10. Un cadeau empoisonné (2)

Je lorgnai sur la bijouterie de luxe qui trônait dans l'angle de la rue. Les accessoires clinquants étaient déposés avec délicatesse, mis en valeur par de nombreux jeux de lumière et décorations tape-à-l'œil. Les prix avaient de quoi faire rougir les plus ambitieux, bien sûr, mais je ne pouvais pas détacher mon regard de toute cette splendeur inaccessible. L'immense sac H&M que je portais à bout de bras me faisait mal, mais il fallait dire que je ne m'étais pas gêné pour le remplir. Une fois la sensation de culpabilité passée, j'avais fini par laisser libre cours à ma folie dépensière : mille euros offraient des possibilités que je n'avais jamais eu la chance d'imaginer ! Tant d'argent à dépenser pour des choses si futiles, comme des vêtements, de nouveaux écouteurs dernier cri, un chargeur pour mon portable et un nombre honteux de livres de poésie parus durant mon absence, c'était comme me donner deux magnifiques ailes blanches. Je me sentais léger et insouciant, terriblement jeune et libre... Il me restait encore quelques centaines, et désormais, je me contentais de flâner et faire du lèche-vitrine, découvrant la Ville Lumière au cœur même de son éclat. Ce n'était pas pour rien que c'était la capitale : cette ville, au-delà de sa misère intrinsèque, était beauté et art. Le siège même de l'opulence de la France. Les touristes se bousculaient pour en admirer chaque recoin, se gorger de cette ambiance si particulière. La ville de l'amour... Ah, quelle ironie que je sois revenu exactement pour cette raison. Cette pensée fit naître quelques rimes en moi que je m'empressai d'écrire dans les notes de mon téléphone. Un petit poème naquit d'entre mes mains, et avant d'être pris par le besoin de le supprimer pour son imperfection, je rangeai mon portable dans le fond de ma poche et portai à nouveau mon regard sur les bijoux argentés qui miroitaient devant moi.

Une pièce en particulier attira mon attention : c'était une gourmette en argent, à la fois fine et masculine, délicate et prononcée. Elle me fit immédiatement penser à Léopold. De toute façon, tout me faisait toujours penser à Léopold. Il était si présent dans ma tête que l'enlever de moi serait comme me confisquer mon âme. J'avais essayé de l'oublier pendant un an, et tout ce qui en avait résulté était un échec cuisant. J'avais eu beau prendre toutes les drogues et m'occuper de toutes les façons imaginables, il y avait toujours eu son nom quelque part en moi qui se répétait en boucle et me terrassait d'une culpabilité inexplicable. J'avais besoin de lui. Malgré ce qu'il m'avait fait, je n'étais pas vraiment moi si je n'étais pas sa moitié. Je n'étais pas vraiment vivant s'il ne faisait pas battre mon cœur...

Je louchai sur le prix. Je fus étonné de constater que c'était dans mon budget – certes, ça ne me laisserait qu'avec quelques poussières, mais si j'en avais vraiment envie, je pouvais l'acheter.

Alors, tout comme je m'étais refusé à supprimer mon poème, connaissant mon perfectionnisme d'artiste insatisfait, je pris mon courage à deux mains et entrai dans la boutique.

Tout ce qui se passa ensuite me parut être un rêve éveillé. Je flottais au-dessus du sol recouvert de moquette rouge, à peine réel, répondant à la vendeuse sans même m'en rendre compte. Elle tenta d'attirer mon attention sur d'autres pièces de la même collection, mais je les déclinai toutes ; je voulais cette gourmette, et seulement elle. Je ne comprenais pas trop moi-même pourquoi je faisais ce geste. J'étais partagé entre un bonheur incommensurable d'avoir retrouvé Léo, et une sorte de honte qui ne m'appartenait pas. Comme si je n'avais pas le droit d'être là. Pourquoi n'était-il pas heureux que je sois revenu ? Ne m'aimait-il plus ? Pourtant, les yeux ne trompaient pas, et ceux de Léo étaient incroyablement expressifs... Lorsqu'il me regardait, je pouvais voir des galaxies s'entrechoquer, et tous les sentiments qu'il n'avait pas su tarir à mon égard. Je pouvais voir qu'il m'aimait encore – alors pourquoi était-il si distant ? Je payai l'addition sans même y penser. La vendeuse me remercia et me dit un « à bientôt » auquel je ne répondis pas. Pourquoi acheter un bijou à quelqu'un qui ne voulait plus de moi, mais ne pouvait s'empêcher de me désirer ? Je n'arrivais pas à expliquer ce sentiment de gêne de la part de Léo. Pourquoi n'avait-il pas sauté au plafond en me voyant, comme moi je l'aurais fait s'il s'était pointé sur le seuil de mon appartement ? Pourquoi avais-je lu une telle honte dans ses iris noirs ? Que s'était-il passé pendant mon absence ?

Je continuai à me promener dans les rues bondées jusqu'à atterrir devant un petit café à l'allure tranquille. Je comptai mes derniers sous ; il me restait tout juste de quoi m'acheter une boisson et prendre le métro. Je poussai la lourde porte en verre et fus accueilli par un « bonjour » enjoué de la part de la jeune serveuse en tablier. Je m'installai dans un angle, près d'une prise, pour pouvoir recharger mon portable qui était à deux doigts de rendre l'âme. Je commandai un cappuccino et ouvris Instagram pour faire passer le temps.

La gourmette était rangée tout au fond de mon sac, empaquetée dans un joli papier cadeau, attendant sagement d'arriver entre les mains de son destinataire. Je n'arrivais pas à savoir si c'était une bonne idée ; probablement que non, mais ces dernières vingt-quatre heures, j'avais eu beaucoup de mauvaises idées, et pour l'instant, je n'en avais regretté aucune. Personne de sensé n'aurait traversé un océan entier pour retrouver un ex dont le job était d'être une star après un an de silence, dans le seul espoir de retrouver un amour qui aurait dû s'éteindre ; mais je n'étais plus sensé. Le manque m'avait rendu fou. L'amour m'avait rendu fou.

Mais aucun amour digne de ce nom ne vous laissait sans quelques blessures. Pour prétendre au bonheur, il fallait connaître la saveur amère du désespoir. Pour apprendre à voler, il fallait s'attendre à d'abord s'écraser...

