14. Une tendre haine (1)

 Atlantic

Dire que je m'étais levé du pied gauche serait l'euphémisme du siècle : depuis la seconde même où j'avais ouvert les yeux, j'étais fou de rage.

L'esprit tourbillonnant sous les effets de l'alcool et de la drogue mélangés, j'avais passé la nuit entière à rêver de Léo, de son odeur, de son visage, de son corps, sa peau, sa voix – il m'avait hanté des heures durant, à la fois trop réel et pas assez. Il n'avait cessé de m'apparaître, indécemment beau, un sourire arrogant sur les lèvres, mains tendues vers moi comme pour m'accueillir dans son étreinte. Et à chaque fois, je courais vers lui, avide de son contact, et à l'instant où je le touchais, il disparaissait, comme un mirage... Autour de lui ne cessait de flotter le mot « amis ». Nous étions amis. Pourquoi est-ce que ça me mettait dans une telle colère ? J'avais bien conscience que c'était le mieux que je pouvais espérer, étant donné la situation. Beaucoup à sa place m'auraient déjà foutu à la porte – notamment Clémentine, de ce que j'avais compris. Mais Léopold, il me laissait dormir sous son toit et manger à sa table, en présence de son futur mari, et avait même la force de me considérer comme un ami plutôt qu'un parasite. Et pourtant, ce n'était pas assez.

Putain, je ne voulais pas être son ami, je voulais être son tout, son amant, son âme-sœur, son oxygène, comme nous l'étions autrefois ! Je voulais retrouver ce que nous avions perdu par ma faute. C'était pour cette raison que j'avais tout plaqué et que j'étais revenu. À quoi bon, si c'était pour rester amis ? Étions-nous condamnés à ignorer la tension palpable qui vibrait entre nous, dans l'espoir que le temps la dissolve ? Étais-je condamné à le regarder aimer un autre pour le restant de mes jours ? Mais merde, combien de temps un cœur pouvait tenir sans l'amour dont il avait besoin pour battre avant de lâcher ?

Combien de temps, moi, allais-je tenir avant de céder à la folie ?

Il n'y avait rien de pire que d'aimer un homme qui faisait le choix d'ignorer ses propres sentiments. J'avais envie de prendre Léopold par les épaules et de le secouer comme un prunier, ou... de l'attirer contre moi et de l'embrasser à en perdre haleine, ou encore... de lui éclater le crâne contre le mur. J'en savais rien ! Mais j'étais d'une humeur de chien. Et je rejetais entièrement la faute sur Léopold, sans me soucier si c'était véritablement le cas ou non.

Peu après mon réveil, alors que je sirotais péniblement mon café tant j'avais les mâchoires serrées, la raison de tous mes tourments s'était pointée, l'air de rien, parfaitement remise de la veille, et m'avait annoncé le plus tranquillement du monde que j'avais été retenu pour le shooting d'aujourd'hui, celui auquel Bernard voulait me faire participer, et que j'avais vingt minutes pour être prêt à partir. Putain d'enfoiré ! J'étais entré dans une colère noire, lui reprochant de me prévenir à la dernière minute, que si j'avais su, je me serais lavé les cheveux, ou une connerie du genre, enfin bref, que ça me saoulait de l'apprendre au dernier moment. Et, évidemment, ma fureur avait rugi dans tout l'appartement, et Juste, qui venait d'apparaître dans la cuisine, s'était recroquevillé sur lui-même comme s'il cherchait à disparaître, levant des yeux affolés vers moi. Je lui avais fait peur. Vraiment peur. Il s'était mis à trembler de partout, son corps, ses lèvres, ses mâchoires, si fort que ses dents avaient claqué, et Léo l'avait immédiatement lové entre ses bras, à l'abri contre sa chaleur. L'effroi brut de Juste avait coupé net ma colère, la remplaçant par un vague sentiment de culpabilité mêlé à une frustration sourde. Je m'étais excusé, mais je n'étais même pas sûr que Juste m'ait entendu, aveuglé par des souvenirs que je ne voyais pas et qui le clouaient sur place. J'avais fini par m'éclipser pour me préparer, et laisser Léo rassurer Juste, ce qui avait pris du temps. Résultat, les vingt minutes étaient devenues trente, et désormais nous étions tous les deux dans la voiture, Léo et moi, chacun tournant le dos à l'autre. Je sentais le regard de Roger s'attarder sur nous, de temps en temps, à travers le rétroviseur, mais je fis comme si de rien n'était. Finalement, au bout de longues minutes d'un silence insupportable, ce fut Léo qui s'excusa le premier :

