11. Que Dieu me pardonne (2)
Après avoir déposé Juste sur son lieu de travail et fait un détour chez un tatoueur à proximité, qui avait été enchanté de pouvoir me rendre service et que j'avais payé à grands coups de selfies et d'autographes, nous nous garâmes devant le salon, pile à l'heure. Je remerciai Roger, lui rappelai de ne pas oublier d'aller chercher Atlantic, et poussai les portes en verre sous les cris surexcités de Clémentine.
— Oh mon Dieu, Léopold Han, tu es le mec le plus génial, le plus miraculeux, le plus incroyable de cette planète ! Merci, merci, merci...
— Arrête avec tes compliments, on sait tous les deux que je prends facilement la grosse tête, dis-je en riant alors qu'elle m'enlaçait de toutes ses forces. Tiens, la voilà, ton encre.
— Merci encore ! Je te revaudrai ça, c'est promis.
— Oh, ne t'en fais pas. Je n'ai besoin de rien.
Je lui adressai un léger sourire, et la regardai disparaître dans son bureau pour ranger les précieux flacons. Je contournai le comptoir pour faire le point sur les rendez-vous du jour, et vis que Clémentine, fidèle à elle-même, avait déjà répondu aux mails et planifié le reste de la semaine pour moi. Je me notai mentalement de penser à lui acheter une douceur à la boulangerie du coin pour la remercier. Ces derniers temps, je n'avais pas été tendre avec elle, sans lui donner la moindre explication sur mon humeur exécrable. Je savais que ce n'était pas un gâteau et quelques chocolats qui allaient effacer mes erreurs, mais ça ne pouvait pas faire de mal.
Je partis m'installer dans mon propre bureau et commencer à préparer les ustensiles. Aujourd'hui, je passais la journée au salon, ce qui était la première fois depuis le début du mois ; entre le mariage, les interviews, les photoshoots, les voyages et ce foutu casting auquel Bernard voulait absolument que je participe, je n'avais pas été en mesure de passer plus de quelques heures par semaine ici, à mon grand regret. J'aimais cet endroit, et j'aimais ce travail. Le tatouage était ma première passion, mon premier rêve, et plus ma popularité grimpait en flèche, moins je m'y consacrais. Je me promis, une fois le mariage passé et l'euphorie de l'événement retombée, de prendre le temps de repenser mon agenda mensuel pour y inclure le tatouage plus souvent. Me perdre, d'accord ; mais perdre ma passion ? Inconcevable. Je n'étais personne sans les choses que j'aimais.
Je n'étais personne sans les gens que j'aimais non plus. Et pourtant, je les repoussais tous, un à un, dans l'espoir vain de les protéger lorsque tout s'écroulera autour de moi. Ou n'était-ce qu'un leurre ? Peut-être que c'était ce que je voulais me faire croire, mais qu'en réalité, je les repoussais avant qu'eux ne me repoussent, à cause de cette foutue peur de l'abandon. Peut-être que je préférais leur faire du mal plutôt que de les laisser, eux, me faire souffrir. Peut-être que j'étais égoïste à ce point. Après tout, qui est-ce que ça étonnerait ? J'étais Léopold Han, l'imbuvable, l'égocentrique, incapable d'entreprendre quoi que ce soit sans tout foute en l'air. Tout ce que tu touches, tu le détruis. Putain, si seulement cette garce savait à quel point elle avait eu raison ! Je démolissais quiconque avait le malheur de m'approcher.
Juste. Clémentine. Saska. Sam. Clyde. Grace. Mon père. Ma mère. Atlantic. Surtout Atlantic...
Je fus éjecté de ma torpeur lorsque la cloche de la porte d'entrée retentit de toutes ses forces. Machinalement, je plaquai un grand sourire charmeur sur mon visage avant de croiser le regard du client. Évidemment, c'était une jeune femme de mon âge, plutôt jolie malgré son nez refait, et qui avait plus pris rendez-vous pour me rencontrer que pour se faire tatouer. Ce type de personnes ne faisait pas la majorité de ma clientèle, mais presque. Des parisiens riches qui se foutaient bien du petit papillon ou petit cœur que je pouvais leur graver sur la cheville ou derrière l'oreille, et qui ne venaient que pour me poser un maximum de questions personnelles. Et évidemment, j'y étais habitué ; je savais quoi dire et quoi faire pour les rendre heureux sans compromettre ma vie privée. Pour qu'ils puissent se vanter d'avoir été tatoués par Léopold Han, d'avoir parlé avec lui et de connaître tous ses petits secrets. Généralement, ces gens-là exerçaient le métier « d'influenceur » ou de « personnalité publique », quoi que cela veuille dire, et avaient parfois le culot de demander un prix en échange d'une publication sur Instagram. Bizarrement, ils ne me posaient jamais directement la question à moi, mais à Clémentine, ce qui était une grossière erreur de jugement étant donné son caractère affirmé, mais la faute à la misogynie et à son allure hyper féminine, les gens la prenaient pour une petite créature manipulable. Il fallait dire qu'à chaque fois que ça arrivait, c'était un véritable spectacle. Clémentine trouvait des manières toujours plus créatives d'envoyer chier ces influenceurs imbus d'eux-mêmes.
Sans surprise, la jeune femme venait pour se faire tatouer le mot « Freedom » sur la nuque en écriture cursive, comme si je n'avais pas déjà fait ce tatouage sur des centaines de personnes avant elle. Elle rougissait à chaque fois que je la regardais, et s'accrochait à son téléphone dernier cri comme s'il contenait ses organes. J'enfilai le costume de la célébrité rigolote et passai l'heure suivante à me mettre en scène pour le plaisir de la bourgeoisie française. La matinée se déroula ainsi, client après client, tous venus se faire tatouer de petites conneries là où personne ne pouvait les voir.
Lorsque midi sonna, j'expédiai mon dernier client vers la sortie et enfilai ma veste sans attendre. J'étais en train de fourrer mes affaires dans mes poches et de marcher à grands pas vers les portes lorsque Clémentine m'interpella :
— Tu vas où, comme ça ? T'as rendez-vous ?
— Oui, je déjeune avec Juste et At... et, euh... et je suis en retard.
— Il est midi une, Léo.
— Exactement, c'est ce que je dis. Je suis en retard.
Elle arqua un sourcil parfaitement épilé, pas convaincue pour un sou.
— Que se passe-t-il, Léo ?
— Rien ! Absolument rien. Tout va bien dans le meilleur des mondes !
Je lui adressai mon plus beau sourire et ne lui laissai pas le temps de répondre avant de filer. Une fois dehors, je pris une longue inspiration pour me gorger d'air frais. Ça sentait le bitume, l'urine et la douceur salvatrice d'une légère brise. Je pris la direction du restaurant avec de grandes enjambées, me sentant étrangement plus enjoué qu'à mon habitude.
J'allais déjeuner avec Atlantic. Cette seule pensée suffisait à faire battre mon cœur plus vite et le gorgeait d'une drôle de sensation chatouilleuse. Après des mois à le chercher, à me demander où il était et s'il allait bien, si j'allais seulement le revoir un jour... Il était là, tout près, il dormait sous mon toit, et j'allais déjeuner avec lui.
