1. Sur le trône

Léopold

 « LÉOPOLD HAN EST-IL UN REPTILIEN ? LA THÉORIE DU COMPLOT EXPLIQUÉE !!! (PREUVES) »

La vidéo durait trente minutes. Je m'esclaffai. Les gens n'avaient vraiment que ça à foutre.

Je quittai Youtube et fis défiler mes notifications avec un soupir. Instagram, Snapchat, Facebook, X, Whatsapp, TikTok... Ça n'en finissait jamais. Centaine par centaine, les messages s'accumulaient, les fans réclamaient que je leur réponde, que je leur donne de l'attention, que je les fasse se sentir spéciaux. Parce que c'est ce que j'étais, n'est-ce pas ? Spécial. Me parler était un privilège. Me côtoyer, un rêve. Ils fantasmaient sur moi, adulaient mon corps et vénéraient mes mots. Ils payaient des sommes folles pour me voir, me toucher, hurler mon nom. J'étais le centre de l'attention. Qu'ils m'aiment ou qu'ils me détestent, ils ne pensaient qu'à moi et à ma perfection. J'étais Léopold Han, l'unique, l'intouchable.

— Léo ? Léo, t'es prêt à y aller ?

— Deux minutes, je chie !

Enfin, ça, c'était l'image qu'ils avaient de moi. En réalité, j'étais un type tout à fait lambda, la preuve en était : j'étais sur le trône. Tout aussi humain que le reste du monde, tout aussi paumé que ceux qui me prenaient comme repère. La seule chose que j'avais pour moi, c'était une belle gueule et de la chance. Aucun talent, aucun travail, aucun mérite. Ils félicitaient du vide. Ils acclamaient un homme creux. Ils...

— Léo, dépêche-toi, on va finir par être en retard !

Je marmonnai dans ma barbe et rangeai mon téléphone. Cinq minutes plus tard, j'étais dans la cuisine en train de me laver les mains, Juste à mes côtés, bras croisés.

— On a rendez-vous à quatorze heures, tu sais ? me rappela-t-il.

— Ça va, il est seulement... Quelle heure est-il ?

— Treize heures cinquante-huit.

Je ne répondis rien. Les éclairs qui foudroyaient ses yeux disaient déjà tout.

Juste ne me parla pas jusqu'à ce que nous soyons installés sur la banquette arrière de ma voiture. J'indiquai l'adresse à Roger, mon chauffeur, qui la tapa sur le GPS et fila immédiatement vers la sortie du parking. Le moteur silencieux de ma Tesla me donnait toujours l'impression de flotter, et non de rouler sur le bitume. Je posai ma tête contre la vitre et fermai les yeux. Quelque chose de doux me toucha la main.

— Je peux ? murmura Juste.

Je hochai la tête et il entrelaça ses doigts aux miens. Il souffla quelque chose que je n'entendis pas, mais j'étais trop ailleurs pour lui demander de répéter.

Nous arrivâmes sur le coup de quatorze heures quinze, et alors que Juste marchait à vive allure, je ne me pressais pas le moins du monde. J'étais Léopold Han et j'avais payé cher afin de privatiser cet endroit pour l'après-midi ; ce n'était certainement pas pour quinze minutes de retard qu'on allait nous refuser l'entrée. Au début, Juste râlait face à mon attitude désinvolte, mais il avait fini par voir, lui aussi, que la célébrité me donnait tous les droits, même si je n'en voulais pas. Et aujourd'hui, je n'étais pas d'humeur à me stresser pour un pauvre quart d'heure.

Comme je l'avais demandé, à la sortie du parking, deux gardes du corps nous attendaient pour nous escorter jusqu'à la porte de derrière de la boutique. Je ne voulais pas risquer de tomber sur un abruti dangereux, et encore moins de croiser un paparazzi. Je vis Juste frémir à la vue des colosses en noir. Je voulus lui lancer une œillade rassurante, mais il avait le regard rivé sur ses pieds.

Je ne prenais pas souvent de dispositions aussi extrêmes, mais quand Juste était avec moi, j'avais tendance à me montrer surprotecteur. Je faisais beaucoup de sacrifices, mais celui de ma vie privée, jamais.

