5. Sous les tatouages (2)
Le lundi matin, j'arrivai au travail d'humeur légère. Le dimanche avait été étonnamment paisible : Thomas et moi n'avions pratiquement pas reparlé depuis notre discussion du samedi. À peine si nous nous croisions. Il était comme une ombre discrète chez moi, qui piquait les restes de nourriture et glissait dans les couloirs sans bruit. Je n'avais pas cherché à aller vers lui : la situation était assez irréelle comme ça, je pouvais bien le laisser respirer. J'avais longuement appelé Saska et Léo pour leur expliquer le chaos qui venait de tomber sur ma vie comme une météorite. Si Saska s'était montrée plutôt compréhensive, voire joyeuse à l'idée que je puisse aider quelqu'un dans le besoin, Léo s'était montré beaucoup moins optimiste. Je savais qu'il s'inquiétait : la célébrité lui avait appris à se méfier, il ne laissait jamais personne rentrer dans sa vie au hasard. Il ne l'avait pas dit, mais son silence l'avait fait pour lui. Il n'approuvait pas que j'accueille un parfait inconnu chez moi pour une durée indéterminée.
Mais Léopold n'était pas mon père, Thomas ne me faisait pas peur, et j'étais assez grande pour savoir ce que je faisais. C'était pour cette raison que lorsque je poussai la porte d'entrée en verre de notre salon de tatouage, c'était avec un sourire serein aux lèvres.
Le salon était petit, mais c'était voulu : Léopold et moi avions toujours travaillé dans l'ombre, avant que sa célébrité ne propulse notre business en avant, et nous étions bien plus à l'aise dans un espace modeste, qui nous rappelait notre vie d'avant, à l'époque où les choses étaient encore simples et où le monde ne représentait pas un danger. Lorsque j'avais quitté Paris, quatre ans auparavant, pour me réfugier à Lyon, je n'avais pas les moyens de me payer un appartement à moi seule, et j'avais besoin de compagnie, alors j'avais opté pour la colocation. J'avais fini par tomber sur cette fratrie franco-coréenne qui vivait ensemble et cherchait à louer leur chambre libre à quelqu'un dans le besoin. J'avais ainsi fait la rencontre de Clyde, l'aîné, Léopold, qui était vite devenu mon meilleur ami, et leur petite sœur, Grace. Quand j'étais arrivée, ni Clyde ni Léopold n'étaient encore connus : ils étaient simplement deux frères joueurs qui s'amusaient à emmerder leur sœur, qui sortaient en boîte avec moi les weekends, avec qui je pouvais jouer à la console et raconter des blagues beaufs. Par un heureux hasard, Léopold cherchait, tout comme moi, à ouvrir un salon de tatouage, alors nous avions décidé de nous associer et monter notre entreprise ensemble. Puis un jour, alors qu'il se promenait avec Clyde, un agent les avait repérés et leur avait demandé d'auditionner pour le tournage d'une série. Ils avaient eu tous deux les rôles. Et la série, qui avait commencé avec un petit budget, avait rencontré un succès démesuré, un véritable bond en avant inattendu. Clyde et Léopold étaient devenus les deux frères coréens à la beauté irréelle, au talent drôle et brutal, et du jour au lendemain, tout le monde ne parlait que d'eux. Notre salon, qui n'avait qu'une petite réputation, s'était mis à être l'endroit le plus prisé de tout Lyon. Étrangement, la célébrité de Léopold n'avait jamais trop déteint sur moi : mes abonnés sur Instagram montaient en flèche chaque fois qu'il m'identifiait – et il m'identifiait souvent –, et des fois on me reconnaissait dans la rue comme la tatoueuse avec qui il travaillait, mais je ne m'étais jamais sentie en danger en public, et je n'avais pas besoin de prendre des pincettes avec la vie de peur qu'un mot ou qu'un geste maladroit foute ma carrière en l'air. Léopold, lui, était constamment sur ses gardes : il était devenu si populaire et si vite, rien ni personne n'aurait pu le préparer à cette vie de célébrité à laquelle il n'avait jamais aspiré.
D'ailleurs, cette attention avait été ingérable pour Clyde, qui avait préféré se retirer des médias afin de se faire oublier et espérer retrouver un quotidien plus banal. Léopold, lui, avait décidé d'utiliser sa popularité comme un tremplin pour mener à bien des projets qu'il avait toujours pensés irréalisables : devenir mannequin, lancer sa propre marque de vêtements, soutenir des causes, et maintenant il travaillait sur la création d'un parfum androgyne, « Absolution », en compagnie de Juste De Luna, un parfumeur indépendant qui était au fil du temps devenu son petit ami – à force de passer leurs journées ensemble, les deux hommes avaient appris à se connaître et étaient finalement tombés amoureux. Cette relation était bien évidemment secrète. Quand on était aussi connu que Léopold, avouer au monde qu'on était gay, c'était comme se promener avec une cible rouge sur le front.
