13. Amis ?
Léopold
Atlantic était étendu sur son lit, un bras musclé en travers de son visage, beau à couper le souffle. Je profitai de la vue quelques secondes avant de toquer. Il ne sursauta pas, se contenta de faire glisser son bras par-dessus sa tête et de tourner le regard vers moi. Dieu, ses yeux ! D'un bleu maya, tellement particulier, comme je n'en avais jamais vu avant de le rencontrer. Leur couleur claire était troublante, presque dérangeante, et lors des beaux jours, presque si elle devenait translucide. Au début, son regard me rendait toute chose – non, en fait, c'était toujours le cas. Mais ce n'était plus à cause de sa couleur singulière, mais plutôt du désir interdit et de l'espoir teinté d'amertume que j'y lisais...
Je repris contenance en me souvenant de la raison de ma venue. Je ravalai ma salive et croisai les bras sur ma poitrine, avant de m'appuyer sur le chambranle, feignant une nonchalance que j'étais loin de ressentir. J'allai même jusqu'à esquisser un demi-sourire arrogant.
— Salut, Tic, dis-je, fier de constater que ma voix ne tremblait pas.
— Salut.
— Ça te dirait de, hum... (Je jetai un regard par-dessus mon épaule pour m'assurer que Juste avait bien fermé la porte de notre chambre, puis je baissai le ton.) De venir fumer un joint avec moi ?
— Hein ? dit-il, hébété, avant que les mots ne fassent sens dans son esprit. Oh, euh... Je ne sais pas, je...
Il réfléchit, passant une des ses grandes mains dans ses cheveux, et bordel, ce qu'il était beau ! Là, étendu sur ces draps, cette masse de muscle et de chair tendre, ses cuisses puissantes qui pendaient du lit, les courbes généreuses de son épaule, le tracé captivant de sa taille...
Je me forçai à penser à Juste pour chasser toutes les images obscènes qui me venaient. J'étais fiancé, nom de Dieu ! Je ne pouvais pas me permettre de reluquer mon ex comme un célibataire en manque !
— D'accord, finit-il par souffler en se redressant. Mais je ne te promets pas d'être de bonne compagnie. J'ai tendance à m'éteindre quand je suis défoncé. Surtout après toutes ces bières...
— Espèce de chochotte, le taquinai-je avec un sourire goguenard. À quoi te servent tous ces muscles si tu ne tiens pas l'alcool ?
— À te casser la gueule, enfoiré ! (J'étouffai mon rire tandis qu'il se redressait.) On va où, petit délinquant ?
— Dans la salle de bains. La fenêtre est grande, et la buée de l'eau chaude va emporter les odeurs.
— Mais, euh... Tu comptes te doucher ?
Je m'arrêtai pour le regarder, réprimant un fou rire.
— Oui, mais après. C'était surtout une excuse.
Ses pommettes virèrent au rose, et jamais je n'aurais cru que la gêne pouvait être aussi... adorable. Sa jolie peau mouchetée de taches de rousseur prenait une teinte presque orangée, faisant ressortir ses iris bleus comme l'eau des îles exotiques. D'un mouvement du menton, je lui fis signe de me suivre, et ouvris la porte de la salle de bains en surveillant celle de ma chambre, comme un putain de cambrioleur. C'était ridicule : mes mensonges me poussaient à me cacher dans ma propre baraque... Je ne m'attardai pas sur ses pensées et entrai à la suite d'Atlantic en fermant la porte à clé.
Je me tournai vers lui, et nos regards s'accrochèrent, suspendant momentanément la course du temps. J'eus le souvenir furtif de toutes ces fois où nous nous étions enfermés dans des toilettes ou cabines étroites pour... eh bien... remédier à certains problèmes. Il dut penser exactement à la même chose, car ses yeux s'assombrirent, comme un étang trouble, et il me fallut user de toute ma volonté pour m'arracher à cette vision enivrante. Je me dépêchai de sortir la boîte à bijoux dissimulée sous l'évier, d'en retirer le fond et de récupérer le dernier joint pré-roulé qui s'y trouvait. Je me notai mentalement d'en refaire un stock dès que possible, et fouillai dans les poches de mon jean à la recherche de mon briquet – ces sales bestioles avaient la fâcheuse tendance à disparaître, tout comme les chaussettes dans le lave-linge ou les clés de voiture dans le fond de mon sac... Enfin, je mis la main dessus, et ce fut avec un sourire victorieux que j'actionnai la douche en mettant la température au maximum et que j'ouvris en grand la fenêtre qui dominait tout Paris.