Il nous fallut cinq minutes de plus pour arriver. Les deux dames qui tenaient le magasin nous accueillirent avec de grands sourires, nous proposant de nous débarrasser de nos vestes. L'une d'elles nous suggéra même une collation, que nous refusâmes. Je pouvais voir la crispation dans leurs joues, la tension qui nouait leurs épaules. J'ouvris la bouche afin de dire quelque chose de léger, mais je ne savais pas quoi, aussi, je me ravisai.

Elles se présentèrent : Stella, une petite brunette qui ressemblait vaguement à Saska mais en moins jolie, et Amandine, une fausse blonde au visage terni par la cigarette. Elles portaient la même bague à l'annulaire gauche. Elles étaient toutes deux vêtues de robes cintrées qui les boudinaient ainsi que de nombreux bijoux tape-à-l'œil.

Elles cherchaient à m'impressionner. C'était raté.

— C'est un grand honneur que de vous recevoir dans notre boutique, piailla Stella. Si vous voulez bien me suivre ? Je vais vous montrer la section costards.

Juste voulut me prendre la main lorsque nous slalomèrent entre les rayons, et j'eus du mal à la serrer en retour. Je n'étais jamais à l'aise avec les marques d'affection en public. Mais je me rappelai que j'avais versé un agréable pot-de-vin à ces demoiselles pour m'assurer de leur silence. Hormis Roger, les gardes du corps et les vendeuses, personne ne savait que j'étais là. Il restait juste à espérer qu'on ne m'ait pas aperçu sur le trajet ou que Juste ne se soit pas amusé à en parler à quelqu'un. Ce n'était pas son genre, mais la peur avait tendance à me rendre parano.

— Lors de notre dernier échange, vous avez émis l'idée d'un costume blanc et d'un costume noir, dit Amandine. Est-ce que cela vous convient toujours ?

— Oui. Blanc pour lui, et noir pour moi, répondis-je.

— Dans mes souvenirs, vous vouliez quelque chose de simple mais élégant, agréable à porter, c'est cela ?

Dans ses souvenirs, tu parles. C'était mot pour mot ce que je lui avais décrit au téléphone, et c'était il y a un mois. Elle avait dû le noter religieusement et relire mes instructions avant notre arrivée. Ridicule.

J'inspirai un grand coup pour me calmer. Merde, Léo. Je n'avais pas fumé de la journée et j'étais sur les nerfs. Je n'avais pas voulu risquer que l'odeur reste sur mes vêtements et que quelqu'un soupçonne quelque chose. De tous mes secrets, il y en avait un – et sûrement le moins grave, ironie du sort – dont j'avais bien trop honte pour parler. Personne, et je dis bien personne, ne devait jamais savoir à quel point j'étais au fond du trou. J'avais tout pour être heureux ! Pourquoi, alors que la main de mon fiancé était dans la mienne, chaude et agréable, je n'arrivais à penser qu'au joint que j'aurais aimé fumer avant de venir ? Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ? Pourquoi, alors que j'avais le monde à mes pieds, je me sentais si dépossédé ?

— C'est ça, répondit Juste à ma place – je ne m'étais pas rendu compte que j'avais laissé un blanc. Le plus minimaliste possible, pas de fioritures, mais que ça reste chic.

— Nous allons voir ça. Nous avons plusieurs modèles, et nous pouvons évidemment fabriquer une pièce sur mesure qui combine tous les éléments qui vous plaisent. Nous sommes là pour réaliser le costume de vos rêves, récita Stella avec un grand sourire.

Je me retins de faire un bruit agacé. Nous nous promenâmes entre les nombreuses robes de mariées exposées, arrivâmes dans la section des costards et, immédiatement, les vendeuses sortirent plusieurs vestes différentes pour nous les mettre sous les yeux.

— Nous avons de la dentelle, des tenues asymétriques, très à la mode, des deux ou trois pièces, quelque chose de plus vintage, ici de plus moderne, et ce dans tous les coloris !

D'accord. Elles avaient déjà oublié les concepts de « simple » et « noir et blanc ».