La serveuse déposa mon café devant moi, et j'y versai le sachet de sucre sans y penser. J'ouvris Facebook, que je refermai bien vite, et me rabattus sur YouTube, qui me déçut tout autant. Je finis par poser mon portable sur la table et laisser mon regard dériver sur la rue, sirotant mon cappuccino du bout des lèvres. Ce soir, j'allai dormir chez Léo – et probablement les suivants aussi. Sous son toit. Avec lui. Pas dans le même lit, bien sûr, mais... Après tout, je pouvais m'autoriser à fantasmer. J'imaginai différents scénarios plus ou moins érotiques dans lesquels je retrouvai enfin les bras chauds de mon bien-aimé, où nous ne formions plus qu'un, comme avant, où nos corps et nos âmes se mêlaient dans un splendide ballet à fendre les cœurs les plus endurcis. Je m'imaginai tracer ses nouveaux tatouages du bout des doigts, déposer des baisers sur l'encre noire de son histoire, chérir sa peau dont l'odeur seule suffisait à me faire planer. Je n'étais qu'un camé en manque – en manque d'amour, en manque d'inspiration, en manque d'avenir. Et Léo était la drogue la plus dure de toute. La plus mortelle, aussi. Un seul baiser, et j'étais accro, incapable de vivre sans lui. Sans en vouloir plus. Toujours plus. Toujours plus. Toujours plus...

Je touillai ma cuillère d'un geste distrait. Je me voyais, Léo sous moi, puis moi sous lui, les yeux dans les yeux, les lèvres verrouillées, à nous faire tellement de bien que ça en faisait mal. Le toucher là où il était sensible, puis le laisser redécouvrir mon corps qui avait tant changé, l'embrasser jusqu'à en avoir le tournis, faire l'amour jusqu'à en avoir les jambes tremblantes. C'était des fantasmes qu'habituellement, je ne m'autorisais pas à avoir – c'était trop douloureux. Mais aujourd'hui... Aujourd'hui, j'avais enfin une infime chance de les réaliser. Mes rêves n'avaient jamais été aussi proches de la réalité. Certes, c'était improbable, mais... Ce n'était pas impossible. Je m'autorisai à l'aimer, en secret. Tant pis si je me faisais canarder en plein vol. La sensation était trop divine. Je fermai les yeux pour mieux voir les détails ; sa bouche entrouverte, ses mains fines comparées aux miennes, cramponnées à mes muscles, la sueur sur son torse, la délicatesse de ses jambes, les battements affolés de son cœur alors que je posai ma tête dans le creux de son épaule. Dans son lit, sur son canapé, par terre, même. Je m'en fichais, tant que je l'avais, lui, tant que je nous avais, nous.

Je revins au présent lorsque ma tasse faillit m'échapper des mains. Je la reposai sur son socle et respirai profondément pour retrouver mon sang-froid. Ces images indécemment coupables avaient rosi mon visage et gonflé mon pantalon – Dieu merci, je portais un cargo une taille trop grande. Je me réajustai sur mon siège et trouvai une échappatoire sur les réseaux sociaux. Je cliquai sur une vidéo de dix minutes d'un artiste que j'appréciais qui montrait le processus pas à pas de sa dernière création, une toile à la peinture acrylique qui représentait une rivière dans laquelle se reflétait le soleil couchant. Je fus rapidement happé par les coups de pinceaux et les explications détaillées, et oubliai Léo, son corps et les péchés auxquels il m'appelait. Une fois mon café fini, je payai la note, enfonçai mes écouteurs neufs dans mes oreilles et pris le trajet vers la station de métro de l'autre côté de la rue. Il me fallut plusieurs minutes pour me repérer sur le plan et situer l'appartement de Léo, et je faillis me tromper de voie plus d'une fois, mais au bout d'une trentaine de minutes, je finis par arriver au pied de l'immeuble luxueux devant lequel je m'étais retrouvé ce matin. Deux agents de sécurité étaient postés à l'entrée, différents ce matin – avec un peu de chance, ceux-ci seraient plus enclins à me laisser entrer. En regardant l'heure, je me rendis compte que l'horloge avait tourné à vitesse grand V, et qu'il était bientôt l'heure du dîner. Je décidai de m'asseoir par terre, contre un mur dans le hall, et d'attendre que Léo revienne pour m'ouvrir.

Malheureusement, je n'eus pas plus de chance que la première fois ; les deux agents marchèrent vers moi d'un pas lent, mains sur la ceinture, l'air fermé.

— Monsieur...

— Je sais que j'ai l'air suspect, mais je suis un ami à Léopold Han, je l'attends simplement, s'il vous plaît, je...

— Monsieur, nous sommes désolés, mais vous allez devoir vous installer ailleurs. Il y a un refuge pour personnes sans domicile fixe à quelques rues d'ici, mais vous ne pouvez pas rester ici. C'est un établissement privé.

— Je ne suis pas à la rue, je suis un ami de Léopold Han, il devrait arriver d'une seconde à l'autre, si vous pouvez seulement attendre un peu, il...

— Si vous ne quittez pas les lieux, nous allons devoir contacter la police. N'insistez pas et circulez.

— Vous ne comprenez pas, je ne suis pas SDF, j'ai eu le même échange ce matin avec vos collègues, s'il vous plaît, je vous dis la vérité...

L'un d'eux porta la main à son oreillette. Je me redressai, et le mouvement de recul qu'ils eurent ne m'inspira rien de bon – je ne comptais pas les tabasser, bordel, simplement discuter !

— Calmez-vous, monsieur, ça ne sert à rien de chercher les ennuis.

— Mais je ne cherche aucun ennui ! Si vous patientez cinq minutes, vous verrez que je ne mens pas. Je sais que j'ai une sale gueule, mais je ne suis pas à la rue ! Je suis un ami de Léopold Han !

— Seuls les résidents et les personnes acceptées ont le droit de pénétrer dans l'immeuble. Si vous ne figurez pas sur la liste, vous partez, point final. Et si vous refusez de coopérer, nous allons être forcés de vous emmener ailleurs...

— Putain, Tic, c'est pas possible ! T'aimes te foutre dans la merde, ou quoi ?