J'aperçus du coin de l'œil des têtes se retourner dans ma direction ; j'étais dans une rue parallèle à un quartier populaire, et je n'avais pris aucune précaution pour ne pas me faire reconnaître, ce qui n'était pas dans mes habitudes. Je marchais à visage découvert, sautillant presque de joie, ne pouvait qu'à peine retenir le sourire idiot qui me démangeait. Je m'étais fringué de manière simple, un tee-shirt blanc et un jean noir troué, ce qui laissait mes tatouages à la vue de tous, ainsi que mon visage démaquillé. Je n'avais même pas rangé mon téléphone dans mon sac : il dépassait de ma poche arrière, le laissant à la merci de n'importe quel pickpocket qui se trouvait suffisamment proche de moi. En bref, je ne me comportais pas comme la célébrité mondiale que j'étais, mais comme un jeune homme heureux et insouciant. Bordel, je ne me reconnaissais pas ! Je fendis en deux un groupe de jeunes qui me dévisagea avec des yeux ronds. J'entendis qu'ils chuchotaient mon nom, pleins d'incrédulité, mais je ne leur laissai pas le temps de m'interpeller et accélérai légèrement le pas. Je ne mis que cinq minutes à rejoindre le restaurant, à l'angle de la rue, et reconnus ma voiture qui démarrait et partait en sens inverse, Roger au volant. Je lui fis un signe de la main avant de porter mon regard sur le restaurant.
Atlantic était là, légèrement en retrait, les yeux déjà fixés sur moi. À l'instar de ce matin, son expression était indéchiffrable. Il portait une chemise rayée visiblement neuve et un pantalon en toile beige, ainsi que de jolies chaussures en cuir marron. Ses cheveux bouclés un peu trop longs brillaient sous l'éclat du soleil et caressaient ses tempes, propres et légers. Il s'était rasé, ce qui mettait en valeur l'angle affirmé de sa mâchoire et son cou musclé prononcé par sa pomme d'Adam. Il était debout, les mains dans les poches, le regard rivé sur moi, ses yeux d'un bleu maya unique, si clairs qu'on avait l'impression d'y voir toute son âme à travers. Il était foutrement beau, dans ses nouveaux habits qui lui seyaient à merveille, avec sa nonchalance feinte, fier comme un dieu descendu sur Terre. Je ralentis ma marche, complètement perdu dans ma contemplation, giflé par la splendeur de cet homme que je n'avais jamais cessé d'aimer. Il avait l'air si fort, si solide, indestructible sous ses muscles durs, le profil anguleux et masculin, les veines prononcées sous sa peau épaisse, tellement séduisant que c'en était ridicule. Je sentis mes genoux s'affaiblir, et manquai de m'entraver dans mes propres pieds. À cette vision, un éclair d'amusement passa sur le visage d'Atlantic, lui arrachant un sourire. Il reprit vite contenance, et je tâchai de faire de même lorsque j'arrivai à sa hauteur, encore sonné.
— Salut, dis-je bêtement.
— Salut.
— Juste n'est toujours pas arrivé ?
— Si, il est à l'intérieur.
Je jetai un coup d'œil à travers la vitrine, et vis mon fiancé devant le comptoir, en train de parler au réceptionniste. Je reportai mon attention sur Atlantic, qui avait suivi mon mouvement, exposant les lignes parfaites de sa gorge. J'avalai ma salive avec difficulté.
— On entre ?
Il hocha du menton et me suivit sans un mot. Je retins la porte pour lui, et nos mains se frôlèrent lorsqu'il posa la sienne sur la poignée. Je réprimai le frisson qui dévala ma colonne et rejoignis Juste, qui venait de finir sa conversation.
— Coucou, mon chéri, murmurai-je pour ne pas être entendu.
— Salut, Léo, Atlantic. Ils dressent la table, puis nous pourrons nous installer.
Un silence gênant s'installa, tandis que nous nous regardions tous les trois, plantés face à face. Ou peut-être étais-je le seul à être gêné ? Après tout, Juste ne savait toujours pas qu'Atlantic était mon ex... et que nous nourrissions tous les deux des sentiments inchangés l'un pour l'autre. Mais ça, c'était précisément ce à quoi j'avais décidé de ne pas penser de la journée ; je voulais simplement profiter de la présence d'Atlantic, qui m'avait tant manqué. Lui demander à quoi avait ressemblé sa vie depuis qu'il était parti, redécouvrir l'homme qu'il était devenu. Parce qu'en perdant Atlantic, je n'avais pas seulement perdu un amant : j'avais aussi perdu un ami. Au-delà de la passion et de l'amour que je nourrissais à son égard, il y avait aussi de l'admiration, de l'affection et un profond respect. Atlantic était un artiste à l'esprit vif et complexe, et se découvrait talentueux dans tous les domaines qu'il exerçait : tout ce qu'il apprenait, il l'exécutait à la perfection. L'écriture, la peinture, la musique, la sculpture, le dessin, la couture, la danse, il était extraordinaire dans tous les domaines. À part la cuisine. Ça, c'était la seule chose à laquelle il était vraiment nul. Je ne lui faisais pas confiance avec une spatule entre les mains.
Heureusement, le serveur fut rapide, et vint interrompre mes réflexions et nous enjoignant à le suivre. Il nous installa à une table dans le fond, tout près de la baie vitrée qui exposait un joyeux jardin dans la cour intérieure, à l'écart des autres clients. Une autre employée s'occupa de déplacer une plante imposante pour nous donner plus d'intimité, nous coupant des regards extérieurs. Je la remerciai avant de prendre place, Juste à ma gauche, Atlantic face à moi.
— Merci, dis-je lorsqu'on nous donna les cartes. Alors, Tic, qu'as-tu fait de ta matinée ?
— J'ai dormi, surtout. Le décalage horaire est assez rude. Après ça j'ai pris un bon bain, ce qui m'a fait un bien fou. J'en avais besoin.
— Tant mieux. Tu as pu trouver tout ce qu'il te fallait ?
— Oui, ne t'inquiète pas. Tu es encore mieux équipé qu'un hôtel !
— Et toi, mon cœur ? Ta matinée ?
— Plutôt stressante. Ça court dans tous les sens, et une des couturières nous a fait une véritable scène de ménage. Des conflits de couple, apparemment, avec l'un des stylistes... Je n'y ai pas trop fait attention, mais ça a fait beaucoup de bruit.
— Rien de tel qu'un peu de télé-réalité au travail pour faire jaser... Qui n'aime pas entendre parler d'histoires de cul croustillantes ?
— Léo ! s'étrangla Juste, jetant un regard mortifié au serveur qui passait par là.
— Quoi ? Ça va, je n'ai pas encore commencé à parler des miennes !
— Léopold Han ! s'insurgea mon fiancé, et là je sus que j'avais dépassé les bornes.
Atlantic faisait tout son possible pour retenir le fou rire qui menaçait de lui échapper. J'avais moi-même un immense sourire plaqué sur le visage. J'avais l'impression d'avoir à nouveau quatorze ans et de raconter des conneries plus grosses que moi pendant les cours au collège, ce qui m'avait souvent valu de me faire expulser, même par les profs les plus patients. Qu'y pouvais-je ? J'avais été un adolescent si heureux... Lorsque je croisai le regard d'Atlantic, nous n'y tînmes plus ; nous explosâmes de rire, trop bruyants dans ce petit restaurant intimiste. Juste se ratatina sur sa chaise, rouge comme une tomate, en marmonnant que nous lui fichions une honte monumentale. Cela ne fit que redoubler notre hilarité. L'espace de quelques secondes, alors que je regardais Atlantic rire aux éclats à ma blague pourrie, je me sentis vivant, si vivant... Si jeune, si normal. C'était comme une bouffée d'air frais : je n'avais plus envie de fuir, plus envie de disparaître. Non, j'étais bien, là, je me sentais presque à ma place.
