12. Le goût de l'interdit (2)

Je marchai d'un bon pas, le cœur pulsant au rythme de la batterie, porté par les notes dramatiques au piano de Apocalypse Please et la voix unique de Matthew Bellamy. Je vis à peine le temps passer, plongé dans mes pensées, hanté par le visage en larmes de Léopold alors qu'il me parlait de sa plus grande peine, son plus grand souhait. J'étais tellement perdu dans ma bulle que je faillis rater le boutique de Saska ; je fus ramené à la réalité par une ardoise de trottoir que je faillis éjecter d'un coup de pied, sur laquelle était marqué « -50 % sur tous les livres de cuisine et les plantes du potager – faites d'une pierre deux coups ! », avec beaucoup de fleurs colorées et d'étoiles tout autour. J'entrai à pas de loup, intrigué, surpris par la quantité de plantes qui grimpaient jusqu'au plafond le long des vitrines. La clochette d'entrée qui tinta me fit sursauter, tout comme le cri enjoué qui retentit depuis le fond de la boutique.

— Aha ! Je vous l'avais dit, Saska Lorell, qu'il viendrait !

— Tu sais quoi, Zoée ? Tu devrais devenir voyante et faire payer les gens pour tes dons de prédilection...

Je me retournai, et vis une femme qui ressemblait plus à une fée qu'à une humaine : avec ses cheveux verts, son maquillage qui me rappelait celui qu'on faisait aux enfants lors des fêtes de villages, ses vêtements colorés aux motifs criards et son grand sourire candide, il y avait de quoi filer la migraine à n'importe qui. Elle me pointait du doigt en sautillant, jetant des coups d'œil surexcités à Saska, dont la tête dépassait de derrière un rayon de livres.

— Euh... Bonjour, dis-je sans savoir où me mettre.

Saska s'avança d'un pas lent, et je fus choqué de l'assurance qu'elle dégageait : je me souvenais d'une femme excessivement discrète et renfermée, apeurée par le moindre mouvement brusque, incapable de soutenir le regard de qui que ce soit. Aujourd'hui, j'avais en face de moi quelqu'un de serein et confiant. Même sa démarche avait changé : elle se tenait le dos droit, les épaules rejetées en arrière, le menton fier et les yeux perçants – ses fameux yeux vairons, qui avaient inspiré quelques-uns de mes personnages tant je trouvais cette anomalie fascinante. Elle arborait un léger sourire, amusée par la scène. Je tombai des nues ; elle s'était métamorphosée en si peu de temps !

— Bonjour, Atlantic, dit-elle en me tendant sa main.

Je la serrai, surpris par sa force, et par son manque de réaction face à mon arrivée. Elle était peut-être au courant que j'étais de retour, mais je n'avais dit à personne où je me rendais ! Elle dut se rendre compte de mon incompréhension, car elle expliqua d'une voix douce :

— C'est dur à croire, mais Zoée a des sortes de visions, et elles se révèlent vraies à une fréquence surprenante. Ce matin, elle m'a dit que tu allais nous rendre visite dans la journée. Je lui ai dit que c'était impossible, puisque tu avais disparu, mais à midi, j'ai reçu un long pavé très énervé de la part de Clémentine qui me disait que tu étais de retour, et que Léo était plus con que jamais... Je m'attendais donc à te voir arriver. Est-ce que je peux t'offrir un thé, ou un café ?

— Je, euh... Un... un café, s'il te plaît, balbutiai-je.

Comment ça, des visions ? Je détaillai à nouveau l'apparence étrange de la fameuse Zoée qui prédisait l'avenir ; elle était en train de replacer les barrettes ornées de papillons dans ses cheveux, l'air pensif. Se sentant observée, elle se tourna vers moi, et me fit un immense sourire, que je ne pus m'empêcher de lui rendre, plus timide. Cette fille était super bizarre, mais elle me rendait étrangement de bonne humeur. Elle dégageait quelque chose de profondément gentil et unique. Immédiatement, je fus assailli de dizaines d'idées, de vers, d'images, de couleurs à peindre. Merde, cette drôle de fée m'inspirait, avec toutes ses excentricités !

Saska disparut dans l'arrière-boutique après m'avoir assuré qu'elle revenait dans un instant. Je restai planté là, ne sachant pas trop où me mettre, conscient que Zoée était en train de me fixer. Elle brisa le silence :

— Emmanuel William Artem n'est pas là, il travaille sur son nouveau roman. Vous le connaissez ?

— Qui ça ?

— Emmanuel William Artem. C'est l'amoureux de Saska. Il vient souvent à la boutique, mais en ce moment, il écrit un livre, alors il n'est pas là.

— Euh... D'accord.

Elle me disait ça comme si c'était une information capitale... Mais je ne connaissais pas ce type, et je voyais mal ce que sa présence changeait à la situation. Cette Zoée me regardait avec malice, comme si elle savait des choses que j'ignorais... Putain, je ne savais pas si je devais être fasciné ou carrément flippé face à cette fille !

— Moi, je m'occupe des plantes, continua-t-elle. Je leur parle, et je leur chante des comptines, et je les arrose. Vous voyez, cette belle salade, juste là ? (Elle désigna une énorme salade non loin.) Quand je l'ai récupérée, elle était toute petite et très moche. Mais j'ai pris soin d'elle, et maintenant, c'est la plus jolie de toutes !

— C'est... vraiment bien, dis-je, ne sachant pas comment réagir face à toutes ces informations improbables.

