12. Le goût de l'interdit (1)
Atlantic
J'étais en train de jouer à un jeu débile sur mon portable quand la porte du bureau s'ouvrit, me faisant sursauter. Un homme dans la quarantaine entra, suivi de Léo, qui avait retrouvé toute sa bonne humeur – que je savais factice, mais il jouait si bien la comédie que si je n'y prenais pas garde, je risquais d'y croire, moi aussi. Léo me présenta comme un stagiaire qui était ici pour observer. L'homme me serra la main, un petit sourire stressé sur le visage, à la fois heureux et inquiet de se retrouver ici. Léo le fit s'installer devant son bureau et prit place à son tour, bombardant son client de blagues et de rictus pour le détendre – et putain, c'était diablement efficace ! J'avais oublié à quel point Léopold était doué avec les gens. Après tout, sa célébrité ne venait pas de nulle part : il était capable, en quelques instants, de charmer n'importe qui, jouant de tous ses atouts comme un marionnettiste. Un sourire ici, un regard en biais là, une posture particulière, une main sur l'épaule, une plaisanterie bien placée, un battement de cil, un hochement du menton... Il orchestrait ses mouvements avec une telle précision, une telle efficacité, comme un danseur de ballet, il captivait quiconque posait les yeux sur lui. Et bien évidemment, je n'y faisais pas exception : ma seule différence, c'était que j'avais passé tant de temps à l'observer, l'analyser, le décortiquer pour mieux le comprendre, que désormais je voyais tous ces détails, j'étais même capable de prédire ses stratégies, d'anticiper ses mouvements. Je n'y étais pas pour autant immunisé. Si j'étais clairvoyant quant à ses petits jeux de manipulation, je me laissais quand même berner à chaque fois. J'étais tout bonnement incapable de résister à son magnétisme.
C'était le deuxième rendez-vous du client, ce qui voulait dire que les tatouages étaient déjà dessinés et à la bonne taille : il suffisait désormais de les placer au bon endroit, et enfin, de les inscrire à jamais. L'homme les voulait sur son biceps, là où il pouvait les voir. Léopold décalqua les dessins sur sa peau, pour avoir une idée du résultat final, et s'assura que l'homme n'avait aucun regret, ce que celui-ci confirma sans hésiter. Il s'installa donc sur la table tandis que Léo se préparait à tatouer.
Les deux heures qui suivirent me parurent ne durer que quelques minutes : je regardai Léo travailler, complètement fasciné par sa beauté et le charisme écrasant qu'il dégageait lorsqu'il était concentré sur sa passion. Il ne s'en rendait pas compte, mais quand Léo tatouait, son langage corporel changeait, et il semblait doubler en taille tant il émanait de grandeur. Il exsudait une telle confiance, une telle maîtrise, une telle sérénité, c'était comme s'il devenait quelqu'un de complètement différent. Devant les caméras, il était arrogant, provocateur, il flirtait avec les journalistes, se pavanait comme s'il était le centre du monde ; mais quand il faisait ce qu'il aimait vraiment... Il laissait tomber l'insolence, et ne subsistait que l'assurance dûe à l'expérience, et une humilité qu'il était rare de voir chez lui. Il ne fanfaronnait pas devant ses clients, au contraire : il les laissait s'exprimer, les écoutait sans les interrompre, et s'appliquait à faire de son mieux, au millimètre près. Il était extrêmement rigoureux quant à la qualité de son travail, et ne laissait aucune place à l'erreur ; c'est pourquoi il était rare que ses clients ne soient pas satisfaits. La grande majorité du temps, il avait même plutôt tendance à dépasser leurs attentes, malgré sa réputation impressionnante. Rien que pour le dévouement dont il faisait preuve envers son métier, je l'admirais et le respectais. J'étais moi-même incapable d'autant donner de ma personne dans mon art.