— Je suis désolé de t'avoir prévenu à la dernière minute. J'ai appris que tu avais été retenu hier soir, et j'ai complètement oublié de t'en parler.

— Et moi, je suis désolé de m'être emporté et d'avoir crié, dis-je, dents serrées, comme si ces mots pouvaient m'arracher la langue. Je ne pensais pas que Juste... Enfin, je veux dire... Si j'avais su, je n'aurais pas haussé le ton.

— C'est ma faute, peut-être que j'aurais dû te prévenir, se reprocha Léo avec peine. (Je tournai la tête vers lui, étonné de la tristesse dans sa voix.) Juste est... extrêmement sensible à la violence.

— Que lui est-il arrivé ?

Je n'avais pas à poser cette question. La vie privée et les traumatismes de Juste ne me regardaient pas. Pour être honnête, ils ne m'intéressaient même pas. Mais je ressentais la douleur de Léo comme si c'était la mienne, et il avait mal, si mal... Il souffrait pour son homme. Il souffrait de savoir ce qui lui était arrivé. Et un tel chagrin, c'était trop dur à porter seul. Je ne cherchais pas à connaître les secrets de Juste : je cherchais à délester Léopold de ce poids énorme sur ces épaules, même si ce n'était qu'un tout petit peu.

Il resta silencieux un long moment, si bien que je crus qu'il n'allait pas me répondre. Je poussai un soupir que je ne parvins pas à rendre discret et reportai mon attention sur le paysage qui défilait, quand la voix de Léopold s'éleva, à peine plus qu'un murmure :

— Il a été battu toute sa vie. D'abord ses parents, ses oncles, ses frères, sa famille, une violence sans fin, une haine sans limite, tout ça parce qu'il est gay. Il est né dans la campagne, le genre vraiment rustique, alors tu l'imagines, lui qui est si chétif, si sensible, il ne représentait rien pour eux... Rien qu'un poids, un parasite, une bouche à nourrir. Il ne leur était d'aucune utilité, et ne leur apportait que de la honte. Et en plus de ça, c'était une tarlouze ! (Il grimaça à ses propres mots.) Quand enfin il a pu s'échapper de cet enfer, il est parti en ville, et il a rencontré un homme plus âgé, qui lui a promis monts et merveilles. À l'époque, il n'avait encore que seize ans. Au début, tout se passait bien, son amant l'entretenait, il lui a appris la culture, la mode, les manières, il l'emmenait en voyage, le traînait dans des musées... Et puis il s'est lassé de lui, et les coups ont recommencé. D'abord, c'était seulement au lit, pour « pimenter » leurs ébats... Puis c'était des claques, dans la journée, qui se sont transformées en coups, de poing, de pied, de batte. Il a... Il a tellement souffert, Tic, je...

Il s'interrompit pour ne pas pleurer. J'avais les larmes aux yeux, moi aussi, submergé par la peine de Léo, bouleversé par l'histoire de Juste. Roger eut la délicatesse d'allumer la radio, pour nous donner un semblant d'intimité, comme s'il ne pouvait pas entendre tout ce que nous nous disions. Mais je savais quelle confiance Léo lui accordait : s'il se permettait d'en parler devant lui, en sachant pertinemment qu'il ne pouvait pas faire autrement qu'écouter, c'était soit parce qu'il était déjà au courant de tout ça, soit parce que Léo comptait sur lui pour que notre échange reste secret.