Atlantic lâcha un sifflement admiratif face à cette vue, et vint s'accouder à ma droite, bouche ouverte. C'était le même paysage que celui que l'on voyait depuis la baie vitrée, mais de nuit, je devais avouer que c'était impressionnant. Cette si grande ville qui ne semblait jamais dormir, ses milliers de lumières qui cachaient les étoiles, et la Tour Eiffel qui dominait silencieusement les toits gris... Même pour moi, qui y étais habitué, ça me faisait toujours un petit quelque chose. Mon kiff, c'était de fumer ici, à cette fenêtre, en écoutant After Hours de The Weeknd à fond dans mes écouteurs, le regard perdu à l'horizon. Et je songeais. Je songeais à ma vie, je l'étudiais sous toutes les coutures, je ressassais tous mes souvenirs dans l'espoir d'enfin réaliser qu'ils m'appartenaient. Parfois, je me sentais totalement détaché de mon quotidien absurde, comme si mon corps n'était qu'une coquille vide et que je me voyais à la troisième personne. Et je me disais, mais qu'il est con, ce type ! Il ne prend que les mauvaises décisions. Sauf que c'était moi, ce type. Et il semblait que j'étais incapable d'apprendre de mes erreurs. Un certain adage disait que la vie nous renvoyait continuellement les mêmes épreuves, jusqu'à ce que nous retenions la leçon ; je faisais partie sans aucun doute des élèves les plus coriaces...
Je me rendis compte que cela faisait déjà quelques minutes que j'étais perdu dans mes pensées, tout comme Atlantic qui observait Paris avec des étoiles dans les yeux. Un petit sourire ému flottait sur ses lèvres, et je dus retenir l'envie saugrenue de poser mes doigts dessus, pour ressentir leur douceur, caresser leurs courbes pleines. Je vérifiai que la pièce était suffisamment embuée, puis j'allumai le joint, tirant de longues taffes salvatrices. Atlantic me regardait faire avec gourmandise, et je me demandai brièvement ce qui lui faisait le plus envie : le pétard ou ma bouche ?
Je n'étais pas stupide : je savais très bien quels sentiments Atlantic nourrissait à mon égard, il avait été très clair à ce sujet, et même s'il ne me l'avait pas dit, c'était difficile à rater. Et moi, que ressentais-je ? Je n'avais jamais cessé d'aimer l'Atlantic qui m'avait quitté... Mais qu'éprouvais-je pour celui qui se tenait à mes côtés ? Il n'était plus le même homme, pas plus que je n'étais le Léopold qu'il avait laissé sur place, pleurant de honte en s'étouffant sur la queue d'un autre. Son corps me faisait un effet de dingue, c'était indiscutable, je n'avais d'ailleurs même pas réussi à m'empêcher de lui caresser la tête, tout à l'heure ; qu'importe à quel point je me détestais d'avoir fait ça, je n'arrivais pas à le regretter. Il exerçait sur moi une attraction que je n'avais jamais vécue auparavant. Comme si quelque chose en lui m'appelait, me suppliait de le toucher, de mêler nos atomes, de ne faire qu'un... Mais sa personne, son âme, n'étaient plus les mêmes, et tout comme je ne savais plus vraiment qui j'étais, je ne savais plus non plus qui il était, lui. Et si cette tension électrique n'était que les réminiscences d'un amour autrefois glorieux, une sorte de nostalgie d'une époque heureuse que nous entretenions ? Et si je m'imaginais tout ça, simplement bouleversé par son retour soudain, et qu'avec un peu de temps, je me rendrais compte qu'il n'y avait rien entre nous, à part un peu de tendresse, vestige de notre folle aventure ? Oui, ça devait être ça. Il fallait que ce soit ça. Il le fallait, pour mon couple, pour