Sauvé par le gong ! Léopold sortit de la voiture garée juste devant nous, et les gardes reculèrent immédiatement. Il réajusta son tee-shirt sur ses épaules et patienta tandis qu'un deuxième passager sortait. C'était un homme de notre âge, incroyablement chétif, qui se hâta de se ranger derrière Léopold.

— C'est bon, les mecs, lança ce dernier aux agents. Il a le droit de rentrer. Ajoutez-le sur votre foutue liste et laissez-le en paix.

Les deux hommes retournèrent à leurs postes dans un silence gêné. Léo les suivit pour leur donner mon nom complet, et une fois assuré que je n'aurai plus de problèmes pour entrer, Léo me fit signe de le suivre à l'intérieur, ce que je fis sans me faire prier. Une fois dans l'ascenseur, je me tournai vers lui pour lui adresser un sourire reconnaissant, mais remarquai une petite main enroulée autour de son bras.

L'inconnu se tenait à lui. Léo regardait ses pieds, rouge comme une pivoine. J'ouvris la bouche, mais aucun mot n'en sortit. La voilà donc, la raison de sa gêne.

Léo avait quelqu'un dans sa vie.

Nous montâmes jusqu'au cinquième étage dans un silence de mort. L'inconnu, même s'il n'était pas grand, semblait faire tous les efforts possibles pour se faire oublier. Je savais que je ne devais pas les fixer, mais je n'arrivais pas à m'en empêcher – qui était ce type, comment avait-il pu me remplacer, et surtout, pourquoi Léo ne m'en avait-il pas parlé ? Ce n'était pas comme si ce n'était pas important ! Je revenais pour déclamer un amour qui avait bravé toutes les épreuves, et lui, il n'avait même pas les couilles de me dire qu'il était en couple ! Et puis, merde, comment pouvait-il me regarder avec une affection inchangée alors que je ne faisais apparemment plus partie du tableau ? Comment osait-il me laisser espérer alors que je n'avais plus aucune chance ? Tous mes fantasmes les plus osés partirent en fumée. Comment avait-il pu me cacher un élément aussi crucial ? Est-ce que la tendresse que j'avais lue dans son regard n'était que de la pitié ? M'étais-je fourvoyé ? Pourtant, je comprenais Léo parfois mieux que lui-même... Avait-il changé à ce point ? S'était-il transformé suffisamment pour que son âme ne fasse plus écho à la mienne ? M'aimait-il ? Aimait-il ce type ? Lui avait-il parlé de moi ? Et putain, comment osait-il m'inviter à crécher chez lui alors qu'il y avait déjà un homme dans son lit !

Après un ding ! qui résonna longtemps dans mes oreilles, les portes s'ouvrirent, et Léo sortit ses clés. Aucun de nous ne pipait mot. L'inconnu semblait fasciné par ses pieds – il ne m'avait pas accordé le moindre regard, comme si je l'effrayais. Mais merde, c'était moi, l'intrus qui rentrais chez lui, alors pourquoi avait-il l'air du fautif de l'histoire ! Que lui avait dit Léo à mon sujet ? Avait-il seulement révélé la véritable nature de notre relation ? Avait-il pensé à lui dire « Tiens, au fait, il y a mon ex qui m'aime encore – et que j'aime aussi, paraît-il – qui vient dormir à la maison, dans l'espoir de me reconquérir, mais je ne lui ai pas dit que tu existais. À part ça, tout va bien ! », ou avait-il encore agi en parfait connard, comme il avait tendance à le faire dès que les choses devenaient trop sérieuses ? Malgré ses nombreuses qualités, Léo se traînait une sacrée liste de défauts. Et en tête de gondole se trouvait sa tendance cruelle à se comporter comme le dernier des enculés avec ses proches – mensonges, méchancetés et coups bas étaient malheureusement souvent au rendez-vous. Léo était de ceux qui avaient appris que dans la vie, il fallait mordre avant d'être mordu. Sa meilleure défense était l'attaque. Et, perspicace comme il était, il savait toujours où frapper pour que ça fasse très, très mal...

Nous entrâmes dans l'appartement, moi en dernier, et Léo se tourna vers nous au prix de ce qui semblait un effort incommensurable. Il afficha un sourire forcé qui ne me trompa pas le moins du monde et fit des présentations qui sonnaient comme un aveu honteux.

— Juste, je te présente Atlantic, un... un vieil ami. Atlantic, voici Juste, euh... mon copain.

— Son fiancé, corrigea Juste d'une voix douce.

La tête que j'affichai devait avoir de quoi faire trembler un cimetière, car Juste eut un mouvement de recul. Je m'empressai de placarder le même rictus hypocrite que Léo et de tendre la main.

— Enchanté. Je ne sais pas trop ce que Léo t'a dit à mon sujet, mais je reviens des États-Unis, et j'ai passé ma nuit dans l'avion. Je m'excuse pour l'arrivée impromptue et... de mon allure hasardeuse. Je ne suis ici que temporairement.

— Tu restes autant de temps que tu le souhaites, marmonna Léo sans oser croiser mon regard.

Lâche. Menteur. Imposteur.

Et pourtant, que Dieu en soit témoin, je n'arrivais pas à le haïr pour tout ce qu'il me faisait endurer...

— Enchanté, couina Juste. Je fais du couscous pour le dîner. Ça te va ?

Le gargouillement de mon ventre répondit à ma place. Je fis une blague désinvolte sur le fait que je pourrais manger n'importe quoi, et Juste s'empressa de disparaître dans la cuisine après avoir retiré et rangé ses chaussures avec minutie. Léo informa qu'il allait aux toilettes, et je trottinai derrière lui pour le rattraper avant qu'il s'enfuie.

— Il faut qu'on parle, grognai-je dans son oreille.

— Laisse-moi aller pisser.

— Maintenant, insistai-je. C'est qui, ce type ? Comment ça, c'est ton fiancé ? Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ?

Léo jeta un regard par-dessus mon épaule pour s'assurer que Juste ne nous entendait pas. Je le secouai pour attirer son attention – une colère sourde s'emparait peu à peu de moi, et si je n'entendais pas une explication très, très vite, je ne donnais pas cher de la peau de quiconque dans cet appartement...

— C'est... C'est...

— Putain, Léo ! Crache le morceau ! Pour une fois dans ta vie, sois honnête avec moi !

