8. Reste
Thomas
— Regarde, Thomas !
Je tournai la tête vers elle à l'entente de mon prénom. Je la vis, debout sur le rebord du toit, bras en croix, en train de marcher, un pied devant l'autre. Je ne pus retenir un hoquet d'horreur.
— Laura, putain de merde, redescends ! Tu vas te tuer !
Elle ne m'écouta pas. Au contraire, elle explosa de rire, son si joli rire, et fit une petite pirouette qui faillit lui faire perdre l'équilibre.
— Nom de Dieu, Laura, s'il te plaît, redescends, criai-je en me précipitant vers elle.
Je voulus lui attraper les jambes, mais l'impact la déstabilisa. Pendant une seconde de suspension, une seconde de torture, je compris mon erreur. Son buste chuta dans le vide, et malgré la force avec laquelle je la tenais, ses jambes m'échappèrent. Elle tomba. Elle tomba sous mes yeux, sous mes cris, et je fus forcé de la regarder jusqu'à ce qu'elle touche le sol, cloué d'horreur. Son corps fit un bruit sourd lorsqu'il se brisa. Le même bruit que mon âme, à l'intérieur de moi.
Quelque chose traversa mon cerveau, un éclair blanc. C'était comme si le monde se retournait. Mes organes s'inversèrent dans mon propre corps et je faillis régurgiter. Morte. Morte. Morte. Je l'avais poussée du toit, je lui avais fait perdre l'équilibre. C'était ma faute.
Je venais de la tuer.
⁂
— Regarde, Thomas !
Je tournai la tête vers Michael, cette espèce de belle gueule blonde qui aimait me harceler à ses heures perdues. Il est avachi sur le canapé, une bière dans une main, une télécommande dans l'autre. Trois filles autour de lui lui faisaient les yeux doux.
Lorsque nos regards se croisèrent, il désigna la télévision, un petit sourire aux lèvres. C'était le journal du soir. Et à l'écran, il y avait le visage de Laura, ma si douce Laura.
« Ce soir, un peu après dix-huit heures, une adolescente de dix-sept ans a été retrouvée morte dans sa baignoire, les veines ouvertes jusqu'au sang. C'est sa mère qui l'a trouvée, ainsi qu'une lettre de suicide sur son lit. Elle s'appelait Laura et allait au lycée de... »
Un goût de rouille envahit ma bouche. Il me fallut du temps pour assimiler chaque mot que la présentatrice venait de débiter d'un ton morne, encore plus pour réaliser que je me mordais violemment la lèvre. Lorsqu'enfin mon cerveau daigna de nouveau fonctionner, mon premier réflexe fut de sortir mon téléphone et regarder la conversation que j'avais eue avec elle quelques heures plus tôt.
« Salut, Thomas, finalement je ne pourrai pas aller à la fête chez Sandy, je ne me sens pas bien. Je suis désolée. Est-ce que tu veux bien venir chez moi me tenir compagnie ? »
« T'es sérieuse ? Ça fait un mois que c'est organisé, c'est la plus grosse soirée de tout le lycée ! Pourquoi tu veux pas y aller ? »
« Je suis malade. Je suis désolée. »
« T'étais pas malade ce matin. »
« Tu peux venir chez moi, s'il te plaît ? »
« Non, je vais aller à la fête. On se voit lundi au bahut. Bonne nuit. »
« Au revoir. »
Je n'avais pas tiqué sur le « Au revoir ». Mais c'était évident. Elle voulait que je vienne pour l'empêcher de se suicider. Elle avait eu besoin de moi et je n'avais pas su voir ses appels à l'aide. Elle était morte parce que je ne l'en avais pas empêchée.
Quelque chose traversa mon cerveau, un éclair blanc. C'était comme si le monde se retournait. Mes organes s'inversèrent dans mon propre corps et je faillis régurgiter. Morte. Morte. Morte. Je n'étais pas venu chez elle, je n'avais pas vu les signaux. C'était ma faute.
Je venais de la tuer.
⁂
— Regarde, Thomas !
Je tournai la tête. Laura était plantée devant son miroir, rouge à lèvres en main. Elle venait de terminer son maquillage. Je rangeai mon téléphone et m'approchai d'elle, curieux de voir le résultat.
— Y en a beaucoup, non ? On dirait que ta peau est sèche.
— C'est parce que mon fond de teint est de mauvaise qualité. Qu'est-ce que tu penses de mon eye-liner ? Je l'ai bien fait ?