Mais comme à chaque fois, ces bulles extraordinaires hors du temps ne duraient pas, et avaient la fâcheuse tendance à éclater avec une grande violence : cette fois, ce fut le regard peiné de Juste qui me ramena à la douloureuse réalité. Merde. J'étais en train de me taper un délire avec un autre homme face à mon fiancé. À sa place, comment aurais-je réagi ? J'aurais sûrement piqué une crise de jalousie, avant de faire la gueule à Juste jusqu'au lendemain... Mais lui, il se contentait d'encaisser le coup en silence. D'avoir mal et de fermer sa gueule. Était-ce son caractère ou avait-il pris cette habitude à force de me côtoyer ? Je ne savais même plus. Putain, je ne me souvenais pas de qui était Juste avant que je le brise...
Je n'entendis pas la voix d'Atlantic s'évanouir, frappé par la peine de celui que j'aimais. Je voulus poser une main sur sa cuisse, mais me ravisai au dernier moment lorsque je vis le serveur arriver, cartes en main. J'enfilai mon masque de célébrité enjouée et lui adressai mon plus beau sourire.
— S'il vous plaît, messieurs, dit-il en nous distribuant les menus. Pour le plat du jour, nous aurons une salade de crudités avec des coquilles Saint-Jacques...
Et il nous récita son discours, que je n'écoutai qu'à peine, trop concentré sur Juste qui faisait semblant de lire la carte pour ne croiser le regard de personne. Lorsqu'il nous proposa un apéritif, je me contentai de lui demander la bouteille de blanc la plus chère et quelques olives. Il s'éclipsa rapidement, et je me tournai immédiatement vers Juste, posant une main sur son épaule.
— Chéri ? Tu m'en veux ? Je suis désolé... Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. Tu me connais, je mets toujours les deux pieds dans le plat...
— Oui, Léo, je sais, souffla-t-il. Mais parfois, je n'ai pas l'impression que je vais me marier avec un homme, mais avec un enfant...
Wow. J'en eus le souffle coupé. La pique était directe, précise et douloureuse. Juste ne perdait que rarement patience, mais quand c'était le cas, il ne le faisait pas à moitié.
— Je suis désolé, répétai-je. Je viens de retrouver un vieil ami, j'ai l'impression d'être redevenu un gamin.
— Ça n'a rien à voir avec Atlantic. Mais n'insiste pas, s'il te plaît. L'apéritif arrive.
Il repoussa ma main et tendit son verre pour goûter le vin. Après l'avoir approuvé, nous fûmes tous servis, et le serveur déposa olives, pain et cacahuètes avant de sortir son petit calepin pour prendre nos commandes. N'ayant même pas jeté le moindre regard à la carte, je laissai Juste et Atlantic s'exprimer avant moi et pris la même chose qu'eux. Puis le serveur partit et le silence retomba.
Juste sortit son téléphone pour scroller sur Instagram, et Atlantic plongea le nez dans son verre pour se faire oublier. Je me mordis l'intérieur des joues pour empêcher une remarque déplacée de m'échapper et portai mon regard sur la cour intérieure juste à ma droite, derrière la grande baie vitrée. Un petit bout de soleil parvenait à se frayer un chemin dans les feuilles de l'unique arbre qui veillait sur le micro-potager et les quelques mètres de pelouse. De grandes dalles en pierre recouvertes de mousse délimitaient la végétation, envahies par de minuscules succulentes vertes et roses. D'ici, je voyais même quelques insectes butiner les fleurs discrètes. Je me surpris à remarquer tant de détails ; je n'étais pas particulièrement sensible à la nature, ni à sa poésie. Ça, c'était plus le genre de Juste. Mais pourtant, ce carré de verdure coincé entre les immeubles de Paris, cet arbre esseulé qui se tendait vers le peu de lumière qu'il trouvait, ça me touchait. Et, quelque part, ça m'apaisait, aussi. À force de ne voir que des villes froides et bétonnées, j'en oubliais la beauté si simple et le rythme lent de la nature. Enfant, je passais beaucoup de temps allongé dans l'herbe de notre jardin, les pieds nus et les doigts enfoncés dans la terre meuble. Je grimpais dans tous les arbres où c'était possible et me prélassais durant des heures sous la caresse du soleil. Mais cela faisait tellement d'années que je n'avais foulé que du goudron que j'en avais oublié la plénitude si brute que procurait un peu de nature. Je fus tout simplement époustouflé par le calme et la grâce de ce si petit jardin caché au creux de cette si grande ville.
J'ouvris la bouche pour parler et tournai la tête vers Atlantic, avant de m'arrêter net, réalisant ce que j'étais sur le point de faire. À la vue d'une telle beauté, je n'avais eu qu'une envie : la partager avec Tic. Qu'il magnifie ce moment en le vivant avec moi. Ce n'était pas avec Juste que je voulais admirer les moments simples. Non, mon réflexe – alors même que je ne l'avais pas vu depuis un an –, c'était de me tourner vers Atlantic.
Ce dernier me regarda par-dessus son verre, comme s'il avait senti que je voulais lui parler. Nos yeux s'entrechoquèrent, et il y avait une telle gravité dans les siens que j'en vins à me demander s'il n'avait pas compris très exactement ce qui m'arrivait. Après tout, nous avions toujours eu une alchimie hors du commun : il savait ce qui m'arrivait avant moi, et vice-versa. Qu'importe le temps et qu'importe la distance, il y avait quelque chose d'indestructible qui nous reliait, comme si nos âmes ne faisaient qu'une – comme si nous vivions à travers l'autre.
Je n'avais jamais eu une telle complicité avec qui que ce soit auparavant. D'ailleurs, je ne l'avais jamais retrouvée avec qui que ce soit d'autre après...
Juste et moi étions intimes, mais peu complices. La différence était subtile, mais fondamentale dans la relation. J'étais parfaitement à l'aise pour me montrer à nu devant lui, au propre comme au figuré, mais les moments où nous nous comprenions vraiment étaient rares, voire inexistants. Alors qu'avec Atlantic, j'avais parfois du mal à laisser tomber les barrières ; mais même lorsque j'étais perdu et l'esprit embrumé, il lisait en moi comme dans un livre ouvert. Je n'avais souvent même pas besoin d'utiliser les mots pour me faire comprendre. Un regard, un geste, un contact, une attitude... Atlantic était sensible à mes changements comme les océans étaient sensibles à la lune. C'était naturel, évident, indiscutable. C'était dans l'ordre des choses.
Atlantic brisa le contact visuel en reposant son verre, et je pris conscience des pensées dans lesquelles j'étais en train de m'enfoncer – c'est-à-dire, celles que je mettais un point d'honneur à ignorer royalement aujourd'hui. Tout ça, c'était du passé. Je n'étais pas plus le Léopold d'avant qu'il n'était l'Atlantic que j'avais connu. Toute cette magie, c'était fini, envolé, dissout dans les méandres de la distance... Il n'y avait plus rien entre nous. Et, de toute façon, l'homme que j'aimais se tenait juste à côté de moi. Je n'avais vraiment aucun intérêt à songer à ce qu'il y avait entre Tic et moi.
— C'est joli, n'est-ce pas ? murmura Atlantic, ce qui me fit légèrement sursauter.
— Hein ?
— Ce petit jardin, perdu au milieu d'une métropole. C'est joli. Presque s'il a l'air irréel...
Son regard dériva, s'égarant dans la même contemplation que me procurait cette simple vue. J'eus le souffle coupé : que je le veuille ou non, Atlantic me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même... Des fois, j'avais la sensation bizarre qu'il pouvait lire dans mes pensées. Manifestement, ça n'avait pas changé.
