence, aussi je me repris : non, merci, pas pour l'instant. J'essaye... de ne pas y penser. À lui.
— D'accord. Mais si jamais l'alcool finit par avoir raison de toi, et que ta langue se délie, je serai là pour t'écouter.
— C'est gentil, Emmanuel.
L'ambiance était un peu trop lourde pour moi, aussi je changeai de sujet et lui demandai de me parler du projet sur lequel il était en train de travailler. Nous oubliâmes tous deux très vite le monde autour de nous, absorbés par notre passion commune : l'art. Je lui décrivis la dernière toile que j'avais peinte, et mes mésaventures avec les tubes mal fermés, et il me fit une description détaillée de l'antagoniste de son histoire, de ses tourments et sa psyché, et je l'écoutai, absorbé par son récit.
Ce fut Clémentine qui nous sortit de notre bulle, en nous donnant une grande claque dans le dos chacun, déclarant que l'apéro était prêt. Nous sursautâmes comme un seul homme, avant de rire pour chasser notre peur inutile, et rejoignîmes les autres déjà installés autour de la grande table en plastique blanc. Ça sentait l'été, la bière, le barbecue d'un des voisins, les plantes grasses avant l'arrivée de l'automne, la joie d'être entre copains. Je m'installai entre Emmanuel et Clémentine, et me rendis très vite compte que ce n'était pas une bonne idée : les deux extravertis de la bande faisaient tout pour me distraire, si bien que je ne savais plus où donner de la tête. Je voyais Saska rire discrètement de mon sort, interrompant parfois Emmanuel quand il s'emballait un peu trop, et Thomas observer ce joyeux manège avec un sourire malicieux. Il ne lui manquait que les pop corns. Il sirotait son Champomy entre deux cacahuètes, et haussait les sourcils à chaque fois que nos regards se croisaient, l'air de dire « débrouille-toi, mon pote ». Finalement, ce fut un malencontreux accident qui me sortit de ce pétrin : Clémentine, à force de grands gestes théâtraux, renversa ma bière qui était posée devant moi sur mes genoux. Des exclamations s'élevèrent, et Clémentine se répandit en excuses, sans pour autant cesser de sourire, amusée malgré sa maladresse. Lorsqu'elle voulut éponger mon pantalon avec des serviettes en papier, ce fut Thomas qui l'arrêta, et lui somma de s'asseoir, prenant le relai de la situation. Il me fit signe de le suivre pour qu'il me prête un jogging. Comme quoi, Thomas n'était pas si mauvais bougre.
Il m'assura que je pouvais laisser mon pantalon dans le panier à linge sale, qu'ils s'occuperaient de le laver et de me le rendre, et nous ne tardâmes pas à revenir. À ma surprise, une nouvelle bière trônait devant ma chaise, décorée d'un parasol miniature rose pétard. Clémentine fit « tada ! » en désignant son œuvre, toute heureuse de son idée, et je la remerciai de cette délicate attention. Emmanuel vola l'un des parasols du sachet éventré pour le coincer dans les cheveux de Saska, qui se laissa faire malgré ses faibles protestations. Elle rougit furieusement, son ombrelle plantée derrière l'oreille, murmurant à Emmanuel qu'il était bête. Son sourire ne s'en agrandit que plus.
C'était un doux crève-cœur que de se tenir au milieu de tant d'amour. Comme un brouillard épais, je le voyais flotter autour de moi, tangible, mais je n'arrivais pas à le sentir sur ma peau. J'avais beau tendre les mains, refermer mes doigts dessus, il me contournait sans me toucher. Il était là, partout, tellement fort que ça me piquait les yeux, mais pas une seule goutte de ce nuage ne m'était destinée. Je dus lutter contre la jalousie féroce qui gronda dans mon ventre lorsque je vis Saska et Emmanuel s'échanger un court baiser avant de se dévorer des yeux, me répétant intérieurement qu'ils n'y étaient pour rien si ma vie amoureuse n'était qu'un désastre en forme de point d'interrogation. La colère gonfla comme une vague, lourde et inarrêtable, accéléra mon pouls, rougit ma peau, déchira mes pensées. Je fournissais un tel effort pour la réprimer que j'en vibrais. Je dus poser ma bière et compter mes respirations, priant pour que personne ne remarque mes mains tremblantes.