Il dégagea son bras de mon emprise, piqué au vif. Même s'il faisait une tête et demie de moins que moi, je ne pus m'empêcher de tressaillir face à son courroux. Heureusement, ma propre indignation me permit de rester droit même face aux vents violents de la tornade qui s'agitait en lui.

— C'est mon fiancé. On se marie dans une semaine. Et j'ai toujours été honnête avec toi. Je te rappelle que c'est toi qui ne m'as jamais laissé le temps de m'expliquer.

Il claqua la porte des toilettes derrière lui. Je dus me retenir pour ne pas frapper du poing et lui ordonner de sortir – qu'importe ma colère, je n'étais pas chez moi, et il était hors de question que je me donne en spectacle devant son nouveau mec. Quoi de pire qu'un ex jaloux qui débarque dans votre vie avec la conviction de mériter mieux ? Même s'il avait tort – il n'avait pas toujours été honnête avec moi, la preuve se trouvait sous nos yeux –, je refusais de laisser libre court à des émotions qui ne feraient qu'aggraver la situation.

Mais ma colère est légitime ! brailla le petit démon sur mon épaule. Il m'avait caché qu'il était en couple – qu'il était fiancé et m'avait laissé espérer comme un chien perdu. Il m'avait laissé déclamer tous ces beaux discours sur l'amour et le manque sans songer à m'interrompre pour me dire que c'était vain. Il ne m'avait même pas laissé le droit de conserver le peu d'honneur qu'il me restait, après avoir rampé jusqu'à ses pieds en le suppliant de me reprendre, et m'avait laissé m'enfoncer dans ma merde jusqu'à ce qu'il soit obligé de laisser la vérité éclater.

Il était fiancé. Fiancé. Ce n'était pas n'importe quelle relation ; dans sept jours, ils comptaient se lier pour le reste de leur vie. Ce n'était pas un sex-friend, pas un petit ami pansement, c'était quelque chose de sérieux, de concret, et... de bientôt public.

Et dire que Léo avait toujours hésité à demander ma main par peur du regard des autres.

Je me tirai les cheveux de toutes mes forces pour étouffer le cri qui menaçait de traverser mes lèvres. Qu'avait ce connard de Juste de plus que moi pour qu'il ait réussi à prendre une telle place aussi vite ? Comment avait-il pu me remplacer et me surpasser ? Léo m'avait-il seulement aimé avec l'ardeur qu'il prétendait ? Ou n'avais-je été qu'un amusement, un mec sympa avec qui il pouvait faire ce qu'il voulait, jusqu'à trouver mieux ailleurs ? Non. C'est impossible. Et pourtant, j'avais la preuve sous les yeux ! J'avais changé, durant mon absence... Et Léo, lui, m'avait remplacé.

Des larmes amères me montèrent, et ce fut au prix d'un self-control incroyable que je parvins à les ravaler. Des bruits de casseroles et d'un frigo qu'on ouvre me parvinrent en sourdine. Puis, juste après, celui de la chasse d'eau. Je me dépêchai de fuir les toilettes et retourner dans le salon pour ne pas voir le visage de cet homme que je détestais aimer. J'en profitai pour poser mes emplettes dans un coin, près de l'entrée, ainsi que mon sac à dos, avant de détailler l'immense salon plus en détail.

Une baie vitrée absolument gigantesque faisait office de mur et offrait une vue paradisiaque sur Paris – le genre qu'on ne voyait que sur les cartes postales. La pièce était peu meublée, tous les rangements étaient cachés derrière des portes coulissantes. À côté de la porte d'entrée était accroché un tableau de créateur aussi large que l'écran plasma un peu plus loin. Le canapé gris était si grand qu'on pouvait facilement y faire asseoir vingt personnes. Au milieu de la pièce trônait un splendide piano à queue noir, ce qui me surprit, car Léo ne jouait d'aucun instrument. En glissant mes doigts sur les touches, je vis une fine couche de poussière – alors, son fiancé non plus n'en jouait pas. Sûrement une excentricité de riche que je ne comprenais pas. Ou alors, le piano était déjà dans l'appartement lors de l'achat, et Léo n'avait pas eu la foi de lui faire descendre cinq étages. Un tapis asymétrique décorait le reste du salon, avant de mener aux escaliers qui disparaissaient à l'étage. Je m'en approchai, désireux de visiter, avant qu'une petite voix hésitante m'interpelle.

— Atlantic ?

Je me tournai vers Juste, qui avait noué un tablier rose un peu ridicule autour de ses hanches, et se triturait les mains. Je fus décontenancé de l'entendre dire mon prénom – c'était trop familier de la part de quelqu'un qui allait se marier avec l'homme de ma vie.

— Oui ?

— Tu n'as pas d'allergies ? J'utilise beaucoup d'ingrédients quand je cuisine, et je ne voudrais pas que ça pose problème, alors...

— Non, ne t'inquiète pas. Je mange de tout, et je ne suis pas difficile. Merci.

— D'accord. OK.

Il se dandina sur place, et je ne pus m'empêcher de me demander comment Léo et lui avaient pu finir ensemble – il était tellement timide, tellement peu sûr de lui... L'inverse exact de Léo.

Visiblement, il essayait de faire la conversation, mais n'y arrivait pas. Je décidai de le sauver de son pétrin avant que la situation ne devienne gênante pour moi aussi.

— C'est toi qui joues du piano ?

— Du piano... ? Oh, euh, non, c'est Léo qui l'a acheté pour faire de la déco, mais je n'en joue pas, lui non plus. C'est dommage, c'est un sublime instrument, mais il est inutilisé...

— Il l'a acheté ?

— Oui. Il a aussi quelques guitares et un violon, mais je ne l'ai jamais vu y toucher...

Je déglutis difficilement. Ces instruments, c'était tous ceux dont je savais jouer. Qu'est-ce que ça signifiait, exactement ?

— Et... ça fait longtemps que vous vous connaissez ?

— Non, pas tant que ça. En fait, c'est assez fou, parce que ça ne fait que quelques mois qu'on est ensemble, et on va déjà se marier... C'est dingue, pas vrai ? (Je hochai du menton à contrecœur.) Mais quand l'amour est vrai, on n'hésite pas. C'est comme une évidence.