Quand Léopold annonça avec fierté qu'il avait fini, je sortis de ma contemplation, et posai un œil plus critique sur l'œuvre qu'il venait d'accomplir – et, sans surprise, c'était magnifique. Léo était capable de transformer les idées les plus simples en quelque chose de grandiose. Le tatouage n'était pas forcément tape-à-l'œil, mais si on y prêtait attention, on se rendait compte de l'infinité de détails et du génie dans chacun des traits. L'ensemble était harmonieux, délicat, intime, comme l'était l'amour que ressentait ce père pour ses enfants. Il fut d'ailleurs ému en découvrant la beauté d'apparence simple de son tatouage : ses yeux devinrent aussi rouges que son bras, et Léopold poussa discrètement les mouchoirs vers lui. Je détournai la tête pour lui laisser un peu d'intimité, le temps qu'il se remette de ses émotions.
Je n'écoutai qu'à moitié quand Léo lui lista toutes les étapes qui allaient suivre dans la cicatrisation, comment il devait prendre soin du tatouage, et de ne surtout pas hésiter à venir s'il avait le moindre problème. Ils sortirent du bureau, et j'entendis l'homme régler la note au comptoir avant de s'en aller, après avoir remercié Léopold au moins une vingtaine de fois. Des bruits de pas, puis ce dernier apparut, un petit sourire sincère sur les lèvres.
— Ça va ? Tu ne t'ennuies pas trop ? me demanda-t-il.
— Non, pas le moins du monde. J'adore te regarder travailler, tu le sais.
— Je voulais juste m'en assurer. J'ai fini en avance, j'ai une dizaine de minutes devant moi avant que le prochain client arrive. Tu veux m'accompagner fumer une clope ?
— Non, merci. Je vais t'attendre ici.
Il haussa les épaules, et prit ses cigarettes cachées dans son bureau avant de partir. Je l'arrêtai au dernier moment :
— Attends, Léo ?
— Oui ?
— Où sont les toilettes ?
Il m'intima d'un mouvement de la tête de le suivre. Il me montra une petite porte à l'accueil, à l'opposé des bureaux, et je le remerciai avant de le regarder sortir. Il sortit ses cigarettes de sa poche arrière, en alluma une, prit une longue taffe, et la recracha vers le ciel, l'air nonchalant. Il passa une main dans ses cheveux avant de l'enfoncer dans sa poche, yeux fermés, profitant de l'air frais. Je me rendis compte que j'étais planté au milieu du salon en train de reluquer mon ex – je me dépêchai d'entrer dans les toilettes et de fermer à clé derrière moi, rouge de honte.
Je fis mes besoins, me lavai les mains, et retournai dans l'atelier de Léo en prenant bien soin d'éviter de regarder le concerné. Au passage, je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil dans le bureau de Clémentine, dont la porte était entrouverte ; elle était en train de travailler sur le tatouage d'un client, sourcils froncés, et Thomas était assis à côté d'elle, la tête posée sur son épaule. Clémentine sentit qu'elle était observée et releva le menton. Nos yeux se croisèrent, et elle m'adressa un petit sourire, que j'osai à peine lui rendre. Je me réfugiai dans la pièce d'en face et fermai derrière moi.
Je profitai d'être seul pour m'étirer – rester deux heures sans bouger sur une chaise en plastique, ça faisait drôlement mal au cul. Après quoi je me réinstallai et attendis que Léopold revienne, faisant défiler mes recommandations Youtube sans y penser. Je sursautai quand la porte s'ouvrit.
— Je t'ai fait peur ? rit Léo.
— Non, je... Enfin, si, mais ce n'est pas grave.
Il sentait le tabac froid et l'air pollué de Paris. Il rangea ses affaires et, avant de repartir au comptoir pour accueillir le prochain client, me fit un clin d'œil complice – j'en restai bouche bée. Léo avait toujours été très joueur, et adorait ce genre de taquineries, mais... il savait aussi très bien l'effet que ça avait sur moi ! J'étais particulièrement sensible aux regards lourds de sens, aux œillades aguicheuses, et surtout, aux clins d'œils provocateurs... Mon sang ne fit qu'un tour avant de se concentrer dans un endroit très précis de mon corps, et je me mis à me tortiller sur ma chaise, mal à l'aise.