Ce ne fut évidemment pas le cas : en levant les yeux, je croisai le regard de Thomas, braqué sur moi comme un aigle sur une pauvre souris. Nous nous fixâmes quelques secondes, puis il se détourna, plongeant le nez dans son verre. Cet échange silencieux n'avait duré qu'un court instant, mais je savais que Thomas avait compris. Cet homme était bien plus perspicace qu'il ne laissait paraître. Et, étrangement, je savais aussi qu'il ne me jugeait pas. Je n'arrivais pas à mettre le doigt sur le pourquoi, mais j'en étais certain. C'était à la fois dérangeant et libérateur.
Je me rendis compte que ce bref regard avait suspendu ce tsunami de colère, et que désormais il se dégonflait comme un ballon crevé. Je clignai des yeux, désorienté, et croquai quelques chips par réflexe. Petit à petit, les conversations autour de moi firent à nouveau sens. Je tâchai d'y participer le mieux possible, non sans remarquer les quelques coups d'œil que me lançait Thomas.
Les minutes passèrent, indifférentes à mes états d'âme, et Clémentine alla chercher les pizzas que Thomas avait préparées. L'odeur de tomate, de pâte chaude et d'huile me rendit instantanément le sourire. Emmanuel fit une blague sur mes origines italiennes, ce à quoi je répondis par une parfaite imitation bien clichée d'un pizzaïolo satisfait. Toute la table éclata de rire. À peine les parts furent découpées que nous nous jetâmes dessus, couvrant le cuisinier de compliments, tous mérités. Thomas était un véritable cordon bleu ! La première pizza disparut en quelques minutes à peine, et une fois notre faim rassasiée, nous prîmes le temps de savourer la deuxième. Je voyais Emmanuel s'éteindre doucement, il prenait de moins en moins la parole et une drôle de mélancolie s'était installée dans son regard. Il fallait croire que Saska avait raison : Emmanuel avait effectivement l'alcool triste. Je m'employai à faire le pitre pour lui arracher un rire, et à l'aide des conneries de Clémentine, nous parvînmes à lui rendre sa bonne humeur.
La deuxième pizza finit par disparaître, elle aussi, et nous nous enfonçâmes chacun dans nos sièges, tapotant nos ventres tendus. J'ouvris une autre bière, accompagné de Clémentine, tandis que les trois autres se servirent du multifruits. Puis, naturellement, sans même que je comprenne comment, nous nous mîmes à parler de Léopold. À défaut de ne pas pouvoir écouter, je fis de mon mieux pour garder le silence.
— Vous avez vu cette affaire sur le petit Aaron ? demanda Clémentine en jouant avec les doigts de Thomas sans même s'en rendre compte. Le jeune ado que Léo a tatoué par-dessus ses scarifications ?
— Tu devrais plutôt nous demander s'il existe encore une plateforme sur laquelle on ne parle pas de cette affaire ! s'exclama Emmanuel. Même le JT du soir l'a évoquée.
— Ça doit faire du bien à Léo, non ? hasarda Saska. Surtout après le scandale récent...
— Celui avec Sam, tu veux dire ? clarifia Clémentine. Honnêtement, je ne sais pas. Plus ça va, et moins Léo supporte l'attention qu'on lui porte, même quand elle est positive. Le connaissant, ç'a dû le rendre perplexe, voire même l'énerver. Ça fait des années qu'on tatoue les cicatrices gratuitement, et les médias en parlent comme si c'était la première fois.
— Ouais, il était d'humeur particulièrement noire, aujourd'hui, confirma Thomas. Pas vrai, Atlantic ? Il a pourri la directrice sur place, vous auriez vu ça ! On entendait les mouches voler. C'est sûrement la première fois que cette vieille bique se faisait remettre à sa place !
— Euh... hésitai-je, complètement perdu. C'est quoi, cette histoire avec Aaron ?
— Tu n'as pas regardé ton téléphone, depuis hier ? Tout le monde ne parle que de ça.
Je secouai la tête pour signifier à Clémentine que non, je n'avais pas ouvert le moindre réseau social de la journée. Elle me fit un bref résumé des événements, et lorsqu'ils se remirent à spéculer à propos de la réaction de Léopold, je ne pus m'empêcher d'intervenir :
— En vérité, s'il était aussi énervé, aujourd'hui, c'est ma faute...