Je laissai Juste donner patiemment son avis sur chaque costume et préférai pour ma part regarder moi-même les rayons. Il y avait beaucoup d'ensembles ridicules (pourquoi diable les gens avaient de tels goûts de chiotte quand il s'agissait de leur mariage ?) et des assemblages de couleurs improbables. Amandine me dit quelque chose en me voyant fouiller dans mon coin, mais je l'entendis à peine. Je finis par trouver quelque chose qui ressemblait plus ou moins à ce que j'imaginais.

— Est-ce que je peux voir celui-là ? demandai-je.

— Évidemment ! Celui-là... (Stella eut une hésitation.) Ce costume est vraiment très simple, vous savez ? Il ne fait pas vraiment grande cérémonie, en vérité, il serait plus convenable pour une soirée ou un défilé que...

— C'est parfait, la coupai-je. Ce n'est pas une grande cérémonie.

Elle enleva la protection et fit l'apologie de la qualité de ce vêtement, tout en veillant discrètement à souligner qu'elles avaient d'autres pièces bien plus décorées et qui rendraient notre mariage encore plus inoubliable. Je finis par leur fermer le clapet d'une voix sèche.

— C'est super, merci. Est-ce qu'on peut l'essayer ?

Elles s'échangèrent un regard. Juste se tourna doucement vers moi, l'air de dire « est-ce que ça va ? », et je secouai la tête avant de me diriger vers les cabines. Je commençais à en avoir marre. Je voulais retourner à la maison, être en sécurité, fumer un joint.

Une fois dans la cabine, Amandine désira entrer pour m'aider à m'habiller, ce que je refusai froidement. Juste, lui, accepta. Quelques minutes plus tard, nous sortîmes, lui en blanc, moi en noir. Lorsque je posai les yeux sur lui, enfin, je ressentis quelque chose.

Il était beau. Il était toujours beau, évidemment, mais ainsi vêtu, il était tout simplement envoûtant. Le blanc lui allait si bien. C'était sa couleur : simple, pur, sans défaut. Le costume était trop large pour lui, qui avait la peau sur les os, mais avec quelques retouches, il serait parfait. Je me figeai sur place, bouche bée.

— Q-Quoi ? bégaya-t-il.

— Tu es splendide.

— Comparé à toi, je ne ressemble à rien...

— Une autre connerie de ce genre, et j'annule le mariage.

Ses grands yeux verts brillèrent d'appréhension. Je lui rappelai que c'était une blague, que pour rien je n'annulerais nos noces, et m'approchai de lui pour l'observer de plus près. Ses épaules étaient noyées sous le tissu, sa taille fine disparaissait malgré les boutons fermés et les manches tombaient sur ses phalanges, mais la forme était parfaite. Je caressai la matière, soyeuse, et remontai jusqu'à sa joue piquetée de taches de rousseur que j'effleurai. Il sourit.

— Nous n'avons pas de taille en dessous, mais il suffit de le repriser, murmura Stella, plus pour elle-même que pour nous. Nous allons prendre vos mensurations. Que pensez-vous du vôtre, monsieur Han ?

Je me tournai vers l'immense miroir derrière moi, montai sur la petite estrade et vérifiai rapidement mon allure. Je le faisais pour ne pas paraître trop arrogant. Je savais pertinemment qu'avec mon corps, tout m'allait. J'étais certes petit, mais mes proportions frôlaient la perfection. Il fallait dire, avec mon métier, je n'avais pas vraiment le choix. Il n'y avait pas de place pour les défauts derrière les caméras.

— J'aime bien. Il faudra raccourcir les bras et resserrer la taille, mais pour le reste, il est parfait.

— Vous avez l'œil, complimenta Stella en tripotant mon costume. (Je me retins de lui dire que cela faisait des années que je côtoyais des stylistes de haute couture.) Le noir vous sied à merveille.

Évidemment. Si le blanc était la couleur de Juste, la mienne, c'était le noir.

Sombre, macabre, dépourvu de la moindre lumière. Pas de ces merdes sur le mystère et l'élégance : pour moi, le noir, c'était la pourriture, la monstruosité, la personnification du néant qui me trouait la poitrine. C'était la couleur de mes poumons encrassés, de mes yeux froids, des tatouages qui tranchaient sur ma peau d'ivoire. Même mes cernes étaient noirs. J'étais un être sale et obscur, une goule recluse qui se fardait de couleurs vives pour cacher son inhumanité. J'étais un beau menteur. Un salopard d'acteur. Et ma propre vie était ma plus grande comédie.