— Il a été recueilli par une association qui vient en aide aux personnes maltraitées et y est resté deux ans, le temps de se reconstruire et de reprendre sa vie à zéro. Il s'est lancé dans des études pour devenir styliste, et a décroché son diplôme l'année dernière. Je l'ai rencontré sur son lieu de travail, quand je travaillais pour la création de mon parfum, et... j'ai tout de suite senti qu'il avait besoin d'être protégé. Et moi, j'avais besoin de donner un sens à ma vie. On bossait ensemble, j'ai appris à le connaître, il a appris à me faire confiance, et de fil en aiguille, nous sommes sortis ensemble. La suite, je n'ai pas vraiment besoin de te la raconter...

Non, en effet, puisque j'étais là pour la vivre avec eux. Si j'avais décelé une certaine fragilité en Juste, une sorte de brèche recousue à la va-vite, une plaie à vif, jamais je ne me serais douté que la blessure était aussi profonde. Je ressentis un brusque élan de compassion pour cet homme que j'étais censé haïr. Pour la première fois, je ne le vis pas comme celui qui avait volé un amour qui m'était destiné, mais comme un être humain, qui avait souffert plus que de raison, et qui cherchait seulement à trouver sa place dans un monde impitoyable.

— Je... tu... reprit Léo, paupières closes. Tu ne le répètes à personne, d'accord ? Juste me tuerait s'il apprenait que je t'ai raconté tout ça.

— Bien sûr, lui assurai-je, sincère. Je comprends mieux sa réaction de ce matin. Je tâcherai de me contrôler, à l'avenir.

Je me retins in extremis d'ajouter : mais tu ne rends vraiment pas les choses faciles, connard !

Le reste du trajet se fit en silence. Nous arrivâmes bien évidemment en retard sur les lieux, ce que la directrice, qui nous accueillit dans un superbe tailleur blanc et les cheveux relevés en un chignon banane, ne manqua pas de nous faire remarquer. Léopold lui rétorqua que ce n'était pas quinze minutes qui allaient changer la face du monde, avant de disparaître dans les loges, apparemment familier des lieux. J'étais tellement choqué de sa franchise que je restai planté quelques secondes devant la porte, avant de me rendre compte que la directrice me fusillait du regard. Je m'empressai de m'éclipser à mon tour, avec la désagréable impression de m'être fait gronder comme un enfant.

Je tombai nez à nez avec Thomas, et je ne sais pas lequel de nous deux fut le plus surpris de croiser l'autre. Face à ses yeux ronds, je lui expliquai que j'étais le remplaçant du mannequin manquant, et ce fut Léo qui me raconta en quelques mots comment Thomas était devenu son maquilleur attitré. Ce dernier me demanda de m'asseoir devant l'immense miroir bordé de lumières aveuglantes, et tandis qu'il commençait à s'occuper de Léopold avec des gestes méthodiques, une fille entra dans la pièce et se présenta à moi. Angélique, une jeune femme très grande à la peau très noire, qui visiblement adorait le fard à paupières pailleté et les bijoux, tant elle en était parée. À chacun de ses gestes, ses dizaines de bracelets tintaient le long de ses avant-bras, et ses créoles rebondissaient sur ses joues comme deux oiseaux surexcités. Quand elle s'appliqua à me maquiller les yeux, ce que je trouvai fortement désagréable, j'eus peur qu'elle me pare du même bleu électrique que celui qu'elle portait, mais non : elle s'était contentée de rehausser mes traits pour me donner l'air un peu plus vivant. Je ne pouvais pas m'empêcher de jeter des coups d'œil à Léopold dans le reflet du miroir, qui regardait droit devant lui, l'air concentré. Je me demandai si ça faisait partie de son rituel lors d'un shooting, ou s'il était encore énervé de la remarque de la directrice. Dans tous les cas, même les blagues les plus osées de Thomas ne parvinrent pas à le dérider.