— Parfois, il faut passer par une période où on se sent tout petit et très moche pour fleurir de plus belle, dit-elle en entortillant une mèche de cheveux autour de son doigt, se balançant comme une enfant. Mais vous le saviez déjà, pas vrai ? Je le vois dans vos yeux... Vous n'allez pas tarder à fleurir. Vous avez trouvé la personne qui sait comment prendre soin de vous.

— Euh...

Dieu soit loué, Saska revint à cet instant précis, café en main. Elle me proposa de nous asseoir autour du comptoir pour discuter, sortant une troisième chaise d'un placard caché, avant de demander à Zoée d'aller faire du thé pour elles. Cette dernière fit une pirouette avant de s'exécuter. Je la regardai faire, éberlué, et ne remarquai pas le sourire amusé de Saska.

— Elle est étrange, mais parfaitement innocente. Ne t'inquiète pas, on finit par s'y faire... Des fois, je me demande même si Zoée n'est pas une sorte de divinité descendue sur Terre. Ce qui est sûr, c'est qu'avec ses idées farfelues et ses drôles de manies, je ne m'ennuie jamais !

Elle rit, un joli son clair et joyeux, et je reportai mon attention sur elle, encore une fois frappé par son évolution fulgurante. Je n'étais plus seulement admiratif de son parcours : j'étais carrément sur le cul ! Il émanait d'elle quelque chose de si tendre, si paisible, une sorte de force tranquille, quelque chose qui inspirait immédiatement confiance et me donnait envie de me confier à elle alors que je la connaissais à peine. Elle était... heureuse. Et bien dans ses pompes. C'était tellement évident que même moi, je me sentais mieux rien qu'en la côtoyant.

— J'avoue que... j'ai décidé de venir te rendre visite sur un coup de tête, il y a à peine trente minutes, alors c'est vraiment bizarre que Zoée l'ait... prédit.

— Depuis le temps, je ne cherche même plus à comprendre comment elle fait... Mais raconte-moi ta vie. Je sais que nous ne nous sommes jamais correctement présentés, mais Léo m'a tellement parlé de toi que j'ai l'impression de déjà te connaître !

— Oui, ça me fait un peu cette impression, aussi. Il m'a raconté ton parcours, et toute l'histoire avec ton ex le psychopathe, et j'ai vu les infos passer, en début d'année. Je... C'est peut-être malvenu d'évoquer ça, tout à coup, je suis désolé.

— Non, ne t'en fais pas... (Mais je vis bien dans ses yeux que la plaie était encore fraîche.) C'était une période horrible, et j'ai sincèrement cru que je ne m'en sortirais jamais, mais c'est derrière moi, maintenant. Je ne vis plus dans le passé.

— C'est... chouette.

Décidément, depuis que j'avais mis les pieds dans cette boutique, c'était le monde à l'envers : je ne connaissais rien de Saska à part ce que Léo m'avait raconté sur elle, et nous entamions directement les gros traumas, comme si nous étions des amis de longue date ! Je tentai de changer de sujet comme je pus :

— Je suis revenu en France hier matin. J'étais parti en Amérique, à Los Angeles. Je ne sais pas trop pourquoi. Enfin, si, mais c'est assez ridicule... J'avais besoin de changer d'air. De changer de vie.

— Et ça n'a pas réussi ? (Elle vit mon air surpris.) Je veux dire, si tu es revenu, c'est que ça n'a pas marché, non ?

— Je... Je suis revenu pour Léopold, dis-je, la bouche sèche. Je ne supportais plus d'être hanté par son fantôme, de le chercher partout où il n'était pas, c'était comme un boulet à ma cheville. Je me suis rendu compte que je n'étais pas vraiment moi, sans lui. Alors je suis revenu.

— Et comment ça se passe ?

— Eh bien, il ne m'a pas dit tout de suite qu'il était... qu'il était... fiancé. Quand je suis arrivé, je lui ai déballé tous mes sentiments, tout ce que je n'avais dit à personne pendant ces douze derniers mois, et... et il a réussi à esquiver la conversation, ce salaud. Il a...

— Changé, oui, finit Saska à ma place. Il est comme ça depuis que tu es parti, et ça n'a fait que s'empirer avec le temps.

— Je suis le dernier des imbéciles. Tout ce temps, j'ai cru qu'il m'avait bêtement trompé, alors qu'en vérité, il... il...

J'étais incapable de prononcer les mots. C'était trop violent, trop inhumain. Comment pouvait-on vouloir faire du mal à cet homme qui ne demandait qu'à faire de son mieux ? Comment pouvait-on vouloir salir son si beau visage, ternir sa lumière, l'utiliser comme une vulgaire poupée, lui qui vibrait tant de vie ? Quel genre de sale pervers fallait-il être pour oser faire une chose pareille à quelqu'un ?

— Il a été abusé, oui, dit Saska, bien plus forte que moi. (Cette fille ne cessait de m'épater.) C'est horrible. Et il t'en a beaucoup voulu, d'ailleurs. Ça faisait trop d'un coup ; ça et ton départ... En plus, têtu comme il est, il a refusé de suivre la moindre thérapie. Sa parano l'empêche d'être honnête avec qui que ce soit.

Pas avec moi, aurais-je aimé dire. Mais ce n'était même plus vrai. Il n'existait plus personne sur cette Terre à qui Léo ne mentait pas, pas même lui.

— Mais je comprends ta réaction, continua-t-elle. Pour toi aussi, ç'a dû être violent. Honnêtement, je ne sais pas ce que je ferais si je surprenais Emmanuel en train de... bref.

— C'est ton copain, c'est ça ? C'est ce que Zoée m'a dit.