Le silence tomba. Toutes les têtes se tournèrent vers moi. Je regrettai instantanément d'avoir pris la parole.
— Je, euh... C'est un peu délicat à expliquer, mais, comment dire...
Sans un mot, Emmanuel poussa ma bière vers moi. Je vidai le fond d'une traite, respirai profondément, retins le rot qui gargouillait dans ma gorge, et me jetai à l'eau :
— Voilà, vous vous doutez que si je suis revenu, ce n'est pas pour enfiler des perles. Je crois que... Non, en fait, j'en suis sûr : j'aime encore Léo. Même après avoir passé un an à le maudire, persuadé qu'il m'avait trompé, je l'aime toujours. Et lui... Je ne sais pas ce qu'il ressent. Il est fiancé à Juste, mais chaque fois que nous sommes ensemble, il se passe quelque chose, comme si nous étions connectés. Comme si ce n'était plus que nous deux, seuls au monde. Je ne sais pas si je me fais des films, ou s'il le ressent aussi, puisqu'il refuse de m'en parler. Et hier, je... je l'ai un peu bousculé. Je lui ai demandé ce que nous étions, lui et moi, et il a répondu... (Je fus surpris d'entendre des larmes dans ma voix.) Il a répondu que nous étions amis. Ça m'a mis dans une rage folle. Mais en même temps, à quoi est-ce que je m'attendais ? Il est fiancé. Bordel, il est fiancé... Vous vous rendez compte ? À moi, il n'a jamais osé faire sa demande...
Je m'interrompis. Je pouvais lire dans leurs yeux une peine qui faisait écho à la mienne. Je m'accrochai à ma bouteille vide, comme si elle pouvait m'empêcher de sombrer dans l'océan de mon malheur.
— Depuis, il est à vif, il me reproche de le draguer, et la séance photo d'aujourd'hui n'a fait qu'ajouter de l'huile sur le feu. On s'est disputés. Plusieurs fois. Il m'a dit... des choses vraiment horribles. Mais je crois que je le lui rends bien, à ma manière. Je ne peux pas m'empêcher de lui réclamer une réponse. Parce que... Parce que si c'est non, alors pourquoi perdre mon temps à attendre quelque chose qui ne viendra pas ? Mais s'il dit oui, alors...
— Alors ça foutrait son mariage en l'air, finit Saska à ma place dans un murmure.
— C'est ça. Je m'en veux de le pousser à faire un tel choix, mais ce n'est pas comme si j'avais fait exprès... Je veux dire, si j'avais été au courant qu'il comptait passer la bague au doigt d'un autre, je n'aurais même pas pris la peine de revenir.
Je tentai de ravaler mon cœur qui s'était logé dans ma gorge, en vain. Je me tus, craignant qu'un seul autre mot le pousse à franchir mes lèvres. Était-ce possible de recracher ses propres organes ? Je me doutai que non. Mais dans le doute, je préférai garder le silence, cloué sur place par ma propre douleur.
— Tu sais... commença Saska avec une grande douceur. Il n'a jamais cessé de te chercher.
Je relevai la tête et croisai ses yeux vairons. Il brillait en eux une telle sagesse, une telle compassion, que je ne pus faire autrement que la croire.
— Les premiers mois, il était comme fou. Il ne mangeait plus pendant des jours, et après il s'empiffrait jusqu'à se rendre malade. Il passait des heures interminables sur tous les sites pornos qu'il pouvait trouver, à chercher vos visages, à craindre que son garde du corps n'ait pas respecté sa part du marché. Tous les jours, il tapait ton nom sur Internet, dans l'espoir de trouver une trace de toi, mais c'était comme si tu n'avais jamais existé. Il a payé des détectives et des génies du Net plusieurs milliers – non, plusieurs dizaines de milliers – d'euros pour ne serait-ce qu'avoir une preuve que tu étais en vie. Il... Il criait dans son sommeil. Il t'appelait. Je ne l'ai entendu faire qu'une ou deux fois, mais Clémentine, elle, était là... (La concernée serrait désormais la main de Thomas, le visage grave. C'était la première fois que je la voyais aussi sérieuse.) À un moment, on s'est même demandé s'il n'allait pas... Si... Il...