Une fois maquillés, ce fut le tour des tenues : avant même que j'aie le temps d'en être choqué, je me retrouvai nu devant cinq couturières, qui me rhabillèrent à la vitesse du son. Elles reprisèrent certains vêtements, cachant habilement les plis, mais fort heureusement, la plupart des pièces étaient pile à ma taille. Sans trop comprendre ce qui m'arrivait, je fus dirigé dans une grande pièce où se trouvait un immense drap blanc, devant lequel trônait l'appareil photo. Le photographe était un peu plus loin, en train de discuter avec un membre du staff, gobant les petits fours à disposition comme s'il n'avait pas mangé de huit jours. Léo ne disait toujours rien, il ne me regardait même pas, et je me sentis tout à coup vulnérable, habillé de trois fois rien et gêné par mes cils enduits de mascara. Je n'avais jamais fait de mannequinat, je ne savais pas poser, et je n'avais aucune foutue idée de ce qu'on allait me demander de faire. Et ce n'était pas comme si Léo avait pris la peine de me l'expliquer ! Dieu que je pouvais détester cet homme, parfois... Presque autant que je l'aimais. Merde, ce n'était pas le moment !

On nous demanda de nous mettre au centre du drap, debout, et je fus aveuglé par les nombreux projecteurs braqués sur nous. Le brouhaha dans la pièce s'évanouit lorsque nous prîmes place, et tous les regards se braquèrent sur nous. Je déglutis difficilement.

Le photographe et la directrice s'approchèrent pour nous expliquer l'idée. Nous posions pour une marque de luxe, qui lançait une gamme spéciale LGBT+ composée de vêtements mixtes, il fallait donc que nous ayons l'air sérieux et... gays. Ce n'étaient pas mes mots, mais ceux de la directrice, et dans sa bouche, je ne parvenais pas à savoir si c'était une insulte ou un fantasme tordu qu'elle entretenait. J'eus un mal fou à ravaler les nombreuses blagues inappropriées qui me vinrent à l'esprit – du type « ça ne risque pas d'être difficile de jouer la pédale », ou « c'est marrant, deux homos qui doivent faire semblant d'être homos » –, et si l'ironie de la situation me faisait rire, ce n'était absolument pas le cas de Léo, qui avait le visage aussi fermé que celui d'une statue. Il écoutait la directrice avec un air grave, hochant la tête, son beau visage caché sous ce qui me semblait être plusieurs centimètres de fond de teint. Je savais que c'était pour la caméra mais, en vrai, et de près, c'était vraiment moche. De toute façon, nous allions très certainement être photoshoppés jusqu'à exterminer le moindre défaut, alors à quoi bon nous enduire d'artifices ? Je n'eus pas le temps de m'attarder sur ces questions, déjà le photographe prenait place et nous demandait de nous tenir à distance de l'appareil, pour faire ses réglages. Il faisait froid dans la pièce, et Léopold comme moi ne portions que des habits légers. Je le sentis frissonner près de moi et ne pus m'empêcher de tourner la tête vers lui. Il m'ignora royalement.

Puis il fallut poser. Heureusement pour moi, le photographe donnait des instructions très précises, et Léo était un bon exemple de la marche à suivre. Au début, nous devions rester à distance de l'autre, mais plus le temps avançait, et plus le type nous demandait de nous coller. Lorsque la peau de Léopold entra en contact avec la mienne, une sorte de courant électrique me traversa, du coccyx jusqu'au cerveau, embrasant ma moelle épinière. Tous mes poils se redressèrent, douloureux contre mes vêtements amples, et je retins ma respiration, terrassé par ce feu qu'il provoquait en moi. Je voulus accrocher son regard, mais il gardait la tête obstinément tournée vers l'objectif, impassible. Je remarquai quand même la chair de poule sur ses bras. Lui aussi, il avait ressenti cette décharge.