mon mariage, je devais rester fidèle, je devais avoir confiance en Juste. Merde, je ne pouvais pas le trahir simplement parce que mon ex avait décidé de pointer le bout de son nez à quelques jours à peine de mes noces ! Ce que j'avais vécu avec Juste ces derniers mois ne voulait donc rien dire ? Tout ce que nous avions partagé, toutes nos peines et nos joies, nos rires et nos larmes, nos disputes et notre amour, c'était beau, c'était vrai, et pour rien au monde je ne voulais ruiner ça ! Moi qui avais mis tant de temps à me relever du départ d'Atlantic, tant d'efforts pour réapprendre à faire confiance et à aimer, je ne pouvais pas, alors que j'avais enfin construit quelque chose de bien dans ma vie, tout foutre en l'air au dernier moment ! Enfoiré d'Atlantic, qui avait choisi le pire moment pour ramener sa fraise... Si seulement il avait tenu une semaine de plus, rien qu'une petite semaine, et je ne serais pas là à me poser toutes ces questions qui me faisaient mal au crâne !
Je tirai longuement sur le joint, partagé entre peine et colère, sous l'œil scrutateur d'Atlantic qui ne ratait rien de mes états d'âme. J'étais certain qu'il ressentait mon trouble comme si c'était le sien, et qu'il attendait sagement que la drogue fasse son effet et que j'oublie mes scrupules. Après quelques taffes, je lui passai le pétard et pris respirai longuement l'air frais tandis qu'il fumait à petites bouffées.
Un silence planait, lourd mais sans gêne, et ce fut Atlantic qui le brisa au bout de plusieurs minutes à chacun ruminer dans notre coin :
— Qu'est-ce qui te chagrine à ce point, Léo ?
Vous voyez ? Ce type lisait en moi comme dans un livre ouvert. À croire qu'il pouvait voir mes pensées ! Je lui demandai le joint et pris quelques doses de courage avant de répondre.
— Je suis perdu. Et j'ai peur. Et j'ai mal, aussi. Il y a trop de plaies qui n'ont jamais pu cicatriser, et ta présence est comme du sel sur certaines. (J'étais brutalement honnête, mais je savais qu'il ne le prenait pas mal ; son regard encourageant me le confirma.) Ma vie était déjà sens dessus dessous avant que tu débarques, mais j'arrivais à faire semblant du contraire. Je suis acteur, après tout : il y a peu de choses que je n'arrive pas à feindre... Mais depuis que tu es là, c'est comme un tsunami dans ma tête. (Et dans mon cœur, mais ça, je n'eus pas le courage de l'avouer.) Qui je suis, qui tu es, ce que je veux, ce qui est bien, ce qui est mal... Tout est confus, tu vois ? Tu me forces à me poser des questions que j'évitais soigneusement jusqu'alors. Et... et j'ai peur de trouver les réponses. J'ai peur de ce qu'elles pourraient engendrer.
— De quoi est-ce que tu parles, exactement ? Qu'est-ce que ça engendrerait ?
— Je ne sais pas. Le mariage est dimanche, et je le redoute, mais c'est normal, tout le monde redoute ce genre d'événements. J'ai hâte, aussi, mais j'ai surtout peur... C'est tout nouveau, pour moi, et en plus, je vais enfin faire mon coming out à la planète toute entière. Alors, évidemment que ça me fout les jetons. N'importe qui à ma place se pisserait dessus.
— Tu n'as pas répondu à ma question, insista-t-il, insensible à ma tentative de diversion.
Je grognai en lui passant le joint. Atlantic était clairvoyant, bien trop clairvoyant... Mais moi, j'étais extraordinairement têtu.
— Tu sais très bien ce que j'insinue, murmurai-je. Ne me force pas à le dire.
— Si, j'ai besoin de l'entendre, Léo. Qu'est-ce que ça changerait, si tu étais honnête avec toi-même ?