La petite voix dans ma tête me rappela que ce n'était que me rendre la monnaie de ma pièce : je n'avais pas pu m'empêcher, ce midi, d'adopter une posture enjôleuse alors que je mangeais mon dessert. C'était indécent, je le savais, surtout en présence de son fiancé, mais ç'avait été plus fort que moi : je crois que j'étais incapable d'être autour de Léo sans chercher à lui plaire... Mais, en même temps, c'est lui qui avait commencé ce jeu interdit en me reluquant sans gêne, à son arrivée. Il avait littéralement ralenti le pas et manqué de s'étaler à force de me mater. Même chose, après le repas : il avait failli se refaire le portrait sur un lampadaire, trop absorbé dans la contemplation de mon visage. Comment voulait-il que je reste de marbre alors qu'il m'envoyait tous ces signaux croisés ? Et puis, il y avait eu sa dispute avec Clémentine : les mots qu'il avait prononcés m'avaient fait mal, certes, mais... quelque chose d'infiniment naïf et stupide en moi n'y croyait pas. D'ailleurs, Clémentine non plus n'y avait pas cru. Je n'étais pas certain que Léo se croie lui-même. Tout le monde se voilait la face et faisait semblant de ne pas voir l'éléphant dans la pièce – c'est-à-dire, moi...
Un coup froid et distant, un coup complice et joueur, Léo ne savait pas sur quel pied danser avec moi. Et je ne le savais pas plus que lui ! Je ne cessais d'entendre qu'il aimait Juste et qu'il lui resterait fidèle, mais dès que ce dernier n'était plus là, il agissait comme s'il n'existait pas. Peut-être que lui non plus, il ne pouvait pas s'empêcher de me séduire ; mais dans ce cas, il devait sérieusement remettre en question son couple. Et ce très, très vite. Mais voilà, Léo était un lâche : face à l'adversité, il fuyait. Face à un tel dilemme, sa seule réponse était le déni. Et je ne pouvais pas me vanter d'être bien plus glorieux que lui – j'étais, moi aussi, à ma manière, dans le déni... C'était trop difficile d'avaler le fait que Léo aimait quelqu'un d'autre que moi, et qu'il avait posé son putain de genou à terre pour lui demander sa main, alors qu'il n'avait jamais eu les couilles de le faire pour moi. C'était trop difficile de partager mon amour pour Léo avec quelqu'un que je connaissais à peine. Je voulais que Léo soit mien, seulement mien, que nos âmes ne fassent qu'une, que nos vies soient liées à jamais... Alors je faisais exprès d'oublier que Juste existait, moi aussi. Pour ne pas avoir trop mal. Pour ne pas me poser trop de questions douloureuses – pourquoi est-ce qu'il l'avait demandé en mariage et pas moi, qu'est-ce que ce type avait de spécial que je n'avais pas, comment arrivait-il à me remplacer, est-ce que Léo l'aimait plus que moi, est-ce qu'il ressentait la même connexion pratiquement divine avec lui que ce que nous avions vécu... Tout ça n'étaient que des interrogations qui ne trouveraient jamais de réponses, alors je préférais faire comme si rien de tout ça n'était réel, et qu'il n'y avait que Léo et moi, là, maintenant. Comme si je n'étais jamais parti, comme s'il n'était pas en couple avec un autre. Comme si tout était normal et que cette situation ne relevait pas de l'absurdité la plus totale. Comme s'il avait le droit de me faire des clins d'œil alors qu'il savait très bien que ça me faisait bander.
Je n'y tins plus ; je me levai d'un bond, ramassai mes affaires, et sortis de la pièce. Léopold était au comptoir, face à deux clientes qui n'arrêtaient pas de glousser, et me regarda avec des yeux ronds. Je me dirigeai vers la sortie avec un sourire désolé, mais cela ne suffit pas à Léo, qui m'arrêta :
— Tu vas où ?