Il aurait pu enfoncer sa main dans ma cage thoracique et m'arracher le cœur, je n'aurais senti aucune différence. Les larmes que j'avais refoulées revinrent à la charge, et il fallut que je fasse semblant de tousser très, très fort pour les dissimuler. Quand Juste me demanda si ça allait, je balayai son inquiétude avec une blague, et ris avec lui de mes yeux brillants. Il retourna dans la cuisine avec un petit sourire, apparemment rassuré d'avoir fait connaissance avec moi. Je me mordis les joues si fort que je faillis les faire saigner. Je me forçai à respirer lentement, en comptant les secondes, pour ne pas péter un câble et détruire tous les objets à ma portée. Lorsque je vis Léopold passer et me jeter un bref regard, je ne pus empêcher une larme solitaire de couler sur ma joue. Je m'empressai de l'essuyer, et il disparut rejoindre Juste.

Je continuai mon exploration des lieux, et montai les marches une par une, débouchant dans un couloir sombre. J'étais en train de chercher un interrupteur lorsque la lumière s'alluma d'elle-même, et je remarquai le détecteur de mouvement au plafond. Il y avait plusieurs portes, toutes fermées, alors je les ouvris une par une, découvrant plusieurs chambres, dont une seule qui semblait occupée, deux bureaux de travail, une salle de bain, des toilettes, et un dressing. Dans l'une des pièces, j'avais trouvé les fameux instruments dont m'avait parlé Juste, prenant la poussière, à l'instar de ce mystérieux piano à queue. Je m'étais retenu d'entrer pour ouvrir les étui et admirer les objets qui avaient dû coûter une fortune.

Une fois mon tour des lieux terminé, je redescendis dans le salon, l'expression neutre. Une délicieuse odeur de poulet épicé s'échappait de la cuisine, vers laquelle je me dirigeai tout naturellement, à défaut de savoir où aller.

Léo et Juste étaient face à face, en train de discuter, et s'interrompirent lorsqu'ils me virent. Léo marmonna qu'il allait descendre les poubelles, et s'empressa de disparaître, me laissant avec Juste qui faisait frire du poulet.

Je m'approchai à pas lents, ne sachant pas si ma présence était la bienvenue, et me radoucis lorsque Juste me décocha un sourire amical.

— Ça sent bon.

— C'est l'une de mes recettes préférées. J'espère que tu vas aimer.

— Tu cuisines souvent ?

— Tous les jours. J'adore ça. Je trouve très agréable de faire à manger pour les gens qu'on aime, et une fois qu'on a les bases, on se rend compte que ce n'est pas si difficile.

— Je suis nul en cuisine. J'achète des plats tout faits et des boîtes de conserve. Les rares fois où je me suis retrouvé derrière des fourneaux, j'ai failli brûler l'appartement entier.

— Je peux t'apprendre, si tu veux. Enfin, je ne sais pas combien de temps tu as besoin de rester, mais... si ça te dit, je peux t'apprendre quelques recettes faciles.

Je croisai ses yeux emplis d'une bonté infinie, et compris pourquoi Léo était tombé amoureux de lui. Cet homme était un ange. Il avait le cœur sur la main et une âme pure. Il devait s'occuper de Léo mille fois mieux que ce dont j'étais capable...

— Euh... Pourquoi pas, m'empressai-je de répondre, prenant conscience que je laissais un silence planer. Je ne compte pas abuser de votre hospitalité trop longtemps, c'est déjà très gentil que vous m'accueilliez ici, mais ce serait chouette de... de... de faire ça.

— Super. Ne t'inquiète pas, tu ne nous déranges pas. Léo m'a dit que vous vous connaissiez depuis longtemps, et ses amis sont mes amis. Enfin, sauf quand il part vagabonder dans des rues malfamées, pour faire Dieu sait quoi...

— Comment ça ?

— Tu n'as pas vu la nouvelle ? Ça a fait la une de tous les journaux. Léo est parti rendre visite récemment à une amie qui est... euh, eh bien, une prostituée. Sauf qu'un type louche l'a reconnu et l'a suivi. Il a dû lui vider une bombe lacrymogène dans les yeux pour s'enfuir. Une sale histoire, si tu veux mon avis. Je respecte tous les métiers, et je comprends ce que c'est de galérer... Mais si Léo veut fréquenter ce genre de personnes, mieux vaut le faire dans l'intimité, pas vrai ?

Je hochai du menton, faute de trouver quelque chose à dire. Je savais très bien qui était cette amie : c'était Sam, et pour l'avoir rencontrée à de multiples reprises, je savais que c'était une femme extraordinaire qui n'avait jamais eu de chance dans la vie. Elle et Léo étaient très proches, et à une époque, il l'invitait toutes les semaines à prendre l'apéro et boire un peu trop d'alcool avant de danser dans le salon jusqu'à ce que les voisins du dessous viennent se plaindre. Nous avions passé de nombreuses soirées à raconter nos vies et rire de nos malheurs.

En revanche, un détail me fit tiquer. Car à l'époque, Léo la fréquentait uniquement dans l'intimité, justement...

— Il est allé la voir directement au club ?

— Oui, c'est ce qu'il m'a dit. Ça faisait des mois qu'il l'évitait. En fait, ça fait des mois qu'il évite tous ses amis, et qu'ils sont obligés de lui poser un ultimatum pour le faire sortir de sa grotte. C'est dommage, et je ne comprends pas trop pourquoi il fait ça.... À chaque fois que j'essaye de lui en parler, il évite le sujet.

Il me lança un bref regard, un sourire triste au bord des lèvres.

— Regarde, même toi, il a fallu que tu viennes toquer à sa porte pour qu'il te laisse entrer. Plus le temps passe, et plus il se renferme... Ça me rend triste, et je ne sais pas comment faire pour l'aider. En public, il se donne cette image de mec extraverti et toujours souriant, mais en réalité...

Il laissa sa phrase en suspens et remua les morceaux de poulet dans la poêle. Je dus faire preuve d'une patience inespérée pour ne pas le forcer à cracher le morceau.

— Je suis désolé, je t'embête avec des histoires qui ne te regardent pas. Nous sommes très heureux, tous les deux, la preuve en est : nous allons nous marier la semaine prochaine ! Mais bon, tous les couples ont leurs problèmes, et nous ne faisons pas exception à la règle. Surtout avec quelqu'un comme Léo...