— Oui. Il est incroyable. On s'est rencontrés l'année dernière, et on vit ensemble depuis quelques mois déjà. Je n'ai jamais été aussi heureuse que depuis qu'il fait partie de ma vie.

Ses yeux pétillaient. C'était si beau à voir, cet amour inconditionnel, que j'en eus le souffle coupé. Était-ce à ça que je ressemblais lorsque je parlais de Léopold ?

— Il faudrait que tu le rencontres, d'ailleurs, c'est un artiste, lui aussi. Je pense que vous pourriez bien vous entendre. En ce moment, il est très occupé, mais si tu es d'accord, tu pourrais venir dîner à la maison, un de ces quatre.

— Avec ou sans Léopold ?

— Ça, ce n'est pas à moi d'en décider...

Elle me fit un clin d'œil, et je ne pus m'empêcher de détourner le regard. Certes, ça ne me faisait pas le même effet que si c'était Léo, mais je ne pus m'empêcher de rougir un peu. Merde, alors ! Qu'était devenue la Saska que j'avais rencontrée un an auparavant ?

— Tenez, Saska Lorell, annonça Zoée en déposant une théière fumante sur le comptoir ainsi que deux tasses. Dites, monsieur Atlantic, c'est quoi votre nom de famille ?

— Vitelli. Mes parents sont italiens.

— D'accord. Atlantic Vitelli. C'est parfait.

Elle prit place sur la dernière chaise, entre Saska et moi, et s'appliqua à servir le thé avec minutie.

Je fis un regard interrogateur à Saska, ce à quoi elle répondit en levant les yeux au ciel et haussant les épaules, l'air de dire « Que veux-tu, c'est comme ça ». Je bus une gorgée de mon café, qui était à la bonne température, tandis que j'observais Saska mettre plusieurs sucres dans son thé avant de le porter à ses lèvres pour souffler dessus. C'était étrange, nous nous connaissions depuis tout juste dix minutes, mais... c'était comme si nous avions toujours été amis. Je ne ressentais aucune gêne, ne percevait aucun jugement chez Saska. Je compris tout à coup pourquoi Léo, Clem et tous ses amis disaient tant de bien d'elle : c'était, effectivement, une personne comme il est rare d'en rencontrer. Sensible, intelligente, calme, à l'écoute... Pas besoin d'être Zoée la voyante pour s'en rendre compte. Cet Emmanuel avait beaucoup de chance de l'avoir dans sa vie.

— Puisqu'on parle d'histoires de coeur, dit soudain Saska avec un sourire malicieux, et si tu nous parlais des tiennes, Zoée ?

— Moi ? Des... histoires de coeur ? demanda la concernée qui virait au rouge pivoine. Voyons, Saska Lorell, ne soyez pas ridicule...

— J'ai entendu dire que Lucas avait un petit frère, un certain Édouard... Ça ne te rappelle rien ?

Si Zoée avait pu se noyer dans sa tasse de thé, elle l'aurait fait sans hésiter. Elle était si rouge que je dus me retenir de rire. Visiblement, Saska prenait un malin plaisir à cuisiner son employée. J'assistais au spectacle, un sourire amusé sur les lèvres.

— Monsieur Clavecin n'est pas là, en ce moment. Il est parti en voyage en Écosse. Il rentrera en décembre.

— Oh ? Tu ne m'avais pas dit qu'il était absent. Ça fait longtemps ?

— Un mois déjà...

La peine dans la voix de Zoée me serra le coeur. De toute évidence, elle tenait beaucoup à cet Édouard Clavecin, qui qu'il soit.

— Il te donne des nouvelles, de temps en temps ? demanda Saska avec douceur, sensible à la détresse de Zoée.

— Non... C'est une espèce de voyage spirituel, pour revenir à l'essentiel, alors il n'a pris ni téléphone, ni ordinateur, rien... Il ne m'a même pas envoyé de carte postale.

Zoée frappa ses cuisses des mains, pour se redonner contenance, les yeux rivés vers le plafond pour ne pas laisser ses larmes naissantes couler sur ses joues. Elle prit une profonde inspiration avant de murmurer :

— Mais c'est normal, je ne suis qu'une élève parmi tant d'autres, il n'a pas vraiment de raison de vouloir m'envoyer de carte postale. Même si je le lui ai demandé.

— Une élève ? demandai-je. Tu vas à l'université ?

— Non, Monsieur Clavecin est professeur de piano. Il propose des cours particuliers chez lui. C'est aussi mon voisin de palier, donc c'est très pratique. On prenait souvent le thé, ensemble, et on discutait...

Elle se détourna de nous, submergée par ses émotions. Ni Saska ni moi n'insistâmes ; j'étais bien placé pour savoir à quel point la distance pouvait faire mal... Je fixai le fond de ma tasse, par pudeur à son égard. Saska fit de même avec son thé encore fumant.

— Mais bon, il va bien finir par revenir, pas vrai ? dit Zoée. Il a dit qu'il reviendrait. Il a aussi dit qu'il m'enverrait une carte, mais il ne l'a pas fait. Peut-être qu'elle s'est juste perdue ? Peut-être qu'il a oublié... Il va forcément revenir, puisqu'il y a tous ses meubles dans son appartement. Il m'a laissé un double des clés, pour que je puisse jouer du piano. Des fois, je fais le ménage, aussi, sinon la poussière s'accumule et j'éternue. Vous pensez qu'il reviendra ?

— Évidemment qu'il reviendra, s'empressa de répondre Saska. Je ne m'inquiète pas pour ça. Il a juste... besoin de temps, peut-être ?