— Oui, c'est magnifique. C'est étrange, ce n'est qu'un jardin, mais il m'émeut beaucoup.
— Moi aussi. Ça me donne envie d'écrire des poèmes.
Je me perdis dans ses yeux comme les siens étaient perdus dans le feuillage de l'arbre. J'adorais quand l'artiste en lui prenait le dessus sur l'homme rationnel : quand, tout à coup, des éclairs de génie le transperçaient, le pliant au besoin impérieux de créer, là, de faire de l'art. Combien de fois avait-il lâché tout ce qu'il tenait pour écrire un vers, une rime, griffonner un dessin ? Combien de fois avait-il interrompu une conversation pour tester des accords à la guitare ? C'était fascinant de voir les rouages de son cerveau se mettre à surchauffer et cracher des miettes de splendeur sur le coin d'un papier déchiré. Atlantic recopiait rarement ses textes au propre, et ne finissait pas toujours ses toiles ; son génie lui venait par vagues, tantôt puissantes, tantôt inexistantes, et le laissaient souvent pantois. Si son inspiration s'évaporait avant qu'il n'ait pu finir son œuvre... Alors, il y avait peu de chances qu'il la finisse un jour. Il était comme ça, Atlantic. Spontané. Flamboyant. Unique.
Il observa encore quelques instants ce minuscule coin de paradis inattendu avant d'appeler un serveur pour lui demander une feuille et un crayon. Je l'observai faire, sans rien dire, retenant difficilement le sourire attendri qui me venait. À peine eut-il le stylo en main qu'il griffonna une longue phrase illisible – puis une deuxième, une troisième, il raya un mot, réfléchit, regarda le jardin, me regarda, moi, avant de détourner les yeux quand il se rendit compte que je le fixais déjà, écrivit un autre mot, un autre vers. D'ici, j'étais incapable de lire ce qu'il était en train de créer, mais je n'en avais pas besoin pour savoir que c'était magnifique. Il était rare que j'admire réellement certains artistes, et encore moins ceux dont j'étais proche – le manque de mystère avait tendance à briser le charme –, mais Atlantic me fascinait au-delà des mots. Son art me coupait le souffle, me faisait ressentir des choses dans des endroits de mon cœur que je croyais avoir fermés à double tour. Il m'ébranlait, me bouleversait là où j'étais le plus vulnérable. Il ramenait l'art sous sa forme la plus brute, la plus primaire : celle qui était faite pour émouvoir. Pas pour être magnifique, impressionnante, innovante, parfaite, non – juste émouvoir.
Il détailla encore la cour intérieure, relut son poème, fit la moue, et finit par le froisser avant de le fourrer dans sa poche. Je voulus m'offusquer, lui dire de ne pas le jeter, de ne pas gâcher sa création que je savais superbe, mais au même moment, les entrées arrivèrent. Décidément, l'univers essayait vraiment de m'envoyer un message... Pas touche à Atlantic ! Mais que Dieu en soit témoin, j'avais beau essayer de toutes mes forces... Quand il était dans la pièce, tout le reste s'éclipsait.
Une salade aussi grosse que ma tête fut déposée devant moi, et ce fut seulement à cet instant que je me rendis compte que je n'avais pas faim. Ce qui était inhabituel, parce que j'étais plutôt un gros mangeur, à mon grand dam ; difficile de garder une silhouette de rêve quand les pizzas existent... Mais aujourd'hui, j'avais l'impression d'avoir le coeur coincé dans la gorge, et la simple idée de devoir avaler un repas me faisait grimacer. Heureusement, à chaque problème existait une solution : je pris la bouteille de vin et me servit un verre plein, ignorant les regards en biais de Juste et Atlantic. J'avalai l'intégralité cul-sec, sans même apprécier la saveur sucrée et légèrement pimentée de l'alcool, et à peine eus-je reposé mon verre que je le remplissais à nouveau. Au même instant, deux mains se posèrent sur la mienne, par-dessus la bouteille.
Juste et Atlantic s'échangèrent un regard. Après quelques secondes de stupéfaction, Atlantic retira sa main, comme brûlé. Je crus même voir ses joues s'empourprer – lui qui rougissait si difficilement !
— Chéri, mange au moins un peu avant de boire, chuchota Juste, la voix peinée.
Même fâché, il prenait soin de moi ; y avait-il plus grande preuve de son infinie patience et de son amour ? Y avait-il de signe plus éloquent qu'il était tellement meilleur que moi, et que je ne le méritais pas ? Que lui était un ange de douceur, de bonté, une âme si pure, et que moi, si sombre, si corrompu, ne pouvait que le salir, ternir sa lumière ?
Je l'aimais, et il m'aimait. Mais avais-je le droit de le détruire au nom de l'amour ?
— Tu... tu as raison, balbutiai-je.
Je reposai la bouteille, comme sonné. Le repas commença ainsi, dans un grand silence, bien loin de nos éclats de rire plus tôt. Je sentis l'alcool monter doucement, comme une brume cotonneuse qui se déposait sur mon esprit, arrondissait les angles, modifiait les détails. Je sirotai mon deuxième verre, picorant ma salade, rechignant à mâcher les Saint-Jacques, et me contentai d'écouter quand Atlantic engagea la conversation avec Juste. Je perdis cependant bien vite le fil, et finis par me laisser bercer par leurs voix très différentes mais toutes deux apaisantes, à leur manière. Juste avait une voix douce, feutrée, comme s'il s'adressait à un animal apeuré ; Atlantic, lui, parlait avec assurance, un son chaud et grave qui me faisait me sentir comme du chocolat dans du beurre fondu. Sans même m'en rendre compte, je finis mon assiette, finis mon verre, puis le plat principal arriva, et je sus d'avance que j'étais incapable de finir mes frites. Je continuai d'écouter sans prendre part à la discussion, ce que les deux hommes finirent par remarquer, lorsque je sentis leurs regards peser sur moi. Habituellement, j'étais une vraie pipelette, et encore plus sous les effets de l'alcool : j'avais toujours un commentaire désobligeant sous la main, ou une remarque bourrée de sarcasme à faire. Avec moi, il était rare d'entendre le silence... Mais aucun ne releva mon mutisme, et ils continuèrent à papoter entre eux, apparemment lancés dans un débat passionnant sur la mode.
Puis, de fil en aiguille, la bouteille de vin se vida, une deuxième fut déposée sur la table sans même que nous ayons à la demander, les assiettes furent débarrassées, les desserts servis ; je ne pris qu'un café, lorgnant sur Atlantic en face de moi qui se régalait avec sa glace, léchant sa cuillère avec une minutie indécente. Je fus surpris à plusieurs reprises de croiser son regard alors qu'il passait sa langue sur ses lèvres, ou faisait glisser sa cuillère entre elles comme si... Non, ça ne pouvait pas être ça. Mon esprit perverti imaginait des choses inavouables. Pourtant, j'avais drôlement l'impression que... qu'Atlantic jouait avec moi.
Et bordel de merde, ça marchait !
Je dus me lever de table et aller régler la note pour arrêter de fixer la bouche d'Atlantic, si rose et pulpeuse, hypnotique, qui me filait des frissons à des endroits inappropriés. Je n'en revenais pas. Mon ex flirtait grossièrement avec moi devant mon fiancé, à l'aide d'une stupide glace à deux boules ? C'était digne d'un mauvais porno. Merde, ça ne me réussissait pas, d'être sobre. Le monde était bien trop absurde pour avoir l'esprit clair !