— Maintenant, Léo, tu passes ton bras dans son dos, et tu poses ton menton sur son épaule. Toi, Atlantic, tu penches la tête vers lui. Un peu moins. Voilà, comme ça. Baisse un peu les yeux, regarde l'objectif de dessous tes cils. C'est très bien. Léo, ouvre un peu la bouche, comme si tu haletais. Là. Voilà. C'est parfait.

Clic, clic, clic, clic, clic... Ça n'en finissait jamais. J'avais mal à la mâchoire, à force de la contracter, et l'odeur de Léo flottait partout autour de moi, enivrante, saturant mes sens. Puis il fallut se changer. Cette fois-ci, le photographe nous demanda de rester face à face, les yeux dans les yeux, si proches que nos respirations se mêlaient.

Il y avait du feu dans son regard, mélange de colère et de passion, comme s'il rêvait de m'étrangler, là, tout de suite. Je fus tellement déstabilisé par ce brasier en lui que je me figeai, bouche bée, comme un animal pris dans les phares d'un camion. J'étais persuadé qu'un seul mouvement de ma part allait faire péter la digue, et je ne savais pas si son premier réflexe allait être de m'embrasser ou de me tuer. Ou les deux à la fois.

Je savais qu'il en mourait d'envie. Moi aussi.

— Atlantic, referme la bouche, dit le photographe, mais je ne l'entendais même pas, seul Léo existait à cet instant. Atlantic ? Eh, oh, Atlantic, réveille-toi !

Quelque chose me pinça le bras, fort. C'était Léopold. Je sursautai, poussant un petit cri pathétique, avant de reprendre mes esprits. Je bredouillai une excuse maladroite à la cantonade et recouvrai mon sérieux.

Désormais, il n'y avait plus de passion dans les yeux de Léo. Seulement de la colère.

— Reste concentré, veux-tu ? siffla-t-il entre ses dents.

— C'est la première fois que je fais ça, je te rappelle. J'ai pas l'habitude de poser.

— Je te parle pas de ça. Arrête de me regarder avec ce... ces... ce truc, là.

— Quoi ? Quel truc ?

— Les gars, concentrez-vous, s'il vous plaît, brailla le photographe, mais nous ne lui prêtâmes aucune attention.

— Ce truc, dans tes yeux, comme si j'étais le putain de centre du monde ! Ça me déconcentre.

— Je fais pas exprès, OK ? Et toi, arrête de me regarder comme si t'allais me sauter dessus.

— Dans tes rêves !

— Ouais, ben c'est bien ça, le problème !

— SILENCE ! hurla la directrice, coupant court à notre dispute.

Je tournai la tête vers son visage devenu rouge, mais Léo ne bougea pas, les yeux rivés sur moi, comme s'il pouvait me réduire en miettes à la seule force de sa volonté. C'était la cas, d'une certaine manière. Un seul mot de sa part, et je me brisais en mille morceaux, comme un vase de porcelaine fracassé, éparpillant des morceaux de mon cœur sur le carrelage froid à ses pieds...

— Sortez, tous les deux, ordonna la directrice, tellement furieuse que je pouvais presque voir de la fumée sortir de ses oreilles. Allez prendre l'air, et ne revenez que quand vous serez calmés. Et interdiction de se battre, je ne veux pas voir de coquard !

Léopold ne lui accorda pas la moindre attention. Il me dévisagea encore quelques secondes avant de faire volte-face, réclamant ses clopes et un briquet, qu'on lui apporta immédiatement. Il avait à peine franchi le seuil de la sortie de secours qu'il était déjà en train d'allumer sa cigarette, fulminant contre le briquet défectueux.

Je mis un peu plus de temps à réagir, sonné par toutes ces émotions. Je le suivis d'un pas lourd, comme un condamné à mort, traînant ma carcasse misérable sous les yeux de l'entièreté du staff. Putain, pour une première impression, en tant que nouveau mannequin, c'était raté !

Je poussai la porte et fus écrasé par la chaleur polluée de Paris. Il était midi passée, et même si ce début septembre était plus froid que les autres années, le soleil faisait quand même onduler le goudron au loin et m'asphyxiait de son air trop dense. J'eus l'impression que des milliers d'aiguilles s'enfonçaient dans mon corps, partout où mes vêtements touchaient ma peau.