Il n'en avait pas toujours été ainsi. Même si auparavant, mon quotidien n'était déjà pas rose, je n'avais pas à me plaindre – d'autres l'avaient bien plus dure que moi. Au moins, j'avais un toit sur la tête, une fratrie soudée et un diplôme d'artiste-tatoueur en poche. Puis un jour, alors que je me promenais avec Clyde, mon frère, dans Paris, un type avec une grosse bedaine et de petits yeux perçants nous avait accostés et demandé d'auditionner pour sa série télévisée. Nous avions bien évidemment accepté, sans vraiment y croire, mais l'excitation d'avoir été repérés dans la rue et l'idée de toucher au monde du cinéma, qui était complètement nouveau, nous avait séduits. Nous avions eu les rôles, à notre grande surprise : ni Clyde ni moi n'avions fait de théâtre, nous avions juste une belle gueule et des conneries à revendre. Alors nous avions joué, ce petit projet qui partait parfois dans tous les sens, mais que le producteur appelait du « génie ». En plus, nous étions bien payés – rien à voir avec mes revenus actuels, mais à l'époque, c'était un véritable pactole. La série était sortie sur Netflix, et là, surprise : carton mondial. Clyde et moi en étions à l'origine. Nous étions « les frères coréens », les petits nouveaux que personne ne connaissait mais, oh mon Dieu, j'adore leur humour, leurs expressions sont si bien jouées, regarde leur nom sur Internet. Clyde et Léopold Han ? Ça ne me dit rien, c'est leur premier tournage ? Ces gosses ont ça dans le sang. Jeunes, sexy et inconnus, le combo parfait. Une de nos scènes, celle où nous étions torses nus côte à côte au bord d'une piscine, était devenue virale. Les gens en avaient fait des montages, des mèmes, des fan-arts, l'avaient rejouée jusqu'à en être malade. Et une fois que la vague s'était calmée, ils l'avaient relancée, parce que c'est comme ça que ça marche, sur le Net : quand il n'y en a plus, il y en a encore, encore, encore... À vous en donner le tournis. De plus, nous étions asiatiques, ça rajoutait une touche d'exotisme qui excitait les fans. Nous étions arrivés quand la culture japonaise était à la mode, juste avant que ce soit le tour de la K-pop et des dramas coréens. Clyde et moi avions conscience que notre succès avait surtout été un coup de chance. Être là au bon moment, c'était la clé. Il n'y avait aucune loi quant à ce qui faisait le buzz ou non : c'était juste une question de timing. Les gens faisaient circuler ce que leurs amis faisaient circuler, sans se soucier que ce soit intéressant ou non, et la plupart du temps, ça n'avait aucun lien avec le buzz précédent. Il suffisait de donner un os à ronger à Internet, et il le mordait jusqu'à le briser.

Nous n'y avions pas échappé. Le succès nous avait rongés et avait fini par nous briser. Et désormais, il ne restait que de pathétiques miettes que nous faisions semblant d'avoir recollées. Les caméras, les interviews, les galas, tout ça n'était qu'une vaste comédie. Personne ne souriait jusqu'aux yeux. Personne ne riait vraiment. Même les larmes étaient fausses. Et ça, le public adorait : plus on lui mentait, plus il y croyait.