Un silence s'étira. La tristesse de Zoée était si puissante qu'elle sortait de son corps et emplissait toute la pièce, et Saska comme moi la recevions de plein fouet. Je ne savais pas quoi dire pour la rassurer ; je ne connaissais ni sa vie, ni son professeur de musique, et je n'étais pas certain de pleinement saisir la nature de leur relation. Zoée était amoureuse de lui, ça crevait les yeux ; mais était-ce réciproque ?

— Enfin bref ! s'exclama cette dernière, me faisant sursauter. En attendant son retour, je prends grand soin des hellébores, juste ici. (Elle désigna des fleurs dans le fond de la boutique, poussant paisiblement à l'ombre.) Elles seront pour lui, quand il rentrera. Tant que ces fleurs sont en bonne santé, alors ça veut dire que lui aussi.

Je ne relevai pas l'improbabilité de la chose – après tout, peut-être que Zoée avait raison, que savais-je des fleurs ? – et bus mon café en silence. Aucun de nous ne parla durant les minutes qui suivirent, chacun perdu dans ses propres pensées. Zoée, sûrement en train de songer à son professeur de piano, Saska était indéchiffrable, et moi... sans surprise, Léopold hantait mon esprit comme s'il y avait élu domicile. Il était tellement présent dans ma tête et dans mon cœur que parfois, je me demandais si j'étais vraiment moi, ou si je n'étais pas un peu lui, aussi. Si nos âmes, au lieu de se confiner à nos corps respectifs, ne ressemblaient pas plutôt à une entité unique qui voyageait entre deux enveloppes.

Et puis je me rappelai qu'il était fiancé. Est-ce qu'une telle connexion n'était pas illusoire quand l'homme de ma vie comptait la partager avec quelqu'un d'autre ?

Sans trop y réfléchir, je sortis le poème que j'avais froissé de ma poche et le relus. Il parlait de ce petit jardin, et il parlait d'un homme, à la beauté cruelle et à la tristesse froide, les yeux perdus dans ce paradis inopiné, l'âme traversée par un élan de grâce comme une flèche en plein cœur. Je ne pouvais pas m'en empêcher : dès que je déposais la pointe de mon crayon sur une feuille de papier, ma main écrivait le nom de Léopold, comme un réflexe, comme s'il était la préface à tous mes poèmes, la muse de tous mes chef-d'œuvres.

Curieuse, Zoée tenta de lire par-dessus mon épaule, aussi je m'empressai de rouler ce stupide bout de papier en boule et de l'abandonner dans la corbeille sous le comptoir. Zoée fit une petite moue déçue, comme un enfant, mais ne dit rien, ce dont je lui fus gré. Mes poèmes étaient intimes, je mettais mon âme à nu dans mes mots ; les personnes à qui j'avais partagé mon art se comptaient sur les doigts d'une main.

Je ne créais pas pour le public : je créais pour moi, par besoin, pour trouver un sens à ma vie. Les périodes où j'étais en panne d'inspiration étaient une véritable torture, chaque jour je me levais comme un taulard au pénitencier, et je tournais en rond dans mon appartement, tantôt hébété comme un poisson dans son bocal, tantôt enragé comme un lion en cage. J'avais besoin de ça, de toucher à quelque chose qui allait au-delà de l'ordinaire, d'expliquer ce que je ressentais à travers des couleurs ou des mots ou des sons. Sans ça, je n'étais que l'ombre de moi-même ; mon art était ma part de lumière.

Je finis mon café en quelques gorgées et me levai. J'avais dit à Léopold que je ne partais pas longtemps, hors je constatai en sortant mon téléphone que cela faisait déjà une heure que j'avais quitté le salon, et j'avais reçu deux SMS moyennement inquiets. Je répondis rapidement que tout allait bien avant de me tourner vers Saska et Zoée.

— Je m'excuse, je vais devoir prendre congé...

— Déjà ? s'étonna Saska. J'ai l'impression que tu es arrivé il y a seulement quelques minutes.

— Oui, le temps passe vite, quand on est en bonne compagnie. (Elle baissa le regard, mais je vis quand même ses joues rosir.) On peut s'échanger nos numéros, si tu veux. Ça me ferait plaisir de rencontrer ton copain, et de faire plus ample connaissance avec toi.

Saska sortit son portable, nous créâmes un nouveau contact chacun, et après des au revoir chaleureux (ou bizarres, venant de Zoée), je quittai la boutique, me sentant plus léger qu'à mon arrivée. Je remis mes écouteurs dans les oreilles, lançai la deuxième moitié de l'album que je n'avais pas pu écouter, et pris le chemin inverse jusqu'au salon de tatouage. Je pensai à envoyer un message à Léopold pour le prévenir que j'étais en route, avec la vague impression de me faire materner comme un adolescent, puis je me rappelai que Léo était une superstar, et qu'il avait pris l'habitude d'être extrêmement prudent en public ; c'était normal qu'il extrapole un peu sa peur sur ses proches. N'empêche, je me demandai brièvement s'il était aussi papa poule avec Juste, ou seulement avec moi.