Nous étions dans une rue déserte qui puait les poubelles humides. Un nombre impressionnant de mégots jonchait le sol tout autour de la porte. Léo n'était qu'à quelques pas, tirant rageusement sur sa cigarette, et je fus brièvement distrait par sa beauté. La colère lui conférait une sorte de grâce, comme une tornade qui détruirait tout sur son passage, mortellement sublime, un souffle dévastateur que seuls les dieux pouvaient engendrer. Il soufflait sa fumée par le nez, dragon de feu et de cendres, et finit à peine sa cigarette qu'il en allumait déjà une autre, tournant en rond comme un lion en cage.

Je ne savais pas quoi dire, alors je restai silencieux, captivé par ce spectacle.

Léo explosa sans crier gare.

— Mais putain, Tic, arrête de me regarder avec des yeux de merlan frit !

— Que veux-tu que je fasse ? Te dire que je suis désolé ? Eh ben je suis désolé, Léo. Voilà.

— Je m'en fous, de tes excuses à la con, je veux que t'arrête ça !

— Ça quoi ?

— Ça, ce que tu fais, de me draguer alors que je suis fiancé, me faire les yeux doux en permanence, me caresser, me toucher devant tout le monde ! On est sur un shooting, merde, c'est pas parce que cette greluche de dirlo a dit qu'on devait avoir l'air gay que tu dois me séduire ouvertement !

— Te séd... ? Tu te fous de ma gueule ? Je fais ce que le photographe me demande, c'est tout, y'a aucune intention derrière, arrête ton délire ! C'est hyper stressant pour moi, tout ça, j'ai autre chose à foutre que te draguer en douce. Et puis, c'est vachement gonflé, venant de ta part. Qui est-ce qui me touchait les cheveux dans le dos de son fiancé, hier soir ?

— Je...

Il s'interrompit, paupières closes, comme pour se retenir de me mettre une beigne. C'était probablement le cas. L'hôpital qui se fout de la charité ! Je disais vrai, je n'avais aucune intention de charmer Léo, et encore moins devant une trentaine de personnes qui nous dévisageaient en train de nous tortiller pour la caméra. Si je le touchais, c'était parce que le photographe l'exigeait. En revanche, personne ne lui avait ordonné de me caresser la nuque, hier ! Faisait-il exprès d'être aussi malhonnête ? Ou ne se rendait-il même plus compte de sa mauvaise foi ?

— Tu quoi, Léo ? insistai-je. Tu es désolé ? Tu admets que tu n'aurais pas dû ? Que tu as tort ? Tu quoi ?

— Je t'emmerde ! cracha-t-il, son regard comme des balles, ses mots comme du venin. Va te faire foutre, Atlantic. Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ?

La douleur éclata dans ma poitrine comme une étoile qui meurt : j'eus l'impression de m'effondrer sur ma propre masse, de devenir un noyau silencieux et indestructible, avant que l'onde de choc ne pulvérise chaque atome de mon corps dans un fracas assourdissant. Ma respiration se bloqua dans ma gorge, et je tombai à genoux, terrassé par la violence de sa haine – de son amour, en vérité, qu'il ne voulait pas ressentir, mais ils étaient parfois si dur à dissocier, comme deux facettes d'une même pièce. La rancœur qu'il ressentait pour moi n'était que de la tendresse qui avait fané, une passion qui avait pourri au fond d'un placard. Mais même en sachant tout cela, j'eus mal, tellement mal, que je n'avais qu'une envie, c'était de lui arracher sa gorge, son cœur et ses entrailles, de le détruire comme il venait de me détruire, de lui rendre chaque once de douleur qu'il venait de m'infliger. J'avais la tête qui tournait, et il me fallut du temps pour me rendre compte que je ne voyais plus rien, et que je n'étais pas à genoux, comme je le croyais, mais toujours sur mes deux jambes, si fragile qu'un coup de vent suffirait à me disperser, comme les aigrettes d'un pissenlit. Il me fallut plus de temps encore pour réaliser que Léo s'était rapproché de moi, le regard plein de regrets, et qu'il me parlait, mais je n'entendais rien à part l'écho de ses mots. Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ? Comme des coups de couteau dans mon abdomen. À chaque syllabe. Tchac, tchac, tchac. Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ? Si j'étais revenu à autre moment, n'importe lequel, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Si j'étais revenu plus tôt, rien qu'un seul petit mois plus tôt, est-ce qu'il aurait pris la peine de souffler sur les braises éteintes de notre amour pour le réanimer ? Dis-moi, Léopold ; si je n'avais pas attendu un an avant de craquer, est-ce tu m'aurais donné une deuxième chance ?