La notoriété est le pire des enfers, parce que tout le monde se le représente comme un paradis, et ce n'est qu'en y arrivant qu'on se rend compte que depuis le début, on ne fait que creuser, et que désormais, on a touché le fond. C'est solitaire. Vous êtes constamment entouré, tout le monde connaît votre nom, vous êtes invité à toutes les fêtes que vous pouvez imaginer, et pourtant, vous vous sentez seul. Parce que tout est faux. Votre succès est aussi fragile qu'un château de cartes. N'importe quoi peut le faire dégringoler. Vous vivez avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, forcé à sourire de toutes vos dents en racontant comment c'était de rencontrer Brad Pitt aux Oscars. Mais le soir, quand vous rentrez dans votre appartement luxueux, que vous vous sentez si petit dans tant d'espace inutile, que vous avez passé la journée à vous retenir de pleurer, que vous avez dû étouffer une crise de panique dans une cabine de toilettes sale, et que vous êtes, comme tous les autres soirs, seul, vous prenez conscience de la futilité de tout ça. À quel point c'est ridicule, mais paradoxalement, combien le monde le prend au sérieux. Une vaste blague à laquelle personne ne rigole. Et si ça n'est pas assez pour vous faire mal, le poids des responsabilités n'est jamais très long à vous rattraper, et lui, il vous brise sans pitié. Il vous fauche aux genoux et vous laisse à terre, le visage plein de boue et les mains ensanglantées, pétrifié d'horreur face à la montagne qui pèse désormais sur vos épaules. Tous les regards sont braqués sur le moindre de vos gestes, de vos paroles, de vos déplacements. Vous devez faire bonne figure, faire des dons pour les enfants affamés en Afrique puis vous en vanter, créer suffisamment de drame pour amuser la galerie, mais pas trop pour éviter qu'on vous tombe dessus, laisser toutes les rumeurs mensongères sur vous circuler, et même parfois les alimenter. Parce que ça plaît aux gens. Et qu'importe à quel point on les déteste, désormais, on dépend d'eux et de leurs sautes d'humeur. Alors on se tait et on subit. On amuse la galerie. On pleure au bon moment, juste un peu, pour éviter les yeux bouffis et le maquillage qui coule. On rigole gentiment quand un imbécile vous pose une question déplacée. On ignore tous les articles débiles sur le moindre de vos posts, comme si vous veniez de réécrire un grand classique. On ne parle pas de politique, jamais, c'est trop risqué. On se retient d'envoyer chier le vingtième fan de la journée qui vous demande un selfie dans la rue. On ne panique pas. Surtout, ne pas paniquer. Ne pas montrer qu'on est faible. Faire comme si tout ça était éternel, comme si on était tout-puissant. Ne jamais laisser entrevoir la moindre de vos failles. Parce que les gens passent leur temps à chercher une brèche par laquelle vous détruire, un défaut, quelque chose sur lequel cracher, et une fois qu'ils trouvent, c'est la fin. Vous qui pensiez avoir atteint le fond, en fait, vous découvrez qu'il existe tellement pire. Plus terrible encore que d'être célèbre, c'est d'être une célébrité déchue. Une ancienne étoile à qui on a arraché son éclat. Parce que le public ne pardonne pas, et il n'oublie jamais. Même après votre mort, on parlera de ce que vous avez fait et comment vous auriez pu être meilleur. Comme si, eux, pouvaient le faire à votre place. Comme si ce n'était pas eux qui vous avaient poussé dans votre tombe. Ils vous blâment de subir les merdes qu'ils vous imposent.

Alors, oui, j'étais acerbe. Mais on me le rendait bien.

Et puis... j'avais la trouille.

La trouille de laisser voir mes faiblesses. La trouille qu'ils découvrent ma noirceur, qu'ils percent le voile de mensonges que j'avais tissé tout autour de moi, et qu'ils se mettent à mordre dans le peu d'humanité qu'il me restait. La trouille de me faire arracher ma lumière. J'étais mort de peur. Un seul faux pas, une seule parole maladroite, et tout ce sur quoi ma misérable vie tenait s'écroulait. Il suffisait d'une inattention et mon paradis infernal disparaissait. C'était pour cette raison que j'étais autant sur mes gardes. Et c'était aussi pour ça que j'étais addict au cannabis. Imaginez, une telle pression, tous les jours ; si je n'avais pas cette échappatoire, voilà bien longtemps que j'aurais craqué. Il ne faut pas croire. Toutes les célébrités sont accros à quelque chose. Le sexe, les dépenses, la cigarette, la drogue, l'alcool, chacun a son petit cocktail secret pour ne pas dérailler. Et plus c'était toxique, mieux c'était. Rien n'est plus réconfortant que l'autodestruction.

Vivement que toute cette merde arrive à sa fin. Si c'était à refaire, eh bien, je ne le referais pas. Je ne serais jamais allé à ce putain de casting. Je serais resté le petit tatoueur un peu cabossé que j'étais, rongeant ses ongles sur les fins de mois, mais heureux d'être libre et indépendant. Libre, voilà. Je serais resté libre.