J'arrivai au salon une demi-heure plus tard, en plein pendant les derniers rendez-vous. Il n'y avait qu'une personne qui attendait à l'accueil, je devinai que ce devait être la maman du jeune homme que Léo était en train de tatouer sur l'avant-bras. J'entrai dans son bureau le plus silencieusement possible, il tourna simplement la tête pour me sourire avant de se concentrer sur son travail. Je m'assis sur la chaise en plastique et le regardai faire, et en plissant les yeux je constatai que ce n'était pas n'importe quel tatouage : Léo était en train de recouvrir des scarifications, dont certaines qui étaient encore roses bien que cicatrisées, par un magnifique tigre style asiatique qui faisait toute la longueur de l'avant-bras. L'ouvrage était magnifique, mais apparemment douloureux, si j'en jugeais le visage rouge et les lèvres pincées de l'adolescent. J'évitai de trop fixer ce pauvre jeune homme, pour ne pas le mettre mal à l'aise, et décidai de tuer le temps sur les réseaux sociaux, jetant des coups d'œil furtifs à Léo – c'était plus fort que moi. Dix-huit heures sonnèrent rapidement, Léo annonça qu'il avait fini pour aujourd'hui, et le garçon lâcha un tel soupir que je me demandai s'il ne le retenait pas depuis le début du rendez-vous. Tandis qu'il admirait la moitié du tigre qui ornait son bras dans le miroir, Léo alla chercher sa maman, et je dus dégager la chaise pour que les deux clients puissent s'asseoir ; je me mis dans un coin, debout, écoutant Léo expliquer toutes les procédures de cicatrisation, et leur rappeler la date du prochain rendez-vous, pour finir l'œuvre. L'ado avait les yeux rivés sur son bras, enveloppé d'un film plastique, l'air complètement ahuri. Lorsque la mère évoqua le sujet du règlement, Léo agita les mains :

— Non, non, vous ne me devez rien. Les tatouages pour couvrir les cicatrices sont gratuits.

— Gratuits ? C... c'est vrai ?

— Bien sûr. (Il hésita, puis dit à voix plus basse :) Je pense que parfois, la vie nous fait déjà assez payer pour nos erreurs.

— Oui, c'est vrai... Merci beaucoup, monsieur, c'est tellement généreux. Aaron, tu dis merci ?

— Merci, monsieur, marmonna-t-il sans oser regarder Léo en face.

— Oh, appelle-moi simplement Léo. Je ne suis pas si vieux que ça...

Il parvint à arracher un sourire au dénommé Aaron. Miracle ! Ce simple geste illumina son visage, et il parut tellement plus jeune, tellement moins torturé... Puis son sourire disparut, et la magie prit fin. J'eus un pincement au cœur. Merde, ce n'était qu'un gosse ! Qu'avait-il bien pu lui arriver dans sa courte vie pour en être là ?

Je n'eus pas le loisir de me poser toutes ces questions : le rendez-vous prit fin, la mère remercia Léopold au moins un milliard de fois, puis elle s'en alla avec son fils, réclamant à voir son tatouage, non sans quelques protestations de la part de ce dernier. Je les écoutai franchir les portes, puis le silence retomba, seulement interrompu par Clémentine qui rangeait son bureau en face.

Léopold se tourna vers moi, l'air fatigué mais heureux. J'eus la stupide envie de m'avancer et de prendre son visage en coupe, ou de l'embrasser, ou n'importe quoi – de le toucher. Mais je me retins, bras croisés, luttant contre cette force invisible qui m'attirait à lui comme un aimant. Il se leva et, comme soumis à la même impulsion que moi, il fit un pas dans ma direction, avant de se raviser en secouant la tête. Aucun de nous ne releva la tension étrange qui régnait. Sans un mot, Léo rangea ses affaires, et je m'éclipsai de la pièce pour ne pas le déranger dans son ménage.

Dix minutes plus tard, il sortit de son atelier et alla toquer à celui de Clémentine pour la prévenir qu'il partait. Au même moment, j'aperçus du coin de l'œil une splendide Tesla blanche s'arrêter devant le salon, puis Roger en sortir, réajustant son costume sur ses épaules. Ce type était toujours d'une classe impeccable, c'en était presque comique : je crois que je ne l'avais jamais vu sans sa cravate et ses boutons de manchette. Il rentrait dans le personnage du majordome avec brio et effectuait toujours son travail à la perfection. Ce n'était pas pour rien si Léo en avait fait son garde du corps personnel : pas une seule fois il n'avait failli à son devoir. Je songeai que ce devait être une drôle de vie, de devoir vivre à travers quelqu'un d'autre, au rythme d'un d'autre, à suivre tous les désirs de son employeur, sans juger ses excentricités – et Dieu que Léo en avait ! –, sans jamais baisser sa garde. Même s'il ne le traitait pas ouvertement comme un ami, je savais que Léo tenait beaucoup à lui, et que Roger avait lui aussi fini par silencieusement s'attacher à cet homme haut en couleurs.

Je sortis de mes pensées quand Léopold apparut devant moi, un sourire éblouissant sur le visage. Oh, merde. Wow. Allais-je seulement un jour m'habituer à sa beauté ? Je sentis mes genoux faiblir, et dus faire preuve d'un self-control inhumain pour ne pas me laisser choir à ses pieds, là, au milieu de ce salon de tatouage, sur ce damier qui me rappelait un jeu d'échecs géant. Il se planta devant moi, les yeux pétillants, son sublime visage levé vers moi, et je dus lutter de toutes mes forces pour ne pas le plaquer contre moi et l'embrasser à en perdre haleine. Ses grands iris noirs me regardaient comme si j'étais le centre du monde, et je crus voir sa main s'approcher furtivement de la mienne, avant de disparaître, comme s'il ne s'était rien passé. Plusieurs secondes passèrent à nous fixer comme deux cons, souriant à la simple vue de l'autre, à nous retenir de nous toucher, de céder à l'attraction interdite que nous peinions à réfréner. Sans me quitter des yeux, Léo souffla un « Tu viens ? » auquel je répondis d'un bref hochement de tête. Puis il se détourna de moi et se dirigea vers la sortie, me laissant le cœur retourné et l'esprit embrumé.