Ma respiration faisait un drôle de bruit. Je me rendis compte qu'elle était forte. Et rapide. Léo tenait mon visage en coupe, l'inquiétude déformant ses beaux traits. Ses lèvres bougeaient, mais impossible de comprendre quoi que ce soit. Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ? M'aimait-il vraiment, si ma présence était une tragédie au lieu d'être un soulagement ? Avais-je vraiment ma place dans sa vie, si je le rendais misérable ? Oh mon Dieu, est-ce que je ne venais pas de faire la plus grosse erreur de toute mon existence ?

— Désolé, je suis désolé, balbutiai-je, horrifié. Je suis tellement désolé, je pensais pouvoir arranger les choses, je pensais que c'était l'unique solution...

— Tic, je t'en supplie, regarde-moi. Reviens parmi nous. Arrête de t'excuser, espèce de crétin, tu n'as rien fait de mal, c'est moi qui suis le pire des enculés. Tic, je te demande pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire.

Mais c'est ce que tu penses.

— Atlantic, tu me fais peur. S'il te plaît, pardonne-moi, jamais je n'aurais dû dire ça. Pardon, Atlantic. Pardon de ne pas être à la hauteur.

Il me serrait la tête si fort que je me demandai si c'était moi qu'il tenait, ou si c'était lui qui s'accrochait à moi. Je regardai ses bras couverts de tatouages, tendus vers moi, ses grands yeux noirs, plongés dans les miens, dans lesquels brillaient des galaxies de tristesse. Mon beau Léo, mon si triste Léo, qui me faisait si mal, mais que j'aimais à en crever. C'était probablement ce qui allait m'arriver, si je continuais comme ça. J'étais malade d'amour.

Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ?

Et mon remède était aussi mon poison.

— Pardonne-moi de toujours faire les mauvais choix, chuchota-t-il.

Il était si proche de moi qu'à tout moment, il pouvait m'embrasser. Ou me tuer.

Laquelle de ces passions était la plus forte chez Léo ?

— Atlantic...

Ce fut le désespoir infini dans sa voix qui me ramena sur Terre. Bam, d'un coup, je fus propulsé sur le béton dur de Paris, dans cette ruelle malodorante où régnait une chaleur insupportable. Mon corps et mon esprit ne firent de nouveau qu'un, comme si quelqu'un venait enfin de rebrancher les câbles. Je posai mes mains sur les avant-bras de Léo, lui rendant son regard, reprenant le contrôle de ma respiration.

— Léo.

— Atlantic, je suis tellement désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris. Tu me pardonnes ? Je t'en supplie, s'il te plaît, je regrette tellement...

— Léo, répétai-je, à peine un souffle. Sois sincère. Est-ce que tu veux vraiment de moi dans ta vie ?

— Oui ! Évidemment. Tic, je suis désolé, ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Mais tu le penses, dis-je en écho à mes pensées. C'est ce que tu penses. Que je suis revenu au mauvais moment.

Il ne sut quoi répondre. Quelque chose dans son regard se ternit. Quelques étoiles s'éteignirent.

— Je me marie dans quatre jours. Quel homme peut prendre une telle décision en si peu de temps ?