L'heure tourna, et Juste dut retourner au travail. À défaut de pouvoir m'embrasser, il fit un bisou sur ses doigts et les posa furtivement sur ma bouche. J'eus à peine le temps de réagir qu'il était déjà en train de s'engouffrer dans la voiture. Je fis un signe du menton à Roger, qui me le rendit, avant d'emmener mon amant loin de moi, me laissant seul avec mon ex qui essayait de me reconquérir en léchant une cuillère.
Et que Dieu me pardonne, mais... cette connerie me faisait de l'effet !
Le concerné était sur son téléphone, à côté de moi, en train de faire défiler son feed Twitter sans même le lire. Machinalement, je sortis mon paquet de clopes et mon briquet, et allumai une cigarette en prenant une grande taffe. Lorsque l'odeur parvint jusqu'à Atlantic, qui se tourna vers moi.
— Tu fumes des clopes, aussi ?
— Au lieu de faire la liste des choses que je consomme, tu devrais faire la liste des choses que je ne consomme pas, répondis-je d'une voix lasse. Elle sera sûrement moins longue.
Il ne répondit pas, et tendit les doigts vers moi. Je mis quelques secondes à comprendre qu'il me demandait de tirer une taffe.
— Tu fumes aussi ? m'étonnai-je en lui passant.
— Non, pas vraiment... Quand je dealais, aux États-Unis, je côtoyais par la force des choses beaucoup de consommateurs, et ils me faisaient tirer sur leurs joints. J'y ai pris goût, tellement que je me suis mis à taper dans la marchandise... Évidemment, ça n'a fait que me rapporter des problèmes, alors j'ai arrêté, et j'ai changé de quartier pour éviter les problèmes. Mais comme tu le sais, le tabac est infiniment plus addictif que l'herbe, et si j'arrive à me passer de cannabis, de temps en temps, j'ai envie de nicotine... Mais ça reste rare. Je me contente de taxer les autres en soirée, histoire de faire passer leurs cocktails imbuvables.
Il prit une taffe, la recracha en toussant, et je dus tourner la tête pour cacher mon rire. Il me rendit ma clope avec une grimace.
— Mais bon, comme tu vois, c'est vraiment occasionnel. Putain, c'est quoi, cette marque ? Elles sont hyper fortes...
— Aucune idée. J'ai pris ce qu'il restait au bureau de tabac.
Le silence retomba, sans gêne ni tension. Nous étions simplement là, sur le trottoir, à prendre l'air, comme si nous étions deux jeunes hommes normaux, qui sont allés déjeuner au resto avant de retourner au travail, comme si ce n'était pas carrément improbable que nous soyons là, tous les deux, dans la même ville, sur le même continent – comme s'il y a quarante-huit heures, il n'était pas à l'autre bout du monde, à penser à moi autant que je pensais à lui. Comme si je n'étais pas une putain de célébrité qui ne pouvait pas sortir cinq minutes dans la rue sans me faire aborder par des fans trop curieux...
— Léopold Han ? C'est bien vous ?
Je soupirai, lâchai ma clope, l'écrasai du bout de ma chaussure. C'était une adolescente, mais j'étais bien incapable de lui donner un âge – de nos jours, mêmes les gaminettes de quatorze ans ressemblaient à des adultes ! Elle me regardait avec des étoiles dans les yeux, portable en main, probablement en train de me filmer. Putain, ce que je pouvais détester les gens, parfois !
— Oui, c'est moi, dis-je à contrecœur.
— Oh mon Dieu, je... Pardon de vous déranger, mais je suis super fan de vous, on peut prendre une photo ?
— Non, pas de photos, ni de vidéos, m'agaçai-je en recouvrant la caméra de son téléphone de ma main. Je suis en privé, là.
— Je suis désolée, je ne voulais pas, je... C'est juste que...
Elle regarda Atlantic, comme si elle venait seulement de réaliser qu'il était là, et ses sourcils se soulevèrent si haut qu'ils disparurent sous sa frange.
— C'est votre copain ? Est-ce que c'est vrai que vous êtes gay ? Ne vous inquiétez pas, je ne le dirai à personne, je suis bisexuelle, donc je sais ce que c'est, il y a plein de rumeurs sur TikTok, et...
— Je ne suis pas son copain, je suis son garde du corps, interrompit Atlantic d'une voix dure, les bras croisés, muscles tendus. Et tu as précisément cinq secondes pour supprimer ta vidéo et disparaître de ma vue.
Il fit un pas en avant, écrasant l'espace personnel de la fille, qui se ratatina sur elle-même. Elle bredouilla des excuses, fit tomber son portable dans sa hâte, et une fois qu'Atlantic fut assuré qu'elle avait bien effacé sa foutue vidéo, elle déguerpit, non sans me faire quelques signes de la main. Lorsqu'elle fut hors de portée, je poussai un long soupir.
— Merci, Tic.
— C'est tous les jours comme ça ?
— Non. Souvent, c'est pire.
J'eus pour seule réponse un silence choqué. Je sortis une deuxième cigarette et faillis me brûler les cheveux en l'allumant.
— Tu as quelque chose de prévu, cet aprèm ? demandai-je sur un coup de tête.
— Non, pourquoi ?
— Est-ce que tu veux venir au salon, avec moi ?
Il me dévisagea avec des yeux ronds. À l'époque, Atlantic passait beaucoup de temps à mes côtés lorsque je tatouais : il aimait me voir dessiner, absorbé par mon travail, il disait qu'il trouvait ça fascinant, de me voir aussi concentré. Il aimait ce que je faisais, ce que je dégageais tandis que je créais, l'atmosphère de mon atelier. Et moi, j'aimais sentir sa présence dans la pièce – puissante, solaire, cette force tranquille qui me protégeait de tout. Lorsqu'il était à mes côtés, je ne craignais rien ni personne. Comme quelques minutes plus tôt, avec cette fille : Atlantic était là pour veiller sur moi, apaiser les tensions ou rouler des muscles. C'était bien la preuve que qu'importe ce qu'il y avait entre nous, son instinct lui dictait toujours de prendre soin de moi, comme le mien me poussait à lui accorder une confiance aveugle...
— Euh... hésita-t-il. Je peux ? Je veux dire, il y aura Clémentine, non ?
Et merde. Il avait raison. Clémentine et ses yeux perspicaces, Clémentine qui parvenait toujours à me sortir les vers du nez... Clémentine, la seule personne à qui j'étais bien incapable de mentir !
Je secouai la tête pour balayer ces pensées. Je n'avais rien à cacher. Atlantic était revenu, et moi, je l'hébergeais, comme n'importe qui à ma place l'aurait fait. Je n'avais pas trompé Juste, et d'ailleurs, il n'y avait rien entre Atlantic et moi. Rien qu'un peu d'affection naturelle, une complicité renouée – Clémentine pouvait bien me cuisiner, je n'avais rien à avouer !
— Oui, en effet, il y aura Clem. Ce sera l'occasion de lui dire que tu es de retour !
— Tu es sûr que c'est une bonne idée ?
— Pourquoi ce serait une mauvaise ?
— Eh bien... Je ne sais pas, mais elle risque de se douter que... Enfin...