Putain ! Pas moyen de me défiler. Il ne me restait plus qu'une seule solution, et ce n'était pas ma préférée : me murer dans le silence.
Quand Atlantic comprit que je ne répondrais pas, il poussa un long soupir, mais Dieu merci, abandonna ; tout comme il savait quand me pousser dans mes retranchements, il savait aussi quand ne pas le faire et, à cet instant, j'étais tout bonnement incapable de lui donner ce qu'il voulait. C'était trop difficile, et je n'avais pas la force de bouleverser ma vie déjà branlante. C'était à peine si je tenais debout...
— J'aimerais au moins que tu répondes à une question, souffla-t-il, si bas que je faillis ne pas l'entendre.
Je tournai la tête. Il me regardait, l'air à la fois si sage et si démuni, comme un enfant qui aurait grandi trop vite. C'était un peu le cas ; ça l'était pour nous tous.
— Je ne peux rien te promettre, mais essaye toujours.
— Nous deux... on est quoi, exactement ?
Je repris à nouveau le pétard, qui arrivait vers sa fin : je sentais la douce brume de la drogue se faufiler dans mon esprit, découdre le fil de mes pensées et aiguiser mes sens. Je faillis oublier sa question, mais la douleur béante qu'elle avait provoquée dans ma poitrine fit office de piqûre de rappel.
— On est... amis, non ?
— Amis ? Vraiment ?
— Oui, insistai-je, la gorge aussi sèche que du papier. On est amis.
— Amis, souffla-t-il, comme s'il n'arrivait pas à y croire.
À vrai dire, même moi, je n'y croyais pas vraiment – mais j'étais bien obligé de faire semblant. Qu'aurais-je pu répondre d'autre ? Nous n'étions pas des inconnus, mais nous n'étions pas des amants non plus. Le stade entre les deux, c'était des amis, non ? Alors pourquoi ce nom sonnait-il presque comme une insulte dans nos bouches ?
Je proposai à Atlantic de finir le joint, ce qu'il refusa. Ses yeux étaient rouges et tombants, signe qu'il commençait à partir loin, très loin de moi, aussi je ne fus pas étonné lorsqu'il bredouilla qu'il allait se coucher. Je lui souhaitai bonne nuit, il ne répondit pas, et je dus lui rappeler que la porte était fermée à clé lorsqu'il s'acharna sur la poignée sans succès. Il gloussa, ce qui me surprit – depuis quand Atlantic gloussait ? –, tourna le loquet et partit après un dernier signe de la main. Je restai seul, avec comme seule compagnie la buée humide de l'eau chaude et une fin de joint éteinte.
Je rallumai mon pétard en faisant attention à ne pas me brûler les cheveux et sortis mon téléphone, plus par réflexe que par réelle envie. Je n'avais pas mes écouteurs, à mon plus grand dam – pas de The Weeknd pour moi, ce soir. J'ouvris Instagram et fis défiler mes notifications, et je mis un peu de temps à réaliser que l'immense majorité des commentaires étaient remplis de points d'exclamations et de cœurs colorés, ce qui était inhabituel. Pas que je n'en recevais jamais, mais d'ordinaire, ils représentaient plutôt la moitié de mes notifications. Là, j'avais beau chercher, je ne voyais aucun commentaire haineux... J'ouvris mes demandes de messages privés, et pareil : des cœurs, des messages d'amour, de soutien, et pratiquement aucune insulte ou menace de mort. Que se passait-il ? J'ouvris Twitter et cliquai sur les hashtags du moment, cherchant mon nom parmi eux. Ce ne fut pas long : j'étais la tendance numéro une, mais aussi la numéro trois, quatre et six, toutes un dérivé du hashtag initial. Putain de merde ! #LeopoldHanWeLoveYou, ou, si vous préférez, « On t'aime, Léopold Han ». Mais qu'est-ce que j'avais fait ? Je cliquai sur les posts les plus populaires et lu leur contenu avec incrédulité.
« J'ai toujours su que Léopold était quelqu'un de bien. Ça se voit dans ses yeux. Enfin quelqu'un avec une belle âme dans ce foutu monde pourri !