Un élan de compassion me poussa à vouloir lui dire que je savais exactement ce à quoi il faisait allusion, mais je me retins in extremis. Pour Juste, nous n'étions que de vieux amis, et je rentrais des États-Unis parce que j'étais en galère – certainement pas pour reconquérir l'homme à qui il était fiancé...

Je l'observai cuisiner quelques minutes, méditant sur ses paroles. Quelque part, ça me rassurait de savoir que leur couple n'était pas parfait – Léo restait Léo, avec ses qualités et sa montagne de défauts. Une partie odieusement cruelle de moi se réjouit de constater que Léo en venait même à mentir à Juste, à ne plus s'ouvrir à lui. Avec moi, c'était mission impossible : il était trop transparent pour pouvoir me dissimuler quoi que ce soit.

Puis je me rappelai qu'il n'avait, à aucun moment, eu les couilles de m'avouer qu'il était fiancé. Je me dis qu'il devait avoir drôlement changé pour parvenir à taire une telle information. J'avais certes senti que quelque chose clochait, mais... je ne me serais jamais douté qu'il avait refait sa vie avec quelqu'un, et encore moins qu'il comptait la passer avec lui.

— Et toi, alors ? relança Juste. Comment as-tu rencontré Léo ?

Faute de pouvoir improviser, je décidai de lui donner une version altérée de la réalité, dans laquelle Léo et moi n'étions qu'amis. Venise, le retour à Lyon, les mois passés à vivre entassés avec son frère et sa sœur dans un appartement misérable, le salon de tatouage, l'ascension fabuleuse de sa carrière...

— ... Et si j'ai fini en Amérique, c'est parce que... on m'a proposé un chouette job là-bas, alors je n'ai pas hésité, et j'ai accepté.

— Ça n'a pas marché comme tu l'espérais ?

— Comment ça ?

— Eh bien, Léo m'a dit que tu étais en galère d'argent, que tu étais pratiquement à la rue... J'en conclus que le travail n'a pas fonctionné pour toi ?

— Oh, euh... Oui, c'est ça. Mon directeur était une pourriture, alors j'ai démissionné. Je n'ai jamais réussi à m'en remettre. Le prix de la vie là-bas est différent d'ici...

— Ç'a dû être difficile. Je compatis.

— Merci. Mais, et toi, alors ? Comment as-tu rencontré Léo ?

— Oh, c'est une histoire toute bête. Ça remonte à il y a cinq mois, et c'était...

Nous fûmes interrompus par la porte d'entrée qui s'ouvrit dans un grand fracas. Léopold trébucha sur le palier, jurant quelques mots en coréen, avant de se redresser et nous adresser un grand sourire, comme un putain de gosse qui venait de faire la plus grosse bêtise de sa vie. Il marcha droit vers Juste et l'embrassa avec une fougue qui, d'abord, me laissa coi, avant de se transformer en rage incandescente. Mes mains accrochées au rebord du plan de travail virèrent au blanc tant je dus me retenir de les enrouler autour de la gorge de Léo.

Aussi douloureux que c'était, j'étais pourtant incapable de détourner le regard. La scène était si passionnée que c'en était presque du voyeurisme. Un pervers masochiste, voilà ce que j'étais. J'observais Léo fourrer sa langue dans la bouche d'un autre comme il l'avait fait des milliers de fois avec moi, il y a de cela trop longtemps. Juste avait viré au rouge tomate, et à en juger mes joues brûlantes, c'était également mon cas. Ce fut uniquement lorsqu'ils se séparèrent et que le silence retomba que je me rendis compte que je haletais, comme si c'était moi qu'il venait d'embrasser avec cet érotisme indécent. J'aurais dû être gêné, mais... Je ne ressentais qu'une colère meurtrière. Et un peu d'excitation mal placée.

Espèce de dérangé. La voilà, ta vraie folie.

— Chéri, euh... Je... je cuisine, là...

— Ah, oui. C'est vrai. Pardon. Je vous laisse. Je vais... hum... me prendre un whisky et regarder des vidéos sur Youtube en attendant.

Il tourna les talons sans m'accorder le moindre regard. Il sortit une bouteille à l'étiquette raffinée de l'un des placards et se servit une dose suffisante pour saouler trois personnes. Il partit s'affaler sur le canapé et alluma la télé, vautré comme n'importe quel type qui attend que son dîner soit prêt. À peine si je le reconnaissais. J'en vins à me demander si ce Léo que j'implorais de m'aimer, moi, je l'aimais encore. Si l'homme que j'avais quitté n'était pas resté là où je l'avais laissé, et que celui que je dévisageais n'était qu'un inconnu qui portait ses traits.

Léo n'avait jamais été parfait – mais il y avait du bon en lui. Où était-il donc passé ?

— Atlantic, tu, euh... tu veux bien me passer la passoire dans l'évier ?

— Bien sûr.

Alors que je contournais Juste, je fus interrompu par une odeur subtile qui émanait de lui. Je marquai un arrêt, sourcils froncés, incertain. Était-ce... ?

Je tournai à nouveau la tête en direction de Léo, qui sirotait son verre de whisky, les yeux scotchés sur la télé qui diffusait une stupide vidéo Youtube. Complètement absorbé par l'écran, il ne sentait même pas mon regard peser sur lui. Était-ce possible... ?

Bien sûr que ça l'était. Dur à croire, mais, d'une certaine manière, très probable. Et si c'était vrai, alors cela ne voulait dire qu'une chose : Léopold était au plus bas.

Pourtant, il se mariait dans une semaine...

— Atlantic ?

— Oui, pardon. La passoire.

Remplie de divers légumes fraîchement lavés, je la lui tendis, et il me remercia avec un petit sourire. Je lui demandai s'il avait besoin d'aide, ce à quoi il me répondit qu'il se débrouillait, alors je quittai la cuisine et hésitai à rejoindre Léo sur le canapé. J'étais partagé entre colère, tristesse et inquiétude. Colère, parce qu'il venait de rouler une galoche à son mec sous mes yeux, mec dont il avait omis de mentionner l'existence. Tristesse, parce que j'étais revenu pour lui, en vain, et que désormais, je ne savais absolument pas quoi faire. Mon seul plan, c'était lui, et il avait volé en éclats. Inquiétude, parce qu'il portait une odeur que je ne pensais pas sentir un jour sur lui.