J'observai ses yeux, et devinai que l'eye-liner, c'était sûrement le gros trait noir intrusif sur ses paupières. Ses cils étaient épais et mouchetés, comme si elle avait mis de la colle ou du pétrole dessus.
— C'est très bien, dis-je, incapable d'émettre le moindre jugement esthétique.
— Vraiment ? J'ai piqué le rouge à lèvres à ma mère. Ça me va bien ?
— Très bien.
— Tu fais aucun effort, sois honnête !
— Comment ça, honnête ? J'y connais rien, à ces trucs de filles.
Elle referma le tube, s'inspecta une dernière fois dans le miroir, puis posa le rouge à lèvres. Je suivis du regard le mouvement de sa main, et fus surpris de ce que je vis sur une des étagères, perdu entre deux bouteilles de parfum.
— Pourquoi y a du Xanax dans la salle de bains de ta mère ?
— Pour ses insomnies. Tu viens ? On va goûter.
Je ne dis rien de plus et la laissai m'entraîner deux étages plus bas, dans la cuisine. Il n'y avait personne d'autre chez Laura ce soir, et elle avait décidé de m'inviter afin que nous puissions profiter d'un peu de temps tranquilles, à deux. Chez moi, il était impossible d'avoir la moindre intimité, et chez elle, c'était rare qu'il n'y ait personne.
Je ne pouvais pas m'enlever de la tête l'image de cette boîte de Xanax. Ma tante était sous Xanax aussi, fut une époque. Elle en était devenue dépendante. Alors elle avait augmenté les doses sans l'avis de son médecin, avalant jusqu'à six cachets par jour. Ces médicaments, qui étaient censés calmer ses angoisses, l'avaient rendue nerveuse, agressive et paranoïaque. Puis un jour, elle n'avait plus supporté de subir les spirales infernales de l'addiction et de la dépression, et ce n'était pas six cachets qu'elle avait pris, mais six boîtes entières. Ma mère l'avait retrouvée sur son canapé le lendemain, morte.
Je regardai Laura. Elle ne vit pas mon air inquiet. Je savais qu'elle était en dépression grave et avait de fortes tendances suicidaires ; cette boîte de Xanax ne me rassurait pas. Et si elle décidait de faire la même erreur que ma tante ? Et si c'était moi qui la retrouvais immobile sur le canapé, le corps froid et les paupières éternellement ouvertes ? Devais-je la mettre en garde ou éviter le sujet ? Et si en lui parlant, je lui donnais des idées qu'elle n'avait pas ?
— Ma mère a fait des pancakes ce matin, il en reste pour nous. Tu les veux à quoi ?
— Ch... chocolat, s'il te plaît.
Elle lâcha ma main et alla chercher le goûter dans la cuisine. Je restai planté dans le salon, de plus en plus agité, ne sachant pas comment agir ; lui en parler ou faire semblant d'ignorer ?
— Ça va, Thomas ? Tu tires une tête de poisson mort. On va se mettre devant la télé ?
— Oui, bien sûr. Je te suis.
Nous mangeâmes devant une émission débile de télé-réalité qui fit beaucoup rire Laura. Les pancakes étaient vraiment bons, et au bout d'un moment, je finis par oublier la boîte de Xanax. Cependant, lorsque Laura posa sa bière qu'elle avait volée à son père au frigo et se rapprocha de moi, je fus obligée de l'arrêter.
— Laura, je suis désolé, je... J'en ai pas envie.
— Qu'est-ce qui t'arrive, aujourd'hui ? Depuis qu'on est allés dans la salle de bains de ma mère, t'es tout bizarre,
— Je... je... Laura, est-ce que... est-ce que tu connais les effets du Xanax ?
Elle me regarda avec un air surpris, se réinstallant confortablement contre les nombreux coussins.
— Ça détend. Des fois, je lui en pique un, quand je suis trop stressée et que j'arrive pas à dormir. Pourquoi ?
— Parce que... parce que ma tante est morte à cause de ça.
Elle pencha la tête de côté. Je ne pus plus soutenir ses yeux.
— Elle s'est suicidée par overdose. Et je... Ça m'inquiète, de savoir que tu as ça à ta disposition, plus encore si tu me dis que tu en prends parfois.
Un petit sourire naquit sur ses lèvres. Elle posa une main sur mon genou et le frotta gentiment.
— Thomas, quand on veut vraiment se suicider, tout devient mortel. Clés de voiture, objets en verre, lessive... Même une fourchette peut tuer. Alors ce n'est pas ces petits Xanax qui m'auront. Ne t'inquiète pas.