Je ne pus m'empêcher de mater son petit cul bombé dans son jean, qui se balançait devant moi, et fis comme si de rien n'était quand Léo s'arrêta pour me tenir la porte. Il vérifia à droite et à gauche qu'il n'y avait aucun danger, avant de se faufiler entre les voitures garées pour s'engouffrer dans la Tesla, remerciant Roger qui lui avait ouvert la portière. Ce dernier m'invita à prendre place à l'avant, avant de faire le tour de la voiture pour s'installer derrière le volant et démarrer. La voiture fila sans un bruit, comme si elle flottait par-dessus la route.

— Salut, chéri, entendis-je Léo murmurer avant d'embrasser Juste, tous deux à l'arrière.

Je me retins de me retourner – j'avais vraiment un problème avec le voyeurisme ! – et gardai les yeux rivés sur la rue. Je me forçai à ne pas écouter Léo et Juste s'échanger des banalités, se raconter leur journée, mais leurs voix portaient dans l'habitacle silencieux, aussi je finis par allumer la radio. Roger me lança un regard indéchiffrable mais ne dit rien. Je me laissai aller dans mon siège et essayai de me perdre dans mes pensées pour ne pas subir les roucoulements de Léo pour son fiancé.

Le trajet me parut interminable, à écouter des tubes sans intérêt et à regarder les parisiens tirer la gueule, aussi le soulagement que je ressentis lorsque la voiture s'engouffra dans le parking souterrain de l'immeuble fut indescriptible. Je sentis que Léo s'agitait à l'arrière, mais je tâchai de ne pas y prêter attention – parfois, vivre avec Léopold s'apparentait de très près à élever un enfant. Entre caprices, idées saugrenues et pics d'énergies aléatoires, Bernard avait raison quand il disait que travailler avec Léopold était une véritable aventure. Nous nous garâmes près de l'ascenseur, et Léo fut le premier à bondir hors de son siège, excité comme une puce.

— Le dernier arrivé est pédé ! cria-t-il en se ruant vers la sortie.

Je jetai un regard stupéfait à Juste, qui semblait vouloir disparaître sous terre. Nous rejoignîmes Léopold qui trépignait devant l'ascenseur, portable en main, concentré sur quelque chose que je ne voyais pas. Roger, qui était monté dans son propre véhicule pour regagner son domicile, nous souhaita une bonne soirée avant de s'en aller. Je lui fis un signe de la main, avant de me tourner vers Léo pour lui faire remarquer :

— Je croyais que tout le monde était pédé, ici ?

— Tic, tu n'as aucun humour. Thon ou saumon ?

— Pardon ?

— Tu n'as pas écouté, dans la voiture ? Ce soir, on commande des sushis. Tu préfères le thon ou le saumon ?

— Euh... le saumon, répondis-je, comprenant mieux son agitation – Léo adorait les sushis.

— Est-ce que je te prends de la sauce soja sucrée ? On n'a que de la salée, à la maison.

— Non, ça ira, merci.

L'ascenseur arriva enfin et nous ouvrit ses portes. Nous nous engouffrâmes, et je me sentis géant au milieu de ces deux hommes qui mesuraient tous deux une tête de moins que moi. Léopold ne décrochait pas de son portable, et Juste inspectait ses pieds comme un garçon qu'on viendrait de punir. Je fis de mon mieux pour me faire oublier durant le court trajet jusqu'au cinquième étage. Le silence était lourd, si lourd...

Enfin, nous pûmes sortir de cette odieuse boîte de conserve. Juste sortit ses clés et déverrouilla l'appartement, et Léo s'empressa de sauter sur le canapé, sans prendre la peine d'enlever manteau ou chaussures. Son fiancé, à l'inverse, s'appliqua à ranger ses affaires avec une minutie presque ridicule. Je me contentai de pousser mes chaussures toutes neuves dans un coin et de vider mes poches sur la table basse du salon.

— Un rafraîchissement, Atlantic ? me demanda Juste, déjà dans la cuisine.

— Tu as de la bière ?

— Évidemment qu'on a de la bière, marmonna Léo sans relever les yeux de son écran. Blonde, ambrée, brune, noire... et même aux fruits rouges, si ça te chante.

— Euh... une blonde, alors, s'il te plaît.

Juste revint avec deux bouteilles et un décapsuleur en main, ainsi qu'un verre de limonade pour lui.

— Tu ne bois pas d'alcool ? relevai-je.

— Non, je... je n'aime pas ça.

Il baissa les yeux comme s'il venait de m'avouer son secret le plus intime. Il s'appliqua à vouloir ouvrir les bières, mais je vis qu'il galérait, alors je lui pris le décapsuleur des mains le plus doucement possible pour ne pas le surprendre.

— Laisse, je m'en occupe. Je peux comprendre : au début, je détestais l'alcool, mais à force d'en boire, j'ai fini par m'y faire. Un peu comme pour le café.

— Putain, six euros les quatre pauvres brochettes de bœuf ! C'est du foutage de gueule, râla Léo, sans se soucier de nous.

Je fis sauter la capsule de bière d'un mouvement habile et fis glisser la bouteille vers lui, qu'il attrapa sans regarder. Il but une longue rasade, et ce fut seulement quand Juste se racla la gorge que je me rendis compte que j'avais les yeux rivés sur Léopold, dont la pomme d'Adam montait et descendait à un rythme hypnotique. Je papillonnai des paupières et ouvris ma bière avant de moi aussi en descendre la moitié d'une traite – il allait au moins me falloir ça pour supporter la soirée !