Les mots s'évanouirent dans sa bouche. Je penchai la tête, curieux, mais il ne finit pas sa phrase. Il se tritura les mains, les cheveux, se mordit les lèvres, et enfin, au bout de longues secondes d'hésitation, accepta. Je ne pus empêcher un immense sourire de me fendre le visage. Je finis ma cigarette en quelques bouffées, l'écrasai dans l'un des cendriers sur la terrasse du restaurant, puis intimai Atlantic de me suivre. Nous nous mîmes en marche dans un silence apaisé, côte à côte, et je fus surpris de constater que sa simple présence me donnait un sentiment de puissance – contrairement à Juste, auprès de qui je me sentais obligé de rester sur mes gardes pour ne pas être aperçus par des paparazzis, et avais tendance à me ratatiner pour me faire oublier, avec Atlantic, je marchais la tête droite et le pas sûr. Peut-être était-ce parce qu'il était plus grand et plus fort que moi, et que je me sentais en sécurité ; peut-être était-ce simplement le bonheur de l'avoir retrouvé ; ou peut-être cela avait-il à voir avec le fait qu'en sa compagnie, je me sentais entier ? Je me sentais... vraiment moi ?
Je faillis glousser à voix haute tant je trouvai mes pensées ridicules. Avec ou sans Atlantic, j'étais moi, l'imbuvable et sarcastique Léopold Han, aussi beau à l'extérieur que laid à l'intérieur. Si je me sentais constamment vide, ce n'était pas lié à Atlantic, mais à moi seulement, moi et mes problèmes, ma dépression évidente et mes addictions qui m'étouffaient. La drogue et l'alcool me permettaient d'oublier temporairement la tristesse insondable qui pesait dans mon cœur et affaissait mes épaules. La joie d'avoir Atlantic à mes côtés provoquait temporairement le même effet qu'un rail de cocaïne : je planais, je me sentais invincible, comme si le monde m'appartenait, et qu'il me suffisait de tendre la main pour obtenir tout ce que je voulais. Mais j'étais conscient que cette euphorie ne durerait pas, que ce n'était qu'une illusion, et que je ne pouvais pas tirer la moindre conclusion à partir de ces sensations factices. N'est-ce pas ? Je ne pouvais pas me faire confiance – je ne savais que trop bien comment les choses se terminaient lorsque j'y mettais mon grain de sel. N'est-ce pas ?
Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil furtif à Tic. Ses boucles blondes sautillaient sur sa tête au rythme de ses pas, sa belle mâchoire anguleuse était relâchée, ses yeux regardaient droit devant lui, sûrs et alertes, et le col de sa chemise légère flottait au gré de la brise. Je fus une fois de plus estomaqué par la beauté antique de cet homme que j'avais pourtant tant admiré. Je ne m'en lassais pas : comme une sublime statue, j'avais beau détailler chaque centimètre de son visage, étudier la courbe de son front et de ses pommettes, loucher sur l'ourlet tentateur de sa bouche, je ressentais toujours le même émoi, la même stupéfaction. Atlantic était un artiste, mais il était avant tout une œuvre d'art lui-même ; que ce soit son corps, son âme ou son esprit, il dégageait quelque chose d'unique, de brut, d'infiniment humain, quelque chose qui provoquait des émotions que nulle autre personne n'était en mesure de me faire ressentir. Je l'admirais comme on admire un lever de soleil, je l'écoutais comme on écoute son propre cœur battre, je le touchais comme on touche un arbre millénaire. Et lorsque je lisais ses poèmes, c'était avec une déférence presque religieuse, comme si je n'avais pas le droit, moi, simple mortel imparfait, de poser mes yeux sur une telle beauté, une telle grandeur d'esprit.
Je ne me rendis pas compte que je le fixais, bouche bée, et manquai à quelques centimètres de me prendre un lampadaire dans la gueule. J'esquivai avec un cri surpris, encore sonné, et Atlantic s'esclaffa.
— Si tu arrêtais de me mater, tu pourrais regarder où tu vas...
Je ne relevai pas. Je pouvais sentir mes oreilles virer un cramoisi mais, Dieu merci, Atlantic n'insista pas. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes devant le salon.
Les portes étaient fermées à clé – Clémentine rentrait chez elle le midi pour déjeuner avec Thomas. Il y a quelques mois encore, il m'arrivait régulièrement de les rejoindre, et nous dégustions à trois les plats incroyables de Thomas, mais j'avais doucement cessé de le faire, jusqu'à finir par ne presque plus mettre les pieds sur mon lieu de travail, et encore moins chez mes amis. Je me rendis compte que ça me manquait, et que j'avais été immensément stupide de m'éloigner des gens que j'aimais, par peur de dévoiler mes secrets. Après tout, si Thomas et Atlantic ne m'en tenaient pas rigueur... Peut-être que ce n'était pas si grave ? J'étais loin d'être le seul consommateur de cannabis, et encore moins parmi les célébrités de mon envergure...
Je secouai la tête. N'importe quoi. Si Saska, Clémentine, Grace ou Clyde découvraient que je buvais, que je me droguais, que j'étais au fond du trou, que je leur mentais, j'étais bon pour l'asile. Mes proches étaient très protecteurs les uns envers les autres, et si le doux bruit de ma tristesse parvenait jusqu'à leur oreilles... Alors même que je n'étais qu'à quelques jours de me marier ! Qu'est-ce que ça disait de moi ? Je n'avais pas le droit de souffrir, pas maintenant, pas durant la plus belle période de ma vie. Pas alors que j'avais le monde à mes pieds, que je vivais dans un putain de musée au coeur de Paris, que je gagnais plus d'argent que je n'étais capable de dépenser, que je partageais ma vie avec quelqu'un de bien, que je vivais de ma passion. Je n'avais pas le droit de me plaindre. Je n'avais aucune raison d'aller mal...
Alors pourquoi mon coeur pèse-t-il si lourd ?
Je m'arrachai à mes pensées sombres et déverrouillai les portes en verre. J'invitai Atlantic à rentrer, et le suivis en refermant derrière moi.
Atlantic détailla le salon, les yeux écarquillés, et je me souvins qu'il n'avait jamais mis les pieds ici. Il était parti alors que je vivais encore à Lyon, et n'avait connu que le petit studio sombre que nous occupions avec Clémentine, et dans lequel il était difficile d'accueillir qui que ce soit convenablement – surtout depuis que j'étais la coqueluche du tatouage français. Ce salon-ci était trois fois plus grand, et Clem et moi avions passé un temps formidable sur la décoration, les couleurs, l'agencement des meubles, l'ambiance que nous souhaitions. Nous avions fini par opter pour de la peinture rouge sur les murs, une couleur à la fois vive mais par trop criarde, et avions recouvert les murs de tableaux de nos dessins. Clémentine avait insisté pour mettre des plantes un peu partout, et ce n'était qu'une fois avoir vu le résultat que j'avais compris pourquoi : toute cette verdure contrastait parfaitement avec les couleurs de la pièce, et donnait une sensation de vie et de fraîcheur qui apaisait immédiatement. Le comptoir, de la même couleur que les murs, avait été construit de manière à ce que son mouvement incite les clients à se diriger naturellement vers nos ateliers, tout comme les tapis qui suivaient la même direction. Le sol était fait d'un carrelage noir et blanc en damier, qui donnait quelque chose de plus classe et sérieux parmi toutes nos œuvres très contemporaines. Sur les murs du petit couloir étaient affichées des photos des plus beaux tatouages que nous avions réalisés, ainsi que quelques clichés de Clémentine et moi pendant les travaux, les mains poussiéreuses et les vêtements tachés de peinture. C'était à la fois sobre, moderne et personnel. C'était un bel endroit dans lequel je me sentais bien.
— C'est... c'est super chouette, dit Atlantic en caressant le dessus du comptoir. C'est une sacrée amélioration par rapport au petit salon de Lyon...
— Une amélioration plus que nécessaire. Tu te souviens de la fenêtre qui ne s'ouvrait pas ? Il faisait une chaleur...
— Je me souviens surtout de l'odeur, avoua-t-il en riant. Clémentine passait son temps à faire brûler de l'encens, ce qui rendait les choses encore pires.