L'inquiétude prit le dessus. Alors que je venais prendre place à côté de lui, une petite partie de mon cerveau me murmura que j'étais trop gentil pour mon propre bien. C'était vrai. Je l'ignorai.

— Léo ?

Aucune réponse. Il but une gorgée de whisky, ne daignant même pas m'accorder un regard. Maintenant que j'étais proche de lui, j'étais sûr de moi : c'était de lui que provenait ce parfum interdit.

— Léo, est-ce que... ça va ?

— Parfaitement bien. Pourquoi ?

— Parce que tu viens de te servir plusieurs doigts de whisky, que tu bois seul.

— Petit plaisir de riche.

Mon Dieu, j'aurais pu l'étrangler. Je pris une longue inspiration pour ne pas perdre contenance.

— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi. Quelque chose ne va pas.

— Je ne joue à rien du tout. Tu veux bien me foutre la paix ?

— Est-ce que Juste est au courant que tu fumes de la beuh ?

Enfin, il se tourna vers moi. Il écarquilla les yeux, ce qui acheva de confirmer mes soupçons : Léo était défoncé.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu as les yeux tellement rouges que même des lunettes de soleil ne suffiraient pas à le cacher. Et tu pues. Genre, à des kilomètres.

— Est-ce que Juste a dit quoi que ce soit ? Il a posé des questions ? Tu le lui as dit ? Tu le lui as dit, c'est ça ? Putain, je n'aurais jamais dû te laisser entrer, je savais que c'était une mauvaise idée...

— De une, va bien te faire foutre, le coupai-je. Et de deux, non, je ne lui ai rien dit. J'ai simplement senti l'odeur sur lui après que tu, hum... aies envahi sa bouche.

— Ouais, je sais pas pourquoi j'ai fait ça. Je suis une sacrée merde, pas vrai ? Rouler une pelle à son mec devant son ex, c'est un truc de loser.

— Ouais. (Ma franchise le fit sursauter.) Franchement, ce n'est pas le pire truc que tu m'aies fait, mais ça s'en rapproche.

— Je suis désolé, murmura-t-il, et je sus qu'il était sincère. Pour tout. Je ne mérite pas ton pardon, mais je tiens à ce que tu saches que je suis désolé. C'est juste... comme une putain de malédiction.

— De quoi tu parles ?

— De ma vie. Tout ce que je touche, je le détruis. Tout ce que j'entreprends, je le sabote. Tout ce que j'aime finit par me détester... J'ai l'impression d'être maudit.

Il but la moitié de son verre en une gorgée, et je vis qu'il se retenait de grimacer, ce qui m'arracha un demi sourire sans joie. Malheureusement, Léo avait raison : il attirait les problèmes comme des mouches sur une merde.

— J'ai dû faire des trucs sacrément pourris dans mon ancienne vie pour avoir un karma pareil. Peut-être que j'étais Hitler, et que je paye pour la mort de tous les innocents. Ou peut-être que j'étais Christophe Colomb, et que j'ai massacré, pillé et souillé des peuples entiers. T'en penses quoi ?

— J'en pense que tu dis de la merde, et que tu ferais mieux de la fermer. Ça ne te réussit pas, de mélanger drogue et alcool.

— Chuuut, moins fort, Juste va nous entendre. D'abord, ça me réussit très bien, vu la fréquence à laquelle je le fais. Si tu savais le nombre de fois où je suis apparu publiquement complètement défoncé... Et personne ne s'est jamais aperçu de rien.

— Ce n'est pas une fierté, Léo. Tout ce que ça dit de toi, c'est que t'as besoin d'aide.

Il se rembrunit et finit son verre d'une traite. Cette fois-ci, il ne put empêcher sa bouche de se tordre, et je me surpris à le trouver beau, même ainsi, même après ce qu'il venait de me révéler. Putain, ce mec avait un effet sur moi qui devrait être criminel. Alors même que je le contemplais en piteux état, le regard vague et l'haleine piquante, noyé dans ses propres problèmes, et l'annuaire orné d'une splendide bague resplendissante de diamants qui ne m'était pas destinée, je sentais mes jambes faiblir et mes joues rosir du simple fait de notre proximité. J'étais fasciné par la façon qu'avaient ses cheveux de caresser son visage, le mouvement de ses lèvres lorsqu'il se les humecta, le son chaud de sa respiration lourde, le canapé qui couinait sous nos poids réunis. J'eus l'impérieuse et stupide envie de le toucher, là, maintenant, que je retins in extremis, en feignant de me recoiffer. Merde, il était fiancé, et moi je me comportais comme un adolescent encore vierge ! Je me forçai à prendre de longues inspirations pour calmer ce feu qui grandissait au creux de mes reins. J'étais encore énervé après lui, et je ne devais pas l'oublier parce qu'il avait de beaux yeux. Léo était doué pour user de ses atouts pour se faire pardonner, mais je n'étais pas aussi facilement manipulable. L'étais-je ?

— Je n'ai pas besoin d'une deuxième maman, Juste remplit déjà ce rôle à la perfection, grogna-t-il avant de poser son verre vide sur la table basse. Si tu es venu pour me faire une leçon de morale, c'est pas la peine, ne gaspille pas ta salive. Je sais ce que je fais.

Et voilà, le charme était rompu. En quelques mots, Léo avait encore réussi à me faire l'effet d'une douche froide. Avait-il toujours été aussi imbuvable ?

— Tu sais quoi, Léo ? Je vais te laisser seul. Si tu décides de le prendre comme ça, je ne vais pas essayer de te raisonner. J'en ai marre. Si tu refuses de distinguer compassion et pitié, c'est ton problème. Tu sais quels sentiments je nourris pour toi, et il est normal que je m'inquiète quand je découvre que tu te drogues et que tu bois. Je ne suis pas venu pour essayer de te sauver. Si tu préfères te laisser couler, c'est ton choix. Mais sache que le fond de l'océan est un endroit où l'on se sent terriblement seul.

Il fronça des sourcils ; peut-être que mes métaphores poétiques étaient trop compliquées pour son cerveau embrumé par les substances. Soudainement agacé par cette discussion stérile, je me levai d'un bond, fuyant Léo, sa beauté dangereuse et ses malheurs qui flottaient autour de lui comme des fantômes insatisfaits.