Mais je m'inquiétais, je m'inquiétais terriblement. Est-ce que ça voulait dire que je devais surveiller absolument chaque objet de son quotidien ? Mais c'était irréalisable, je ne pouvais pas être partout à la fois, et je ne pouvais pas non plus la coller vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Lorsque je rentrai chez moi, ce soir-là, ce fut avec une boule au ventre. J'avais un mauvais pressentiment. Mon instinct me hurlait de faire demi-tour. Mais Laura s'était endormie, que pouvait-il lui arriver ?
Le lendemain, ma mère vint me réveiller, ce qui était inhabituel. Je me frottai les yeux, un peu perdu, et lui demandai ce qui se passait.
— Mon poussin, je suis tellement désolée de te l'annoncer...
Sa voix était tremblante. Je me dépêchai de mettre mes lunettes, et mes doutes furent confirmés : elle pleurait.
— Qu'est-ce qui se passe ? Maman ? Il t'est arrivé quelque chose ?
— C'est Laura.
Je me figeai. Elle prit ses mains dans les miennes et m'annonça de but en blanc, d'une voix cruellement douce :
— Sa maman l'a trouvée morte ce matin. Elle a fait une surdose médicamenteuse. Je suis tellement désolée.
Quelque chose traversa mon cerveau, un éclair blanc. C'était comme si le monde se retournait. Mes organes s'inversèrent dans mon propre corps et je faillis régurgiter. Morte. Morte. Morte. Je lui avais parlé des médicaments, je lui avais donné l'idée. C'était ma faute.
Je venais de la tuer.
⁂
— NON !
Je me redressai d'un coup, réveillé en sursaut par mon propre cri. Il fallut un temps fou avant que les images horrifiques du corps mort de Laura cessent de danser devant mes yeux. Au bout de plusieurs minutes, je compris que tout ça n'était que des cauchemars, et que j'étais bel et bien de retour à la réalité. J'avais chaud, beaucoup trop chaud, mais je sentais plus froid que l'univers. Je respirais bien trop fort et mon cœur battait à une vitesse ahurissante dans ma poitrine. J'étais incapable de bouger, incapable de retenir le torrent de larmes qui dévala sur mes joues sans prévenir.
Cela faisait si longtemps que je n'avais pas rêvé d'elle, si longtemps que je n'avais pas fait ces cauchemars. Malgré le temps, ils faisaient toujours aussi mal. Le choc m'empêchait de faire le moindre geste, et rapidement je me mis à hoqueter sans pouvoir me contrôler. Mon corps tremblait, et je n'arrivais pas ne serait-ce qu'à cligner des yeux. J'avais trop peur de voir le cadavre de Laura si d'aventure j'osais les fermer.
C'était ma faute. Je l'avais tuée.
Quelque chose d'incroyablement lourd enserra mon cœur, encore, encore, encore, jusqu'à le rendre minuscule, jusqu'à ce qu'il éclate dans cette main de plomb. La douleur me fit hurler.
Je ne la vis même pas ouvrir la porte à la volée et se précipiter sur moi. Tout ce que je sentis, ce fut ses deux mains qui se logèrent sur mes joues, toutes douces. Je les mouillai immédiatement de mes larmes. Je n'entendis pas sa voix, non plus, à peine si je voyais sa bouche bouger. Elle me parla, me tint le visage, m'appela, mais je criais, sans m'arrêter, je criais cette souffrance qui ne s'était jamais tarie. J'avais mal à la gorge, mais je m'en fichais. Ma peine venait d'éclater. Elle me bouffait de l'intérieur.
— Thomas, je t'en supplie, regarde-moi, hurla-t-elle pour couvrir ma voix.
« Regarde, Thomas ! »
— LAURA ! LAURA ! appelai-je sans pouvoir m'en empêcher.
Pendant un instant, mon cerveau dément cru que la femme en face de moi, ce n'était pas Clémentine, mais c'était Laura. Mes mains se posèrent par-dessus les siennes, et je me forçai à regarder ses yeux, ses yeux noisette, ses yeux d'adolescente triste qui cherchait désespérément un moyen d'aller mieux, ses yeux pleins de vie...
Deux pupilles d'un bleu lumineux apparurent.
— Thomas, c'est moi, c'est Clémentine. Je suis là.
Ce n'était pas Laura. Laura était morte. C'était ma faute, je l'avais tuée.
— Pardon, pardon, pardon, pardon, me mis-je à répéter sans pouvoir m'en empêcher.
— Je suis là, Thomas. Je ne pars pas.