#LeopoldHanWeLoveYou #LeopoldHanBestTattooArtist »
« J'adore les principes de Léopold Han. C'est quelqu'un de sensible, avec les pieds sur Terre, qui se rend compte de la réalité des choses. Une vraie inspiration pour toutes les générations. Je le dis fièrement, #LeopoldHanWeLoveYou ! »
« Je me suis moi-même faite tatouer pour les mêmes raisons qu'Aaron par Léopold Han il y a cinq mois, et j'ai pu un peu faire sa connaissance. C'est une personne généreuse et soucieuse du bien-être des autres. Il était extrêmement respectueux et pas une fois je ne me suis sentie jugée. Grâce à Léopold, j'ai pu reprendre confiance en moi et en mon corps.
#IveBeenTattooedByLeopoldHan #LeopoldHanWeLoveYou »
Je restai bouche bée. En cliquant sur un article américain, je découvris la raison de cet engouement : la maman du jeune Aaron que j'avais tatoué aujourd'hui avait publié l'histoire de son fils sur les réseaux sociaux, et le post avait littéralement pulvérisé les algorithmes. Tout le monde ne parlait que du triste passé d'Aaron, de son courage, et du geste que j'avais fait en le tatouant gratuitement. J'étais partagé entre... eh bien, de la stupéfaction, et quelque chose d'amer, comme des regrets. Clémentine et moi avions toujours offert nos services aux personnes qui venaient recouvrir leurs cicatrices, qu'elles soient chirurgicales, accidentelles ou délibérées, et ne nous en étions jamais cachés. Ce n'était pas comme si c'était quelque chose de nouveau ! Mais en lisant le post de la maman d'Aaron, plein d'émotions et de gratitude, accompagné d'une photo de son fils qui pleurait de joie, je compris un peu mieux toute cette effervescence : c'était touchant. Je ne m'étais moi-même pas rendu compte de ce que je leur avais offert, je le faisais si souvent que c'était devenu naturel. Elle racontait qu'Aaron avait été harcelé au lycée, une sale histoire, il s'était fait casser la gueule à plusieurs reprises, et s'était même fait planter un couteau dans la jambe. Il était tombé dans l'auto-mutilation à seize ans. Heureusement, il avait réussi à arrêter à ses dix-huit ans, après avoir passé son bac et quitté ce lycée de malheur ; il avait commencé une thérapie, qu'il avait malheureusement dû arrêter très vite faute de moyens. Leur situation financière était bancale depuis que le père d'Aaron avait mis les voiles. Sa maman avait dû économiser toute une année pour pouvoir lui offrir ce tatouage dont il rêvait, et qui lui permettrait enfin de ne plus voir ces cicatrices qui lui rappelaient une terrible époque. Alors quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre qu'elle ne me devait rien ! Elle racontait que l'argent qu'elle avait mis de côté allait servir à financer les études d'Aaron, qui avait retrouvé le courage de mettre les pieds dans un établissement scolaire. Le petit était passionné de bandes dessinées et voulait devenir illustrateur. Eh ben merde, alors ! Je n'avais pas osé poser de questions trop personnelles à Aaron pendant la séance, je m'étais contenté de lui demander s'il avait des hobbies, le genre de musiques qu'il écoutait et de lui recommander quelques groupes qui pourraient lui plaire. Il n'était pas très loquace, alors j'avais surtout parlé, puis m'étais tu pour me concentrer sur les détails les plus délicats. Parfois, j'oubliais à quel point un tatouage pouvait changer la vie des gens... Je ne voyais pas souvent les retours de mes clients, noyés dans la masse gargantuesque de notifications inutiles. Mais là, c'était difficile de rater l'événement ! La planète entière était en émoi devant mon geste. Le tatouage n'était même pas fini, putain, et tout le monde était déjà en train de louer sa beauté ! Tous ces faux-culs qui prétendaient avoir « toujours su » que j'étais quelqu'un de bien, comme s'ils savaient quoi que ce soit sur moi, comme s'ils n'avaient pas écrit des horreurs à mon sujet quand les rumeurs salaces allaient bon train, tous ces moutons qui cherchaient à flatter leur égo et amasser des Likes pour se sentir exister, tous ces inconnus qui parlaient de moi comme si on avait élevé les cochons ensemble...