Juste s'installa sur le canapé, collé à Léo, et alluma la télé, son verre de limonade en main. Je décidai de rester par terre, calé entre le divan et la table basse, sirotant ma bière tandis que Juste cherchait un film sur Netflix. Ils se chamaillèrent avec Léo sur le genre – Juste voulait de la romance, Léo de l'action – et finirent par se mettre d'accord sur un film sorti récemment qui promettait d'être assez drôle. Léo se leva pour aller chercher d'autres bières, et je ne pus ni m'empêcher de hausser les sourcils quand je vis qu'il en ramenait une dizaine, ni d'ouvrir la bouche quand je me rendis compte qu'il les rangeait dans un petit frigo discret que je n'avais pas remarqué juste à côté du meuble télé. Putain ! Je n'avais pas l'habitude de ce genre de conforts. J'avais toujours vécu dans de petits appartements, tous miteux, entre la moisissure et les meubles branlants, et même chez Léo, à Lyon, ce n'était pas le grand luxe. Il vint se rasseoir contre Juste, mais se plaça cette fois à sa gauche, et donc à ma droite. À seulement un petit mètre d'écart... J'aurais aimé dire qu'il l'avait fait en toute innocence, mais quand nos regards se croisèrent, et que je vis l'étincelle brûlante de malice dans le sien, je compris qu'il avait fait exprès. Bordel, il lui suffisait de tendre le bras, et il me touchait... Sans même que Juste s'en aperçoive. Merde, alors ! À quel genre de jeu pervers s'adonnait-il ? Et surtout, étais-je assez fort pour y résister, alors que tout mon corps me hurlait de le faire mien ?

Heureusement pour moi comme pour lui, Léopold resta sage, et sirota sa bière sans quitter la télé des yeux. Je finis par me concentrer sur le film, moi aussi, et oublier la présence de Léo. Au bout d'une demi-heure, la sonnette de l'appartement retentit, nous faisant sursauter tous les trois ; Léo alla ouvrir, c'étaient les sushis. Il fila un gros billet au livreur en échange de son silence quant à son adresse, et posa les nombreux sacs plastiques qui dégageaient une odeur divine devant nous. Juste mit le film en pause, le temps de déballer la nourriture, chacun eut droit à une paire de baguettes, une nouvelle bière, et tout ce petit monde se rassit, dévorant les sushis avec appétit. Putain, ils étaient bons ! Je n'osais pas imaginer le prix de la commande. Léo n'y était pas allé de main morte sur la quantité. Mais bon, ce n'était pas comme s'il était du genre à compter ses sous à la fin du mois... Probablement qu'il ne voyait même plus le chiffre en entier, tant il y avait de zéros !

J'étais en train d'enfourner un nigiri entier dans ma bouche quand je la sentis. Sa main. Sur ma nuque. Le contact était léger, presque imperceptible, mais aucun doute : seule la peau de Léopold me provoquait de tels frissons électriques. Je faillis m'étouffer avec ce foutu nigiri, et j'entendis Léo rire dans mon dos – connard ! Ses doigts effleuraient ma nuque de haut en bas, puis de bas en haut, une minuscule caresse, et pourtant si puissante, que j'en oubliai momentanément de respirer. La température grimpa de dix degrés dans mon corps : Léopold me touchait ! Je n'osai pas bouger d'un millimètre. À peine si j'y croyais. Une part de moi me hurlait de ne pas le laisser faire, que c'était mal, et que j'étais absolument dégueulasse de faire ça à Juste, mais d'un autre côté... J'étais incapable de m'éloigner. Pire encore, je me laissai légèrement aller en arrière, et les doigts de Léo se glissèrent dans mes cheveux. Il resta quelques secondes sans bouger, puis je l'entendis s'esclaffer doucement, avant que ses caresses ne reprennent. Il massait doucement la base de mon crâne, tirait sur mes petits cheveux, et c'était si tendre, si bon, que je finis par en oublier Juste. Comment quelque chose d'aussi incroyable pouvait être interdit ? Comment... l'amour pouvait être interdit ?

Il est fiancé ! me hurlait ma conscience, cette salope. Mais ce n'était pas vraiment ma faute, n'est-ce pas ? C'était lui qui avait initié le mouvement. C'était lui qui avait glissé sa main vers moi, en secret. C'était lui... Oui, c'était lui, seulement lui. Dans mon cœur, dans ma tête, dans mon âme, c'était toujours lui... Mon esprit se mit à divaguer, porté par le plaisir, et mes pensées se décousirent jusqu'à ne former qu'un seul mot : Léopold. Il n'avait fait que glisser le bout de ses doigts dans mes cheveux, et moi j'étais à sa merci, avide de son contact comme un chien affamé, incapable de réfléchir correctement. J'aurais eu honte de moi, si seulement j'étais encore en pleine possession de mes moyens. Mais l'alcool et les doigts habiles de l'homme que j'aimais dans cette zone sensible me privaient de tout raisonnement sensé. Si j'avais pu, je me serais mis à ronronner, comme un gros chat... Tiens, en parlant de chat, je vis une énorme boule de poils noire s'approcher sans bruit, se frottant sur les meubles au passage.

— Bagera ? chuchotai-je, surpris. Salut, mon gros. Ça faisait longtemps...