Ledit Léopold était déjà là, en train de mettre en place son espace de travail. Je le saluai d'une voix enjouée, balançant mon sac à main derrière le comptoir, et il me répondit d'une voix fatiguée.
— Tu as passé un bon weekend ? demandai-je en venant me planter sur le seuil de son atelier.
— Passable. Et toi ? Ton invité surprise ne t'a pas encore égorgée dans ton sommeil, à ce que je vois ?
Je soupirai. Léo était un ami irremplaçable, mais il pouvait aussi être le pire des emmerdeurs lorsqu'il était contrarié.
— Il s'appelle Thomas, lui rappelai-je, et non, il ne m'a pas égorgée. C'est un SDF, pas un criminel...
— Il est quand même entré par effraction chez toi, et tu ne lui en tiens même pas rigueur.
— Il était ivre.
— Ça n'excuse rien !
— Je ne suis pas en danger, d'accord ? Thomas est inoffensif. Tu me connais, si j'avais eu un mauvais feeling, jamais je ne lui aurais proposé d'habiter chez moi.
— Saska avait dit la même chose à propos de Carlos Roca Luiz. Et regarde où ça l'a menée.
Je croisai les bras et m'appuyai sur le chambranle. Léopold ne m'avait toujours pas adressé un seul regard depuis mon arrivée.
— Je ne suis pas Saska. Et Thomas n'est pas Carlos. Je sais que tu as peur, mais il faut que tu me fasses conf...
— Il n'est pas question de confiance, s'énerva-t-il, il est question de sécurité ! Un parfait inconnu est rentré chez toi au milieu de la nuit, et toi tu l'accueilles comme si de rien n'était, alors qu'il pourrait très bien être un psychopathe manipulateur ou organiser un trafic d'humains sans que je puisse te protéger, et...
— Léo ! l'interrompis-je en voyant qu'il commençait à paniquer. Léo, il ne va rien m'arriver. Tu ne peux pas tout contrôler, et tu ne peux pas me surprotéger non plus. Je sais ce que je fais, d'accord ?
Je m'étais approchée pour enrouler un bras autour de ses épaules. Il était en train de trier ses encres, et ses mains commençaient à trembler, tout comme sa voix qui faisait des trémolos inquiétants. Je pris la bouteille d'encre qu'il tenait et la reposai pour éviter qu'il ne se blesse avec. Il se laissa aller contre mon buste, yeux clos.
— Désolé, Clem. Je suis vachement sur les nerfs, ces temps-ci..., s'excusa-t-il en pressant ses paumes sur ses paupières.
— Léo, mon Léo, ne t'inquiète pas. Je gère la situation. Ne te rajoute pas des soucis inutiles en plus...
— Je ne peux pas m'en empêcher. J'ai trop peur qu'il t'arrive quelque chose.
J'enfouis mon visage dans son cou tout en le serrant contre moi. Il s'abandonna à mon étreinte, ravalant les sanglots qui menaçaient de lui échapper, et posa ses mains par-dessus mes bras, sur son buste. J'inspirai à fond pour me gorger de son odeur rassurante.
Odeur que je ne reconnus pas.
— C'est bizarre, tu ne sens pas comme d'habitude, fis-je remarquer.
— Ah bon ?
— Ça ressemble à de la cigarette, mais ce n'est pas ça... Tu as recommencé à fumer ?
— Non, je te le promets. C'est sûrement un des échantillons du parfum qui a dû déteindre sur mon tee-shirt.
Je vins déposer un bisou sur sa joue et me détachai de lui. Il me sourit, sourire que je lui rendis, et je le laissai vaquer à son rangement en paix. Je retournai au comptoir pour allumer l'ordinateur et sortir mon téléphone de mon sac. Le salon ouvrait dans dix minutes.
J'avais perdu mon sourire. Léopold me connaissait mieux que personne, il savait à quel point j'étais observatrice, il était impossible de me mentir sans que je le remarque. Surtout lui, qui m'était aussi transparent qu'un livre ouvert.
« Non, je te le promets. »
Alors pourquoi venait-il de me mentir aussi éhontément ?
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