— Je vais me balader, je commence à étouffer, dans cette petite pièce. Je n'en ai pas pour longtemps.
— OK... Si jamais t'as un problème, tu m'envoies un SMS, d'accord ?
Je hochai du menton et quittai le salon, ignorant les regards en biais des clientes qui nous dévisageaient avec un appétit non dissimulé. Je ne savais pas si elles fantasmaient sur nous, et si elles fantasmaient à l'idée de nous voir ensemble... Quelle que soit la réponse, je ne voulais pas savoir. Je me mis à marcher sans vraiment savoir où aller. J'enfonçai mes mains dans mes poches, sentis mon poème que j'avais froissé – je l'avais oublié, celui-là. Je sortis mon téléphone à la recherche d'un café dans lequel m'installer, et en explorant les environs, je remarquai une adresse en particulier. Celle d'une librairie-fleuriste.
La boutique de Saska.
J'avais très peu côtoyé Saska ; la seule fois où nous nous étions vus, c'était à l'anniversaire géant de Léopold, et nous nous étions à peine adressé la parole, gênés par le vacarme ambiant. Léo m'avait beaucoup parlé d'elle, et m'avait expliqué son passé, ses épreuves, en me promettant de ne le révéler à personne, parce qu'il n'était pas censé être au courant. Je me souvenais qu'elle portait une robe à paillettes qui n'arrêtait pas de remonter sur ses cuisses, et de m'être fait la réflexion que j'avais rarement vu quelqu'un aussi mal à l'aise de toute ma vie. Mais l'image que j'avais d'elle était celle d'une survivante. Sachant ce qu'elle avait vécu, je ne pouvais qu'être admiratif de son parcours, et d'avoir réussi à s'en sortir. En début d'année, j'avais vu la nouvelle comme quoi le chanteur Carlos Roca Luiz s'était fait arrêter et emprisonner pour un sacré paquet d'années, avec une liste de crimes longue comme le bras : viol, meurtre, trafic et consommation de drogues, violence conjugales, séquestration, port d'arme illégal... C'était sans fin. Et quand je pensais au visage de Saska, qui avait vécu ces horreurs, je ne pouvais m'empêcher d'être désolé pour elle, et impressionné par le courage de ce petit bout de femme.
Je décidai sans vraiment y réfléchir de me rendre à sa boutique. Ce n'était pas à côté, j'en avais pour une petite demi-heure de marche, mais ça ne me dérangeait pas ; et puis, maintenant que Clémentine était au courant de mon retour, il y avait de fortes chances que Saska le soit aussi. Si je ne connaissais que très peu Saska, c'était tout l'inverse, pour Clémentine. J'avais vécu avec elle et toute la fratrie de Léo dans un appartement à Lyon, et je savais que notre tatoueuse au caractère bien trempé était incapable de tenir sa langue : tout ce qui lui arrivait, il fallait qu'elle en parle à ses meilleurs amis ! J'étais prêt à parier qu'elle avait déjà envoyé un long SMS indigné à Saska pour lui expliquer la situation, et se plaindre du caractère exécrable de Léopold.
Je sortis mes écouteurs et lançai l'album Absolution de Muse – un classique que je connaissais par cœur, pour l'avoir écouté en boucle... Non seulement parce que c'était un bijou musical, mais également parce que le titre me rappelait Léopold. Absolution, ce mot qui régissait sa vie, qu'il avait tatoué sur ses mains pour ne jamais l'oublier, ne jamais oublier qui il était, d'où il venait, et quel était son but ultime... Il m'en avait parlé, une fois où nous avions beaucoup bu, et malgré mon ivresse, je me rappelais de ses mots avec une précision chirurgicale. Au fond, Léopold était comme tout le monde : un enfant en souffrance dans un corps d'adulte. Il avait même nommé son parfum d'après cet épisode de sa vie. Après ça, il avait toujours refusé de reparler de ce sujet. C'était une plaie encore à vif et qui, malheureusement, risquait de le rester toute sa vie. Il y avait tout simplement des blessures qui ne guérissaient jamais.
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