Je tendis la main vers Bagera et, après m'avoir regardé de travers, il consentit à s'approcher pour la renifler, et il sembla reconnaître mon odeur, car il faillit se casser la gueule en se frottant contre moi. Je n'entendis pas le doux bruit de ronron, mais je sentis son corps vibrer entre mes mains. Je lui gratouillai les oreilles, le dos, la base de la queue, et il s'arrêta pour me lécher les doigts de sa langue râpeuse. Il finit par sauter sur le canapé et rejoindre son maître, qui l'accueillit avec des grands gazouillis.

— Oh, Bagera, mon gros bébé ! Tu sors enfin de ta cachette ? Viens voir papa, espère ce crapule obèse...

Il continua d'insulter avec affection son chat, le noyant sous les câlins. Sa délicieuse main disparut de ma nuque, et je ne sus pas si j'en étais soulagé ou déçu ; c'était mal, et je respirais mieux maintenant qu'il ne me touchait plus, mais... J'en voulais encore ! Je décidai de noyer ces pensées inappropriées dans le fond de bière qu'il me restait, et me levai immédiatement après pour aller en chercher une autre. Le sol commençait un peu à tanguer, et ma langue était pâteuse, mais j'étais encore loin d'être ivre. Je contournai le canapé par derrière pour ne pas gêner Juste et Léo, et ce dernier me demanda en chuchotant de lui ramener une bouteille aussi. Je revins m'asseoir le plus silencieusement possible et laissai à Léo le soin de manier le décapsuleur. Nos doigts se frôlèrent quand il me tendit ma bière. Mon cœur rata un battement.

Après cela, Léo ne me toucha plus de tout le film, ce qui me laissa un goût doux-amer. Moralement, c'était la chose à faire – enfin, à ne pas faire –, mais le cœur n'en avait rien à foutre de la morale, et, à cet instant, le mien saignait, comme si Léo était un pansement à mes blessures intérieures. Même les cinq, ou peut-être six bières que je venais de m'enfiler ne parvenaient pas à me faire oublier ma douleur. Léo était à la fois proche, tellement proche, et loin, tellement loin... À ma portée, mais hors d'atteinte. Avais-je fait tout ce chemin pour m'imposer une telle torture ? Mais que pouvais-je y faire ? Ce n'était pas comme si j'avais le choix, pas vrai ? Léo, lui, en revanche, l'avait, le choix... Faisait-il le bon ? Y'avait-il un bon choix ? Lui aussi devait lutter entre ce que lui dictait son cœur et sa raison. Lequel allait-il laisser gagner ? Lequel allait-il choisir ?

Je sentis l'objet de mes pensées s'agiter derrière moi, et je me rendis compte que le film était fini. À peine si j'y avais fait attention ; de toute façon, je n'étais pas sûr d'avoir raté grand-chose. Ennuyé par l'agitation soudaine, Bagera sauta du canapé et s'enfuit hors de ma vue, la queue relevée. Léo lâcha un rot franchement peu élégant en se relevant, faisant râler Juste, qui était déjà en train de ramasser les détritus et rassembler tout ce que nous n'avions pas mangé. Je mis un peu de temps à dérouiller la machine ; je tenais très mal l'alcool. Le temps que je parvienne à déplier mon corps et tenir sur mes deux jambes, Juste avait déjà passé un coup d'éponge sur la table et faisait bouillir de l'eau pour une tisane. Je déclinai l'offre quand il m'en proposa une tasse, et partit me réfugier dans la salle de bains pour me brosser les dents et m'asperger le visage d'eau tiède. Malgré le goût rafraîchissant du dentifrice, je gardais l'arrière-goût âcre de la bière, et j'avais l'impression que ma langue avait triplé de volume. Je marchai jusqu'à ma chambre, me cognant contre le chambranle, et m'écroulai sur mon lit sans prendre la peine d'éteindre la lumière.

Je restai quelques minutes ainsi, luttant contre l'impression désagréable d'être en train de tourner à toute vitesse, un bras en travers du visage pour me protéger de l'ampoule criarde. J'entendais Léo et Juste papoter, mais ne discernais pas le moindre mot, seulement leurs voix basses et masculines. Celle de Léo me filait des frissons dans tout le corps, et j'imaginai qu'il me murmurait à l'oreille, que son souffle s'échouait sur ma peau, qu'il était là, tout contre moi... Les voix se rapprochèrent, accompagnées de leurs pas dans les escaliers, mais je n'eus pas la foi de bouger. Léo dit à Juste qu'il allait prendre une douche, ils se souhaitèrent bonne nuit, j'eus envie de vomir lorsqu'ils s'embrassèrent. Comment un geste aussi tendre pouvait sonner aussi sale ? Imaginer leurs salives se mélanger me dégoûtait. Pourtant, quand je me mettais à la place de Juste, c'était une toute autre émotion qui m'animait... Une porte qui se ferme, des pas feutrés, une respiration lourde d'alcool. Je ne pus empêcher mon cœur de battre un peu plus vite. Je devais me lever, éteindre cette foutue lumière et me glisser sous les draps... Et surtout, arrêter d'imaginer Léopold sous la douche. Son corps nu, ses muscles fins mais fermes, ses tatouages qui s'entrecroisaient sur sa peau, ses cheveux mouillés qui retombaient sur sa nuque... Bordel ! Je devais vraiment penser à autre chose.

Je décidai de compter jusqu'à dix pour trouver la force de me lever. Un, deux, trois... Je ne pus m'empêcher d'imaginer Léo, sous l'eau chaude, en train de passer ses mains sur son torse, ses pectoraux, son ventre, glisser sur la toison de son pubis et...

... Et évidemment, ce fut au moment où j'étais en train de l'imaginer à poil que l'objet de mes fantasmes décida de toquer à ma porte !

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