Puis mes yeux se posèrent sur Juste, en train de discuter avec Stella et Amandine, et je regrettai immédiatement ces pensées. Si je n'avais pas pris ce chemin, aussi difficile soit-il, jamais je ne l'aurais rencontré. Jamais je ne serais tombé sur ce visage souriant et ces yeux débordants de bonté, jamais je ne me serais heurté à son âme douce et apaisante. Libre, je l'étais, auprès de lui.

Ou du moins, c'était ce que je me répétais.

À force, peut-être que j'allais finir par le ressentir.

— Ça va, Léo ? me demanda-t-il. Tu as l'air ailleurs.

— Oui, ça va. Je suis un peu fatigué, c'est tout.

Je lui souris, ce qui me fit mal aux joues autant qu'à l'âme. Je reposai les yeux sur mon reflet, ce reflet qui était toujours le même, d'une insoutenable beauté qui me pourrissait la vie. Je croisai mon regard sombre, voilé d'une tristesse que je semblais être le seul à voir. Et je repensai à mon joint.

Un mois. Je me mariais dans un mois. Et pourtant, jamais je n'avais autant ressenti le besoin de fuir ma propre vie.

— J'étais à deux doigts de leur coller une baffe. Putain, ce qu'elles m'ont saoulé ! « C'est pas assez chic » par-ci, « ça fait pas grande cérémonie » par-là... Mais bordel, je porte ce que je veux à mon propre mariage, quand même !

Je balançai mes affaires sur le canapé en râlant. Juste me suivait de près, ramassant ce que je semais sur mon passage pour le ranger. Je m'engouffrai dans la cuisine afin d'aller me laver les mains, sans cesser de pester.

— Je dis « noir et blanc », et ces deux poufs me montrent un costume qui ressemble à un perroquet empaillé. Elles sont demeurées, ou quoi ? C'est si dur que ça, de satisfaire un client ?

— Calme-toi, Léo. Tu deviens méchant.

Je me tus. Juste avait raison, mais il n'empêche que ces stupides vendeuses m'avaient mis à cran. Avec leurs sourires forcés et leurs paroles mièvres, elles avaient fait de cet après-midi, qui aurait dû être un de nos plus beaux, un désastre sans fin. Je me notai mentalement de bien les descendre auprès des bonnes personnes quand l'occasion se présentera.

Acerbe, mais aussi impitoyable. Dans cette vie, pas de place pour la compassion : si je ne bouffais pas les autres, c'était eux qui me dévoraient.

— Moi, j'ai passé un bon moment, tempéra Juste de sa voix délicate. Je t'ai trouvé très beau dans chacun des costumes.

Évidemment, qu'il avait passé un bon moment : Juste voyait le monde avec des lunettes de Bisounours. Il ne se rendait pas compte de la laideur humaine, de l'hypocrisie normalisée, des mensonges omniprésents. J'avais déjà essayé de lui montrer la réalité des choses, mais j'avais fini par comprendre qu'il était trop doux pour supporter de voir la vie sous son véritable jour.

— Et puis, c'est quelque chose de symbolique, de choisir ses tenues de mariage, continua-t-il. Alors même si ce n'était pas parfait, ça reste quand même un souvenir important.

Je soupirai en me séchant les mains et comptai jusqu'à dix. Juste avait le pouvoir de nuancer mes émotions, même les plus violentes, avec une facilité déconcertante. Je me tournai vers lui et lui offris un sourire apaisé.

— T'as raison. Excuse-moi. C'était un chouette aprèm.

Je m'approchai pour déposer un bref baiser sur sa joue et montai directement à l'étage. J'avais besoin d'un joint, et vite. J'entendis Juste s'affairer à la cuisine, sûrement pour commencer à préparer le dîner.

Parfait. Ça me laissait du temps.

J'entrai dans la salle de bains, pris soin de fermer à clé, et sortis une de mes boîtes à bijoux du placard sous l'évier. Je la vidai, retirai le fond en velours, et pris l'un des joints préalablement roulés que j'avais dissimulés ici. Je le fourrai au fond de ma poche arrière en faisant attention à ne pas le plier et ressortis, l'air de rien.