Saska posa ses index sous ses yeux pour cueillir ses larmes. Elle était devenue rouge, ce qui faisait ressortir ses taches de rousseur, comme une myriade d'étoiles sur sa peau. Emmanuel passa un bras autour de ses épaules pour la réconforter, et ce fut comme si elle se souvenait enfin qu'elle pouvait respirer.
— On s'est demandé s'il n'allait pas mettre fin à ses jours, dit-elle enfin dans un souffle, comme une épine qu'on arrache. On s'est mis à se relayer avec Clem, Clyde et Grace pour le surveiller. C'était une période vraiment sombre, et personne ne savait quoi faire pour l'aider. Léo refusait de parler à un psy, personne n'arrivait à te retrouver, tout semblait sans espoir...
— ... Et puis il a rencontré Juste, continua Clémentine, la voix dure. (Je compris à son regard qu'elle n'était pas vraiment en colère, mais que c'était sa manière à elle de ne pas craquer.) Ce fut un miracle. Léo s'est doucement remis à sourire. Il avait retrouvé un sens à sa vie. On était tellement soulagés de le voir aller mieux qu'on n'a pas osé s'immiscer dans sa vie amoureuse. On savait tous que c'était une terrible idée, de se remettre en couple aussi tôt, mais personne n'a eu la force de le lui dire. Il avait arrêté ses recherches morbides, arrêté de s'affamer, et même arrêté de crier... Personne n'a pu se résoudre à lui dire la vérité. Alors on a laissé faire, on s'est dit que c'était une sorte de relation pansement, que ça lui faisait du bien, le temps de se remettre de cette épreuve. Sauf qu'un jour, sans crier gare, il nous a appris qu'ils comptaient se marier. C'était il y a un mois, je crois ?
— À peu près, dit Emmanuel. C'était il y a trois semaines. Ça nous a tous fait un sacré choc. On pensait que c'était quelque chose d'éphémère, que Léo se servait inconsciemment de Juste pour te remplacer, et que ça ne durerait pas... On a bien essayé de lui dire que ce n'était pas raisonnable, et qu'il agissait bizarrement, mais en même temps, on avait trop peur qu'il retombe dans sa dépression, alors on n'a pas insisté. Peut-être qu'on aurait dû, je ne sais pas. C'est difficile de prévoir les réactions de Léopold.
— Si on avait su que tu reviendrais... murmura Clémentine, comme pour elle-même. Léo n'a jamais cessé de t'aimer. Mais Juste l'a sauvé comme aucun d'entre nous n'a su le faire. Le lien qui les unit est fort, et sincère, mais...
— ... Son grand amour, c'est toi, conclut Saska.
Le silence tomba comme une météorite. Je haletais, comme si je venais de courir un marathon. Je me rendis compte au bout du plusieurs secondes que je m'accrochais aux accoudoirs de ma chaise, et j'eus un mal fou à décoller mes doigts raidis. Sans un mot, Thomas se leva et disparut dans la maison. Lorsqu'il revint, c'était avec quatre verres à shot et une bouteille de vodka.
— D'où est-ce que tu sors ça ? s'exclama Clémentine en désignant l'alcool.
— Je la garde pour les urgences, expliqua-t-il simplement.
Il servit tout le monde excepté Saska, qui devait conduire. Nous ne trinquâmes même pas. Chacun but son verre cul-sec, et pour une fois, la brûlure âcre dans ma gorge me fit du bien. J'eus l'impression que mon cœur s'était rapproché de sa place d'origine. Je pris une profonde inspiration, la respiration plus aisée.
Ainsi, j'avais enfin l'histoire complète entre mes mains. Mon absence avait tué Léo à petit feu, comme la sienne m'avait torturé chaque jour depuis mon départ. Si j'avais su que la distance aurait plongé Léopold dans une telle folie furieuse, aurais-je eu la foi de l'abandonner à ses démons ? Je n'en savais rien. À l'époque, j'étais aveuglé par mon chagrin, persuadé qu'il m'avait trahi. Je n'avais même pas songé à me venger : la seule chose dont j'avais été capable, c'était de fuir. M'éloigner le plus possible de cet homme qui m'avait fait tant de mal. Protéger ce qu'il restait des miettes de mon cœur.
Si seulement je pouvais remonter le temps... Je ferais tant de choses différemment.