— Ne lui dis surtout pas, elle le prendrait très mal. Elle continue à faire brûler des bâtonnets dans son bureau de temps en temps...
Nous nous échangeâmes un regard, les yeux rieurs, puis Atlantic se dirigea vers les ateliers. Les portes étaient fermées, mais nos noms étaient inscrits sur les portes à l'aide de plaques en laiton, et Clémentine avait décoré la sienne de nombreux stickers à paillettes que l'on trouvait dans les magazines pour enfants. Atlantic avança la main vers la poignée de mon bureau avant de s'arrêter, demandant silencieusement mon accord. Je le lui donnai d'un mouvement du menton.
Il pénétra dans la pièce doucement, comme s'il cherchait à faire le moins de bruit possible, et son regard fut immédiatement attiré par les graffitis colorés qui recouvraient les murs. J'avais contacté sur Instagram un street artist que j'admirais et lui avais demandé de faire la décoration de mon atelier, et le résultat était au-delà de tout ce que j'avais pu imaginer : il avait commencé par peindre les murs en noir, et avait ensuite graffé des mots, des phrases, des personnages, des formes abstraites, dans toutes les couleurs, laissant délibérément quelques œuvres inachevées, des défauts, des bavures, et c'était précisément ce qui conférait à son art toute sa vivacité. Le contraste entre les pigments faisait ressortir les graffitis comme s'ils étaient fluorescents ; certains pouvaient trouver ça brouillon, voire chaotique, mais c'était justement ce qui me plaisait tant, cette vibrance, comme si l'artiste allait surgir d'un instant à l'autre pour finir ce qu'il avait commencé. Au niveau du mobilier, j'étais resté fidèle à moi-même, et avais fait quelque chose de très minimaliste : un bureau pour dessiner, deux chaises pour recevoir les clients, mon ordi, une lampe, un tabouret à roulettes sur lequel je passais le plus clair de mon temps, la table en cuir qui m'avait coûté une petite fortune, ainsi qu'une large étagère dans laquelle je rangeais tous mes ustensiles. L'imprimante était cachée derrière la seule plante que Clémentine était parvenue à me convaincre de caser dans cette pièce, un philodendron monstera – qui tirait d'ailleurs un peu la gueule, parce que j'oubliais sans cesse de l'arroser. Une grande fenêtre opaque qui donnait sur la rue laissait entrer la lumière tout en conservant l'intimité de l'atelier. En bref, cette pièce était un reflet direct de ma personnalité : à la fois calme et tumultueux, sombre mais plein de vie, un drôle de mélange qui pourtant faisait parfaitement sens.
J'entrai à la suite d'Atlantic, qui détaillait chaque recoin, inspectait chaque centimètre. Je n'avais mis aucune décoration : pas de tableaux sur les murs, pas de posters, de bibelots sur la table, rien que le strict nécessaire. C'était ainsi que je travaillais le mieux, sans aucune fioriture pour me distraire, rien qui me rappelle ma vie privée. Je n'avais pas de photo autour de mon écran d'ordinateur, contrairement à Clémentine qui avait un cadre pour chacun de ses proches – même pour moi, et même pour son chat ! Je la taquinais souvent sur ce sujet, lui rappelant qu'il lui suffisait d'ouvrir sa porte pour me voir, et à chaque fois elle me répondait que j'étais plus beau en photo qu'en vrai – ce qui était faux, mais ça nous faisait rire.
Atlantic fit le tour de mon bureau et s'assit sur mon tabouret, regardant tour à tour mon atelier, puis moi, puis l'atelier, puis moi encore. Il fit ce manège plusieurs fois avant que je perde patience :
— Quoi ?
— Rien, c'est juste... Pour une raison que j'ignore, je trouve ça touchant. Ce n'est pas du tout ce que j'avais imaginé, et pourtant... c'est parfait. C'est exactement toi.
— Qu'est-ce que tu avais imaginé ?
— Le Léo d'avant, dit-il, et je sus qu'il ne parlait pas seulement de mon bureau.
Je voulais répondre quelque chose – n'importe quoi – mais rien ne me vint. J'ouvris la bouche et, au même moment, j'entendis la cloche de la porte d'entrée tinter, suivie de deux voix, une masculine et une féminine. Je reconnus immédiatement Clémentine et Thomas. Je fis volte-face, comme un gamin pris en train de faire une connerie, avant de me rappeler que je ne faisais rien de bizarre, rien d'interdit... Tout était parfaitement normal. Pas vrai ? Il n'y avait pas de quoi en faire tout un plat...
Apparemment, ce n'était pas de l'avis de Clémentine, qui venait de se figer sur le seuil de mon bureau, les yeux écarquillés sur Atlantic. Je me tordis les doigts, ne sachant pas vraiment comment réagir. Un long silence gênant s'étira, et ce fut Thomas qui le rompit :
— Qu'est-ce qui se passe ? C'est qui, lui ?
Fidèle à sa délicatesse habituelle, Thomas ne se rendit pas compte de la tension ambiante. Il fallut qu'il tapote l'épaule de Clem pour qu'elle sorte de sa torpeur et se tourne vers lui pour lui répondre.
— Lui, c'est Atlantic, euh... l'ex de Léo, qui, aux dernières nouvelles, avait complètement disparu de la circulation. Et, juste à côté, c'est Léopold Han, le plus grand cachottier de toute l'histoire, et le pire des meilleurs amis !
Elle me foudroya du regard. Je ne pus m'empêcher de me ratatiner.
— Est-ce qu'à un seul instant – un seul, un tout petit instant –, tu as songé à prévenir l'un de nous ? s'énerva-t-elle. Est-ce que ça t'a seulement traversé l'esprit ? Bordel de merde, Léo, t'es vraiment pas possible !
Elle entra dans la pièce et se rapprocha d'Atlantic, comme pour vérifier que c'était bien lui et qu'il était bien réel. Elle sembla vouloir tendre la main pour le toucher, mais se ravisa.
— Hum... Salut, Clémentine, fit Atlantic, aussi honteux que moi. Tu... tu vas bien, depuis le temps ?
— Oh, il me faudrait sûrement une journée entière pour te raconter tout ce qu'il m'est arrivé depuis que tu es parti... Mais ce n'est pas le plus urgent ! Que fais-tu là ? Ça fait longtemps que tu es revenu ? Comment vas-tu ? C'est fou ce que t'es devenu musclé... Où étais-tu ? On s'est tellement inquiétés, tu t'es volatilisé du jour au lendemain ! Tu comptes rester ? Comment as-tu retrouvé Léo ?
Elle me jeta un coup d'œil et se figea. Elle porta les mains devant sa bouche, l'expression choquée, et souffla :
— Et Juste, alors ? Comment tu vas faire ? Le mariage est dans quelques jours !
— Oui, et ça ne va pas changer, dis-je, soudain sur les nerfs. Tic est revenu, et comme il est en galère, je l'héberge. Je lui ai proposé de passer l'après-midi au salon. C'est tout.
— C'est tout ? Mais tu es tombé sur la tête, ou quoi ? On parle d'Atlantic ! s'exclama Clémentine.
— Je sais bien de qui on parle ! Et alors ? Pourquoi ça changerait quelque chose à mon mariage ?
Clémentine me dévisagea comme si une bite venait de me pousser sur le front. Je vis Tic se tortiller sur son tabouret, mal à l'aise, et Thomas regarder la scène d'un œil curieux, appréciant apparemment le drame.