En redescendant dans le salon, j'attrapai ma veste en cuir préférée et lançai à Juste :

— Je vais prendre l'air, je reviens !

Il cria quelque chose en retour, que je n'entendis pas. Je chopai un trousseau de clés et n'attendis pas pour sortir, pressé d'être dehors, et ne voulant surtout pas subir la moindre question. Depuis quelques semaines, je faisais croire à Juste que je me promenais souvent dans la cour intérieure de l'immeuble, alors qu'en réalité, je me cachais à côté des poubelles, le seul endroit qui n'était pas criblé de caméras, pour fumer. J'avais parfaitement conscience que c'était suspect, mais quand Juste m'en parlait, je répondais toujours la même chose (« J'aime bien aller dehors, ça me permet de me vider la tête »), avant de changer de sujet. Jusqu'ici, ça avait toujours fonctionné.

Je dévalai les cinq étages à pied. Je n'avais pas envie de m'ennuyer dans l'ascenseur. La nervosité et l'agacement m'empêchaient de rester en place, et la moindre seconde à ne rien faire me paraissait durer des heures. De plus, j'avais moins de chances de croiser qui que ce soit en empruntant les escaliers. Je ne voulais pas être vu, reconnu, je ne voulais pas discuter, faire semblant d'en avoir quelque chose à foutre du temps qu'il faisait. Je voulais être seul et enfin un peu tranquille, dans ma bulle.

L'air frais de Paris me fit du bien. La cour était déserte. Je resserrai les pans de ma veste autour de moi et marchai droit vers le local à poubelles, me faisant la réflexion que j'aurais pu en profiter pour jeter les ordures. Tant pis. La prochaine fois.

Je poussai la lourde grille qui délimitait l'espace et la laissai se refermer derrière moi dans un grand bruit métallique. Je vérifiai rapidement que j'étais seul et sortis mon joint ainsi que le briquet que je laissais toujours dans ma veste. Je n'attendis par pour l'allumer et inspirer la première taffe ; l'épaisse fumée grisâtre à l'odeur familière qui m'entoura me détendit immédiatement.

Enfin.

Je savais que c'était pathétique. Mentir à tout le monde, me cacher derrière les poubelles pour fumer, dépendre de la drogue pour ne pas perdre la boule, tout ça était pathétique. Ma vie était une tragédie pourrie, un bon gros film de merde. Les gens qui écriront des biographies sur moi après ma mort n'auront pas grand-chose à raconter. « Léopold Han était un raté, un homme sans talent ni morale. Sa vie était triste, et même la réussite n'aura pas réussi à le consoler. Ce n'était qu'un pédé parmi tant d'autres, que son visage scandaleusement parfait a recouvert de gloire, gloire dont il n'a jamais su être reconnaissant. » Voilà tout ce qu'il y avait à dire. Tous ces gens qui m'adulaient, me prônaient, me considéraient comme leur idole, ils avaient tort, tous autant qu'ils étaient. Ils louangeaient une façade en carton, un homme bâti sur des bobards. Ils ne savaient rien de moi. Personne ne savait rien de moi. Ni Juste, ni Clem, ni Saska, ni mon frère et ma sœur. À eux aussi, je leur mentais. Je ne savais faire que ça : jouer la comédie. C'était mon plus grand don, ma plus terrible malédiction.

Parce qu'à force de trop mentir aux gens, j'avais fini par me mentir à moi-même. Et désormais, je ne savais plus délier le vrai du faux. Qui étais-je ? Que ressentais-je ? Que voulais-je faire de ma vie ? Aucune idée. Toutes mes pensées tournaient autour du cannabis que je voulais fumer, des larmes que je devais retenir, de la peur que je devais étouffer. J'avais fini par m'égarer moi-même. Dans le labyrinthe que j'avais échafaudé autour de moi pour me protéger, j'avais perdu de vue la sortie. Et j'avais beau courir, courir, courir dans l'espoir de me sauver, je ne faisais que m'épuiser pour rien. Parce qu'il était trop tard.

Alors que je tirai la dernière taffe, l'esprit plus calme, je songeai que je n'avais jamais été aussi triste qu'à l'apogée de ma vie.

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