Juste venait de finir de cuisiner et mettait les assiettes sur la table. Je lui proposai mon aide, qu'il accepta de bon cœur, et nous dressâmes​ la table tandis que Léo riait devant un sketch français. Je vis Juste lui lancer quelques regards à la dérobée, l'air triste, sans rien prononcer. Savait-il que son homme fumait du cannabis pour oublier sa vie qu'il ne supportait plus ? Voyait-il la tendresse qui le liait à moi, vestige d'un amour qui n'avait jamais pu connaître​ de véritable fin ?​ Se rendait-il compte que celui qu'il s'apprêtait à épouser avait perdu toute envie de vivre ?

— Chéri, tu viens à table ? appela Juste, élevant à peine la voix.

Léo se leva péniblement, prenant son verre avec lui, qu'il partit troquer contre un peu de vin rouge. Personne ne releva, mais je vis dans les yeux de Juste qu'il désapprouvait. Léo s'installa à gauche de son fiancé, tous les deux face à moi, et abandonna un baiser sur sa joue en le remerciant d'avoir fait à manger. Un court silence flotta, durant lequel nous nous dévisageâmes tous les trois, étouffés par tous les non-dits qui planaient mais que nous faisions semblant de ne pas voir. Je le rompis en forçant un grand sourire sur mes lèvres et en félicitant Juste pour ses talents de chef, car le fumet qui s'échappait des casseroles était divin. Il vira au rouge pivoine, puis se chargea de servir tout le monde généreusement, et j'eus un mal fou à masquer mon empressement – j'étais affamé. Fatigué et affamé. Le contrecoup du décalage horaire et des longues heures en avion était en train de me frapper avec la force d'un bulldozer. Je laissai Juste et Léo faire la conversation, riant lorsqu'ils riaient et hochant de la tête lorsqu'ils s'adressaient à moi, savourant le couscous qui était délicieux. Léo finit son verre, s'en resservit un autre, et Juste ne contint qu'à peine son soupir déçu. Je fis semblant de ne rien voir. Hors de question qu'on discute problèmes de couple avec l'homme qui m'avait volé mon plus grand amour...

Je sentis le regard de Léo peser sur moi à plusieurs reprises durant le repas, mais là encore, je fis comme si je ne me rendais compte de rien. Et, lorsqu'il tournait la tête, j'en profitais pour l'admirer, sachant parfaitement qu'il était conscient du petit jeu ridicule auquel j'étais en train de jouer. Suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis... Il me laissa faire, me laissa jouer avec ses nerfs, feignant une indifférence totale. Nous nous envoyions des messages sans prononcer un seul mot, sous les yeux de Juste qui était aveugle à cet échange. Il me regardait, je le regardais, mais jamais nos yeux ne se croisaient. Cela dura tout le repas, et ne prit fin que lorsque je m'excusai de ne pas rester pour le café, expliquant que j'étais éreinté et que je tenais à peine debout.

— Dans ce cas, je vais te montrer ta chambre, dit Juste en se levant.

— Non, laisse, je vais le faire. Bois ta tisane, mon chéri, l'interrompit Léo.

Il se leva et contourna la table, un sourire arrogant à peine voilé sur les lèvres. J'allai récupérer mes sacs à l'entrée sans un mot, et suivis Léo dans les escaliers, jetant un dernier regard à Juste qui me sourit en retour. Si seulement il savait ce qui se passait réellement sous son propre toit...

Léo nous fit traverser l'entièreté du couloir et ouvrit la dernière porte, découvrant une chambre spacieuse dont le lit était déjà fait. Une immense fenêtre laissait voir la vue splendide sur Paris qui, de nuit, était encore plus romantique. J'abandonnai mes affaires au sol, et fus ébloui par la lumière vive lorsque Léo appuya sur l'interrupteur.

— Voilà, c'est la chambre la plus éloignée de la nôtre, histoire d'avoir chacun son intimité. Les toilettes sont ici, et la salle de bain un peu plus loin. L'armoire est vide, tu peux mettre tes affaires dedans. Est-ce que tu as besoin de quelque chose en particulier ? Brosse à dents, pyjama, chargeur...

— Euh... Je ne sais pas. Non, je crois pas. Léo, est-ce que...

— Bonne nuit, Tic.

— Non, attends, s'il te plaît, je voudrais te parler.

Je lui avais agrippé le bras avec un peu trop de force. Il regarda ma main enroulée autour de son biceps, puis remonta vers mon visage. Je me sentis devenir cramoisi sous ses yeux trop perçants.

— Quoi ?

— Je... Je sais même pas par où commencer. Tu...

Nos regards étaient scellés. Je sentais mes mots se perdre sur la pointe de ma langue, partir en fumée sous l'intensité du feu qui brûlait en lui. Il se passa de trop nombreuses choses pour que je puisse les comprendre en quelques secondes ; c'était nous, seulement nous, face à face, les yeux dans les yeux...

Et soudain, la Terre cessait de tourner. Le temps retenait sa respiration pour nous laisser quelques instants de grâce. Alors que nous étions ainsi, immobiles et vulnérables, tout devenait une évidence. Il était l'homme de ma vie. Jamais je n'aimerais comme j'aimais Léopold. Certes, il me faisait mal, tellement mal... Mais si ce n'était pas lui, alors qui d'autre ?

— Tu... À quoi tu joues, avec moi ? Qu'est-ce que t'es en train de faire, Léo ?

Que fais-tu de ta vie ? Que fais-tu de ton couple ? Que fais-tu de moi ?

Ses lèvres s'entrouvrirent, tremblantes, mais aucun mot n'en sortit. Ses yeux se mirent à pétiller, signe de sa détresse. Je vis une telle peur, une telle impuissance dans son regard, que je sentis, moi aussi, des larmes me monter. Il laissa tomber le masque, là, l'espace d'un instant, et me montra cet appel à l'aide que je ressentais en lui. Il me montra qui il était vraiment.

Puis il se détourna, rompit le charme, et s'enfuit dans le couloir.

Je restai longtemps debout, devant ma porte, planté comme un putain de Sim beugué, stupide et furieux. Puis la tristesse l'emporta sur la colère, et je partis me coucher, sans un bruit, sans souhaiter bonne nuit à Juste. La gourmette était toujours au fond de mon sac, délaissée, ce putain de cadeau empoisonné.

Personne ne m'entendit pleurer dans mon oreiller.

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