Mais le temps était parfaitement indifférent à mes états d'âmes. On ne pouvait reprendre ce qui avait été dit, effacer ce qui avait été fait. Il fallait vivre – ou survivre – avec les conséquences. Pas après pas. Coûte que coûte.
Je serrai les dents. Moi aussi, j'avais failli mettre fin à mes jours. Je m'étais dit qu'une existence sans amour ne valait pas la peine d'être vécue, et je savais que jamais je ne retrouverais quelqu'un qui ferait battre mon cœur comme Léopold. Saska l'avait dit : j'étais son grand amour, et il était le mien. Du genre qui n'arrive qu'une seule fois dans une vie. À quoi bon m'accrocher, si chaque jour loin de lui n'était que souffrance ? Je n'avais jamais réussi à le haïr. J'aurais dû, pourtant. Il m'avait trompé. Et Dieu que j'avais essayé. Mais je n'y arrivais pas. À chaque fois que je pensais à son visage d'une intolérable perfection, tout ce que je ressentais, c'était un amour immense, plus grand que moi, comme une montgolfière sous ma peau, comme un soleil qui rayonnait de l'intérieur. Quand je me remémorais les matins où nous nous réveillions en même temps, face à face, et que nous plongions dans le regard de l'autre avec un sourire sur les lèvres, ces moments de tendresse absolue, d'une beauté qui touchait au divin, j'étais incapable d'éprouver autre chose qu'une adoration infinie qui me faisait mal. Comment haïr un homme si beau, si touchant ? Comment en vouloir à cet adulte au cœur d'enfant ?
Je fus interrompu dans mes pensées par un sursaut de Clémentine, surprise par son téléphone qui venait de vibrer. Elle le sortit de sa poche et lut les notifications en fronçant les sourcils. Elle me jeta un regard, hésita, relut les messages, me regarda à nouveau. Je perdis patience.
— C'est Léo, c'est ça ? devinai-je. Qu'est-ce qu'il veut ?
— Savoir si tu vas bien. Je lui réponds quoi ?
Je me mordis la lèvre. Toutes sortes de réponses me vinrent : Dis lui d'aller se faire foutre, dis-lui que je l'aime à en crever, dis-lui que rien ne va jamais quand il n'est pas là. Oh, et n'oublie pas de lui dire que c'est le pire enfoiré qui n'ait jamais foulé cette Terre. Bisous, Atlantic.
— Que je vais bien, tout simplement.
— Même si ce n'est pas vrai ?
Saska écarquilla les yeux, stupéfaite par la franchise de sa meilleure amie. Je ne cillai pas.
— Oui. Même si ce n'est pas vrai.
Elle pianota sur l'écran et me fit lire son message avant de l'envoyer. Je hochai du menton, satisfait, et Clémentine rangea son téléphone sans un mot.
Personne n'osa relancer la conversation. Finalement, Thomas nous resservit un shot chacun, après quoi Clémentine lui prit la bouteille des mains et partit la ranger dans la maison. L'alcool commençait à faire bourdonner mes pensées, comme si j'avais un essaim d'abeilles dans la tête. Je me laissai aller contre le dossier de ma chaise et écoutai les bruits de la ville qui me paraissaient lointains, alors même que nous étions en son cœur. L'odeur de pizzas et de barbecue résidait dans l'air, lourde et grasse, délicieuse en cette soirée de fin d'été. Du coin de l'œil, je vis Saska débarrasser la table, tandis qu'Emmanuel faisait glisser son doigt sur le rebord de son verre, songeur. Je n'eus pas la force de lui demander à quoi il pensait. Je fermai les yeux et profitai de la douce quiétude que m'offrait l'alcool.
Je les rouvris lorsque j'entendis frapper à la porte d'entrée. J'étais bien incapable de dire combien de minutes avaient passé : cinq, quinze, trente ? M'étais-je assoupi ? Le sol tournait. Je me redressai, marmonnant que j'allais ouvrir, refusant la proposition d'Emmanuel de s'y rendre à ma place. Je me levai non sans difficulté, m'accrochant à ma chaise en priant pour qu'elle tienne bon, et fis le trajet jusqu'à la porte en ayant l'impression de flotter au-dessus du sol, comme un fantôme.
J'eus du mal à appuyer sur la poignée flambant neuve. Lorsqu'enfin je parvins à ouvrir, je me figeai sur le seuil.
Bien évidemment...
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