— Et si j'étais revenu plus tôt, m'aurais-tu choisi ?

Silence. Je sentais son haleine de cendre froide et l'odeur fruitée de son shampooing. Ses mains étaient brûlantes contre mon visage, ses ongles s'enfonçaient dans mon crâne, mais je me souciais à peine de la douleur. Le trou béant dans ma poitrine occultait toute autre sensation.

Pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes maintenant ?

Ou plutôt : Pourquoi diable n'es-tu pas revenu avant qu'il ne soit trop tard ?

Puis soudain, la porte s'ouvrit à côté de nous, nous faisant sursauter, et la bulle éclata. Machinalement, Léo et moi nous repoussâmes, et l'air me parut froid sans sa chaleur. L'un des membres du staff sortit timidement sa tête, nous informant que la directrice s'impatientait. Léo l'envoya bouler. Les oreilles rouges, l'intrus repartit, et le bruit métallique de la serrure cognant contre la gâche résonna longtemps dans cette ruelle silencieuse.

Aucun de nous n'osa se tourner vers l'autre. Ma question était restée en suspens, mais je doutais que Léo y réponde. C'était un lâche. Dès qu'il voyait une occasion de s'enfuir, il le faisait. Et ça ne rata pas : après avoir marmonné que nous devrions y retourner, il franchit à son tour la porte, me laissant seul et pantois, comme un chiot abandonné.

Je refoulai les larmes qui me piquèrent les yeux, frappant mon torse du poing pour me redonner contenance, et suivis Léo, priant pour que personne ne remarque mes pupilles anormalement brillantes.

La directrice était lancée dans une discussion animée avec le photographe, et s'arrêta net en nous voyant revenir. Si je m'excusai piteusement, honteux de mon comportement, Léo ne prit pas cette peine. Je savais qu'il avait du mal avec les figures d'autorité, mais je ne me souvenais pas l'avoir connu aussi insolent. Il faisait son travail de mannequin, et il le faisait bien, mais niveau respect, il était aux abonnés absents. Cela ne semblait choquer personne, et je ne pus m'empêcher de me demander : était-ce un comportement fréquent dans ce milieu, ou s'étaient-ils habitués à l'impertinence de Léo ?

Nous reprîmes place derrière la caméra, et malgré cet entracte impromptu, la tension était toujours présente. Cette fois, en plus de la colère et de l'alchimie troublante entre nos corps, il y avait de la peine, des regrets et une sorte de besoin que je n'arrivais pas à définir. Quelque chose en moi me hurlait d'assouvir cette envie sans visage, mais comment ? Je ne savais même pas ce que c'était. Je ne savais pas ce que je voulais. Léo non plus. Bordel, peut-être aurions-nous mieux fait de nous cogner ! Au moins, la pression serait redescendue d'un cran. Je me sentais étriqué dans mon propre corps, prisonnier de ma peau, et je rêvais de déchiqueter cette chair tendre, de m'extraire de moi-même, d'être libre de toute cette souffrance et cette passion.

Le photographe s'installa derrière son appareil, incertain, et nous donna les instructions, que nous suivîmes à la lettre. À chaque fois que ma peau touchait celle de Léopold, quelque chose en moi disjonctait. Ça faisait mal, et en même temps, ça faisait du bien. C'était ce que je voulais, ce que mon corps me réclamait avec tant d'ardeur, mais... je n'y avais pas droit. L'amour de Léopold ne m'appartenait pas. Je profitais de chaque contact comme un camé de sa dernière dose, sachant pertinemment qu'après le shooting, tout ça serait fini, il n'y aurait plus ses mains sur moi, sa joue contre la mienne, ses yeux de lave en fusion ancrés dans les miens, comme s'il cherchait à voir les recoins les plus enfouis de mon âme.

Je détestais adorer cette proximité. Je détestais avoir besoin de Léopold pour me sentir en vie. Je détestais l'aimer d'une telle force. Et si j'avais pu, que Dieu m'en soit témoin, je l'aurais détesté, lui aussi...

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