Non, attends, stop. Ce n'était pas comme ça que je devais appréhender les choses. Merde, pour une fois que l'attention portée sur moi était positive, je trouvais quand même le moyen d'en être déçu ! Et quoi qu'il se passe, le public adorait prétendre qu'il possédait une sorte d'omniscience ou d'instinct qui lui avait toujours soufflé la vérité, je connaissais bien ce phénomène. Un jour, ils pourraient nous donner leur vie, et le lendemain, ils racontaient à tous leurs petits copains virtuels qu'ils avaient toujours eu un pressentiment que quelque chose clochait... Tu parles. Mais bon, je ne pouvais pas empêcher les jeunes de vouloir se sentir spéciaux, eux qui étaient si seuls derrière leurs écrans. Pour une fois que je faisais quelque chose de bien et que tout le monde semblait l'approuver, je ne pouvais qu'en profiter pour surfer sur cette vague d'ondes positives. Elle n'allait pas durer, comme tout le reste ; le répit n'était jamais de longue durée. Mais j'étais au moins tranquille pour quelques jours, le temps que l'enthousiasme général retombe et qu'une autre célébrité attire l'attention.
Je regardai sans vraiment le voir mon fil Twitter pendant une dizaine de minutes, avant de me lasser et me rendre compte que mon joint n'était désormais plus que mégot. Je le jetai du haut de la fenêtre et le regardai tomber jusqu'à le perdre de vue, me sentant vaguement coupable de balancer mes détritus comme un malpropre. Mais bon, c'était moins pire que de prendre le risque que Juste perce mes secrets à jour.
Je me déshabillai et glissai sous le jet brûlant, jurant et pestant tandis que j'attendais que la température descende un peu, bien trop haute pour ma peau fragile. Je me savonnai vigoureusement de la tête aux pieds, deux fois, et me brossai les dents longuement avant de me rincer à grands coups de bain de bouche mentholé. Je tâchai de ne pas trop m'attarder dans la douche, conscient que je faisais couler l'eau depuis déjà une heure, mais les vapeurs chaudes et l'odeur sucrée du gel douche me donnait envie de me prélasser et de me laisser porter par la douceur de la défonce. Se doucher après un pétard, c'était le pied ! Moins que dévaliser son frigo, avachi comme un porc sur le canapé devant un bon film, ou qu'une partie de jambes en l'air, mais après tout, on fait comme on peut.
Je me séchai rapidement, sans prendre le temps de me coiffer ni de me mettre de la crème sur le visage, et sortis dans le couloir qui me parut glacial uniquement habillé d'une serviette, ayant abandonné mes vêtements dans la panière à linge sale. Atlantic avait fermé sa porte et éteint les lumières, tout comme Juste ; je marchai jusqu'à ma chambre à pas de loup, frissonnant de tous les diables, tenant mon téléphone et mon briquet en main. J'entrai sans bruit, Juste était déjà assoupi, je le rejoignis sous les draps en abandonnant mes affaires sur la table de chevet, prenant soin de cacher le briquet tout au fond du tiroir. Je me blottis contre lui, avide de sa chaleur, et le sentis remuer lorsque mes cheveux humides se collèrent contre la peau de son dos. Il sentait bon ; il sentait l'amour, la sécurité, le calme. Il sentait le foyer. Quoi qu'en pense Atlantic, j'aimais Juste, c'était indiscutable. Il m'apportait paix, stabilité et réconfort dans ce monde qui faisait tout pour m'écraser sous son talon. Là n'était pas le problème. Le problème, c'était que je ne savais pas ce que je ressentais pour Atlantic... Et que la réponse me faisait peur.
Je décidai de ne pas y songer. De fuir ces questionnements qui remettaient tout en question, et de me concentrer seulement sur Juste, notre amour et nos noces. Qui arrivaient à grands pas. À très, très grands pas...
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