— Moi, c'est Thomas, le petit ami de Clem, si jamais, se présenta ce dernier. Ravi de faire ta connaissance. J'ai beaucoup entendu parler de toi.
Il entra à son tour et serra la main d'Atlantic, et je fus choqué par la différence entre leurs corpulences : Thomas était aussi fin qu'Atlantic était musclé. Je me rendis compte que nous étions tous les quatre entassés dans mon bureau qui me parut tout à coup minuscule, et ma respiration se bloqua dans ma gorge. Fichue claustrophobie. Je m'excusai à la cantonade et me frayai un chemin jusqu'à la sortie, sous les yeux réprobateurs de Clémentine, qui n'hésita pas à me suivre.
— Léopold Han, tu vas où, comme ça ?
— J'arrive plus à respirer.
— Mon cul ! Tu veux bien m'expliquer ce cirque ? Depuis quand Atlantic est revenu ? Et pourquoi tu n'as rien dit à personne ?
— Putain, Clem, lâche-moi la grappe ! criai-je, à vif. Je ne l'ai pas dit parce que la nouvelle m'a fait un choc. Bordel, j'ai encore du mal à me dire que c'est réel ! Il est arrivé hier matin seulement. T'en as d'autres, des questions ?
— Oui ! Est-ce que Juste est au courant ?
— Évidemment qu'il est au courant, comment veux-tu que j'héberge quelqu'un en cachette ?
— Ne me prends pas pour une conne, tu sais très bien de quoi je parle. Est-ce que Juste est au courant qu'Atlantic est ton ex ?
— Non, et il n'a pas besoin de le savoir ! Tu crois que c'est pas assez difficile comme ça ? Tu crois que ça ne me fout pas la trouille ? Je me marie la semaine prochaine, Clémentine ! T'aurais réagi comment, à ma place ?
— À ta place, j'aurais dégagé mon ex, c'est ce que j'ai fait avec Yaraslava !
— Mais putain, Clem, c'est pas pareil ! Yaraslava, tu ne l'aimais plus, alors que Tic, je...
Je m'arrêtai net. Qu'est-ce que j'étais sur le point de dire, au juste ? Que j'aimais encore Atlantic ? Que le voir débarquer une semaine avant que je ne scelle mon destin avec un autre remettait en question absolument tout ce que j'avais bâti ces derniers mois ? Que j'avais peur, peur de me marier, peur d'être un mauvais amant, un mauvais ami, une mauvaise personne, mais qu'auprès d'Atlantic, c'était comme si toutes les pièces du puzzle trouvaient enfin leur place ? Que j'étais perdu, et que personne sur cette planète à part moi ne pouvait trouver les réponses à mes questions, mais que je refusais de me les avouer ?
Mais comment pouvais-je ? Comment pouvais-je le dire à voix haute ? Comment pouvais-je remettre en doute mon amour pour Juste, qui avait été là pour me reconstruire, pierre après pierre, jour après jour, qui avait été là dans les moments les plus difficiles, contrairement à Atlantic qui s'était enfui comme un voleur ? Dire ce que je ressentais vraiment, c'était risquer mon mariage, et à aujourd'hui, c'était la seule chose tangible que j'avais. Certes, ça me faisait flipper, l'idée d'avoir une bague au doigt jusqu'à ma mort, mais au moins, ça faisait sens. Alors que tout le reste... Si ce n'était pas pour Juste, j'aurais déjà fui ce monde merdique, de quelque manière que ce soit. Comment pouvais-je oser remettre en question ce que nous avions pour quelqu'un qui m'avait fait tant de mal ?
Dire la vérité, ce serait avouer que j'avais un choix à faire, qu'il existait un avenir dans lequel je n'épouserais pas Juste. Mais c'était tout bonnement inconcevable. Putain de merde, pourquoi avait-il fallu qu'Atlantic revienne maintenant... ?
— Tu ? insista Clémentine. Tu quoi ?
— Je ne pouvais pas le foutre dehors, Clem. Il n'a plus d'argent, plus rien, même pas de quoi se payer un hôtel. Tu as accueilli un parfait inconnu chez toi, je te rappelle ; pourquoi est-ce que ce serait différent avec moi ?
— Parce que... parce que... parce qu'il s'agit d'Atlantic, souffla-t-elle, sa colère retombant peu à peu. Et nous savons tous les deux ce qu'il risque de se passer si tu ne fais pas attention...
— Comment ça, si je ne fais pas attention ? De quoi tu parles ? J'aime Juste, et je compte bien l'épouser. Pourquoi est-ce que ça devrait changer ?
Elle ne répondit pas, mais la peine dans ses yeux le fit à sa place : « Parce que c'est Atlantic. » Et que Dieu me pardonne... Mais si j'étais honnête avec moi-même, je devais avouer qu'elle avait raison.
Le problème, c'est que je n'étais honnête avec absolument personne, et encore moins avec moi-même. Mon métier, c'était mentir, et je le faisais à la perfection.
Je me forçai à reprendre contenance et affichai mon air le plus neutre possible.
— Juste n'a aucune raison de douter de moi, et toi non plus. J'héberge Atlantic le temps qu'il se remette sur pieds, comme tu l'as fait avec Thomas, et ensuite, chacun fera sa vie de son côté. C'est aussi simple que ça.
— Comment peux-tu être aussi aveugle ? souffla-t-elle, plus pour elle que pour moi.
Je ne répondis pas. Je pris une grande inspiration, ravalai ma salive, ravalai mes larmes, ravalai mon chagrin, et retournai dans mon atelier, ignorant Thomas qui était planté devant la porte. Je refermai celle-ci derrière moi et me tournai vers Atlantic, qui n'avait pas bougé de son tabouret.
Et là, seulement là, j'expirai l'air dans mes poumons et me laissai aller contre le mur, yeux clos. Je détestais me disputer avec Clémentine, et je détestais encore plus lui mentir éhontément ; mais avais-je vraiment le choix ?
— Ça va ? murmura Atlantic, osant à peine élever la voix.
Je pris quelques secondes pour reprendre contenance avant de lui répondre. Mon timbre était tremblant.
— Oui. Ça va. Désolé pour... ça. Je ne pensais pas qu'elle le prendrait aussi mal.
— Je peux comprendre. Je veux dire, à sa place, j'aurais aussi été fâché que tu ne m'aies rien dit...
— Oui, j'ai compris que j'avais merdé. (Cette fois, les larmes étaient évidentes dans ma voix.) Je m'excuserai plus tard. Les clients ne devraient plus tarder à arriver, dis-je en consultant l'heure sur mon portable.
— Euh... OK. Tu veux que je me mette quelque part, pour ne pas te déranger ?
— Tu peux prendre une des chaises, et te mettre dans le coin, là.
Il se leva et s'installa de sorte à ne pas être dans le passage. Je profitai des quelques minutes qu'il me restait pour me remettre de mes émotions et m'asperger le visage d'eau froide aux toilettes, pour dégonfler mes yeux rougis. Clémentine était dans son bureau, avec Thomas, également en train de se préparer au prochain rendez-vous. Aucun de nous ne s'adressa la parole.
Lorsque la cloche tinta dans l'entrée, j'avais remis mon masque de tatoueur professionnel et enjoué, doublé de la célébrité amicale. Je placardai un grand sourire qui montrait mes dents sur mon visage et accueillis le quarantenaire qui était venu se faire tatouer le nom de ses enfants, ignorant la boule énorme dans ma gorge qui m'étouffait. Je repoussai toutes ces émotions trop intenses dans un recoin de mon cœur qui ne voyait jamais le jour et, encore une fois, jouai la comédie de ma propre vie à la perfection.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top