Ma prise sur ses mains se raffermit. Je continuai de m'excuser, encore et encore, m'excuser de ne pas avoir sauvé Laura, de ne pas avoir vu les signes, ne pas l'avoir retenue. De ne pas avoir été assez.
Clémentine s'installa plus confortablement, ses genoux contre les miens, sans lâcher mon visage. Ses cheveux blonds étaient en désordre et elle était encore en pyjama. Il ne faisait même pas jour. Je l'avais réveillée au milieu de la nuit ?
— Pardon, pardon, pardon, pardon, pardon, pardon...
— Ne t'excuse pas, Thomas. Je suis là. Tu n'es plus seul.
Elle ne comprenait pas que j'implorais le pardon de quelqu'un d'autre – comment pourrait-elle ? Elle ne savait rien de l'histoire. En vérité, elle ne savait rien de moi, et elle m'hébergeait, me nourrissait, m'habillait, et désormais, elle me consolait.
Pourquoi ? Pourquoi fait-elle tout ça ?
Ses yeux bleus étaient brillants, cernés de vaisseaux rouges. Elle retenait ses larmes. Je ne pus supporter la vision de Clémentine en train de pleurer, alors je baissai le nez. Ses pouces caressèrent mes pommettes mouillées, et ce fut encore plus douloureux, toute cette tendresse. Mais je n'avais pas la force de la repousser. J'avais besoin de quelqu'un, quelqu'un que je pourrais prétendre être Laura, rien qu'un instant. Une chaleur humaine pour remplacer la froideur de son fantôme.
Il me fallut plusieurs dizaines de minutes avant de pouvoir respirer à un rythme normal. Les larmes ne coulaient plus, mais j'étais encore secoué par quelques hoquets. Clémentine n'avait pas bougé d'un iota, elle avait attendu que je me calme, sans me lâcher, sans faillir. Ce fut moi qui libérai ses mains des miennes, et elle les retira doucement de mes joues, guettant ma réaction. Je la laissai faire.
— Thomas...
— Je suis désolé.
Elle se pencha pour prendre la boîte de mouchoirs à côté de mon lit et la posa devant moi. Je me mouchai à plusieurs reprises, jusqu'à m'en irriter le nez, et séchai mon visage, mes mains et ma gorge.
— Ne t'excuse pas. Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ? Est-ce que tu veux en parler ?
Je hochai la tête de dénégation. Je ne voulais pas qu'elle en fasse plus – elle m'offrait déjà bien trop. Elle avait en plus la patience de me supporter alors que je me mettais à crier au milieu de la nuit.
Qu'est-ce qui l'animait à être aussi gentille ? Est-ce qu'elle en tirait le quelconque profit ? Me manipulait-elle pour ensuite mieux me détruire ?
Ses yeux étaient si gentils, sincères. Mais j'avais appris qu'on ne pouvait faire confiance à personne. Pas même à soi-même.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle.
— Comme de la merde. Ma tête me fait mal, ma gorge aussi.
— Je vais aller te chercher de l'eau d'accord ? Je reviens.
À la seconde où elle fut debout, mes réflexes prirent le dessus et furent plus forts que moi. Je lui attrapai le bras, fort, un peu trop. L'effroi brut qu'elle s'en aille me donnait la nausée.
— Reste. (Ma voix était à pleine plus forte qu'un chuchotement.) S'il te plaît, ne pars pas.
— Je vais juste chercher de l'eau...
— Reste, répétai-je, une nouvelle larme traîtresse roulant sur ma joue. Ne me laisse pas tout seul. Je t'en supplie, Clémentine, ne me laisse pas seul.
Elle dut comprendre que je ne parlais pas de l'instant présent. Que je la suppliais de ne pas m'abandonner, jamais. En vérité, pour le moment, je me fichais de savoir si elle s'occupait de moi par pure compassion ou si elle avait d'autres intentions derrière ; tout ce qui importait, c'était que je ne sois plus jamais seul, plus jamais livré à moi-même. Que quelqu'un reste auprès de moi.
— D'accord, dit-elle en se rassoyant. Je reste.
Elle défit gentiment l'emprise que j'avais sur son bras et noua à sa place les doigts aux miens. Son geste me surprit. En fait, je ne m'attendais pas à ce qu'elle reste vraiment. Jusqu'ici, qu'importe toutes mes supplications, personne n'était jamais resté.
— Tu n'es plus seul, souffla-t-elle. Plus jamais.
Et, quelque part, au fond de moi, je ne pus m'empêcher de la croire.
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