3. Bienvenue chez toi ! (1)
Clémentine
Je tapotais le dos de Thomas, sourcils froncés par l'inquiétude. Jamais je n'avais vu quelqu'un réagir avec autant de véhémence – pas même Léopold, qui était pourtant le roi de la comédie !
— C'est franchement pas drôle, s'étrangla Thomas en reposant son verre un peu trop fort.
— Ce n'était pas une blague.
Il repoussa ma main sur son épaule. Il était à l'évidence en colère, mais son visage semblait surtout... triste ?
— Ça suffit, Clémentine. Dis-moi juste combien tu veux.
— De quoi tu parles ?
— Arrête de jouer à ça ! Je ne suis pas naïf, merde. Personne ne propose à un SDF pathétique d'habiter chez lui.
— Tu n'es pas pathétique. Et je ne suis pas « personne ».
Il se leva sans me regarder. Les vêtements de Léopold étaient un peu trop larges sur son corps squelettique, et ses cheveux mouillés collaient à son front, accentuant le contraste entre ces derniers d'un noir corbeau et sa peau d'une pâleur maladive. Pourtant, ses yeux verts brillaient d'un éclat si farouche, un mélange de courroux et de déception, que je ne doutai pas un seul instant que sous cette apparence fragile, Thomas était d'une force inimaginable.
Il avait survécu plus d'une semaine seul, dehors, sans manger et sans destination. Qu'est-ce qui pouvait nous rendre plus vivant que de frôler la mort ?
— Thomas, j'ai rarement été aussi sérieuse de toute ma vie. Tu m'as dit que tu n'avais nulle part où aller, n'est-ce pas ? Alors tu peux rester ici.
— Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu...
— Parce que je ne peux pas me résigner à t'abandonner à ton sort sans rien faire ! le coupai-je. Je sais ce que c'est d'être au fond du trou, Thomas. J'ai vu les conséquences de la solitude. J'ai failli perdre des gens parce que je n'ai pas su les aider. Laisse-moi ne pas reproduire la même erreur.
Saska. Léopold. Moi-même.
Elle.
Il y avait tant d'incompréhension dans son regard, une peur que je n'arrivais pas à définir, une véhémence prête à claquer à tout moment. Il semblait hésiter entre se transformer en tornade ou calmer la tempête. Et moi, j'étais dans l'œil du cyclone, immobile – un seul mouvement de sa part et tout pouvait voler en éclats.
— Prouve-le, souffla-t-il.
— Quoi ?
— Prouve-moi que tu n'es pas en train de te foutre de ma gueule.
Je cherchai des yeux autour de moi, quelque chose, le moindre élément, mais je n'avais aucune idée de quoi faire. Qu'attendait-il, exactement ? Comment pouvais-je prouver ma bonne foi et mon empathie certainement trop abondante ?
Il avait inversé la situation. Désormais, c'était moi paniquais.
Je décidai d'agir à l'instinct : je me levai aussi, pris son poignet et l'emmenai après moi à l'étage. Il se laissa faire, à ma grande surprise, parce que je pensais qu'il se serait échappé, qu'il aurait refusé que je le touche. Mais il devait être encore trop sous le choc pour réagir.
J'avais une chambre d'amis, en face de la mienne. Il était pour moi hors de question de faire une croix sur cette pièce supplémentaire : Léopold et moi sortions de deux ans de colocation et étions devenus quasi inséparables. J'avais su d'avance que ni l'un ni l'autre ne supporterait la distance, du moins au début, et j'avais vu juste : nous passions notre temps et squatter soit chez lui, soit chez moi. Nous avions une relation presque fusionnelle et un besoin identique de compagnie. Je ne l'aimais pas plus que Saska, qui était beaucoup plus distante et introvertie, je l'aimais différemment. J'avais besoin de mes meilleurs amis avec la même intensité. Parce que si Léopold remplissait mon quota de câlins et déconnade, Saska était l'épaule sur laquelle je pouvais m'appuyer, la confidente à mes maux, le pilier qui permettait à ma vie de rester en place. À nous trois, nous nous complétions. Et, plus récemment, Emmanuel était entré dans ma vie, et commençait lui aussi à y faire sa petite place. Il y avait des choses en lui qui faisaient écho chez moi, et de toute façon, il rendait Saska si heureuse que je ne pouvais que l'apprécier. Mes amis, c'était comme ma famille.
Et personne ne touchait à ma famille.
Je fis rentrer Thomas dans la chambre d'amis et le lâchai enfin. C'était une modeste pièce qui comportait un lit simple sans draps, un bureau, une lampe halogène, un vieux fauteuil dans lequel Princesse adorait dormir et une fenêtre qui donnait sur la rue. À l'instar de la salle de bains, un placard à portes coulissantes était incrusté dans le mur, et ce fut vers ce dernier que je me dirigeai. J'en sortis une couverture, un oreiller et du linge afin de recouvrir le tout. Et, sous les yeux perdus de Thomas, je fis son lit.
Mes mains tremblaient. Je ne savais pas pourquoi. Aucun de nous ne parlait, mais de toute façon, les mots étaient inutiles. Sans attendre de réaction de sa part, je sortis de la pièce et en revins les bras chargés : j'étais allée chercher les vêtements de Léopold auparavant gardés dans mes tiroirs. Je les rangeai, tous, un à un. Il n'y en avait pas beaucoup, mais je dus quand même aller chercher quelques cintres. Une fois que j'eus fini, je pris de nouveau le poignet de Thomas, puis l'emmenai dans la salle d'eau.
Je sortis une nouvelle brosse à dents et la mis dans le gobelet où se trouvait déjà la mienne. J'extirpai également le peignoir que Léopold avait aussi oublié chez moi et le suspendis à côté du mien, derrière la porte. Je fis de même avec mon deuxième gant de toilette, que je posai à côté de la serviette que Thomas venait d'utiliser. Puis, finalement, je rangeai à la va-vite mon lavabo afin d'y faire de la place. Une fois cela fait, je me redressai, et croisai le regard de Thomas dans le miroir.
Ses yeux brillaient.
— Tu me crois, maintenant ? murmurai-je.
Il hocha du menton, ravala ses larmes et sortit sans rien dire. Je le suivis, éteignant les lumières après notre passage.
Nous retournâmes dans la cuisine, reprenant nos places respectives. Il se prit un carton dans les pieds et je me retins de rire, parce que je venais juste de gagner une miette de sa confiance, et je ne voulais pas la perdre en lui faisant croire que je me moquais de lui. J'avais l'intuition qu'au moindre geste suspicieux de ma part, la tornade qui s'était dissipée pouvait me retomber dessus, encore plus violente.
Nous restâmes un moment assis, silencieux. Je ne parlais pas parce que ce n'était pas à moi de le faire, et il devait certainement chercher ses mots. Je le laissai prendre son temps. J'avais conscience qu'en l'espace de quelques heures, ça faisait beaucoup à digérer.
Pour moi comme pour lui, d'ailleurs. Mais étonnamment, je ne me sentais pas ébranlée le moins du monde. J'avais l'intuition d'être en train de faire la bonne chose. Lorsque j'avais parlé des surprises de la vie, je ne m'attendais absolument pas à ce qu'elles se manifestent sous cette forme, mais maintenant que je le vivais, ça me semblait juste. J'offrais un toit à quelqu'un qui n'en avait pas. En quoi cela pouvait-il être mal ?
— J'ai une condition, dit-il à voix basse.
Je restai muette pour l'encourager à continuer.
— Dès que j'ai un travail, je m'en vais.
— Alors c'est d'accord ?
— Je... Oui, c'est d'accord. (Il tourna la tête pour fuir mon regard.) Je reste.
— Tu peux au moins attendre d'avoir un appartement avant de...
— Non. Je m'en irai le jour même où je signerai le contrat. Je refuse d'être un poids pour toi.
— Tu n'es pas un...
— Tu n'en sais rien, Clémentine, me coupa-t-il.
Je ne trouvai rien à répondre.
Je me servis un verre d'eau, moi aussi. La fatigue commençait à m'assommer. Il était six heures du matin et je n'avais pas fermé l'œil de la nuit, parce que j'étais rentrée tard de mon anniversaire, et il avait fallu que je m'occupe de Thomas. Rajoutez à ça les effets de l'alcool et vous obtenez un cocktail soporifique d'une efficacité redoutable.
— Thomas, et si on en reparlait plus tard ? J'ai besoin de dormir, grimaçai-je. Et je pense que toi aussi.
— D... d'accord.
Il se remettait à bégayer. Je mis nos verres dans le lavabo, avec un coup d'œil distrait vers le carton que j'avais coincé contre la fenêtre cassée pour empêcher les courants d'air. Ma paume blessée lancinait encore légèrement. Je ne pus retenir un bâillement.
— Je vais me coucher, dis-je. Bonne nuit.
— Bonne nuit, Clémentine.
Thomas n'avait toujours pas bougé. Je traversai le salon, et avant de disparaître dans les escaliers, je me retournai pour lui dire :
— Au fait, Thomas... Bienvenue chez toi !
Si j'avais su à cet instant que cette phrase changerait ma vie...
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