27. À chaque battement de cœur

Thomas

— Enfin la putain de liberté !

Je jurai de toutes mes forces dans l'air lourd de ce début d'après-midi. J'entendis Clémentine rire derrière moi. Je venais enfin de passer les portes de ce satané hôpital – aujourd'hui, je sortais pour de bon, et ce n'était vraiment pas trop tôt. Après un mois à croupir dans cette chambre fade, j'ai cru que j'allais finir par pourrir sur mon lit si je ne m'en allais pas sous peu.

— Alléluia, de l'air frais, m'exclamai-je en écartant les bras.

— Thomas, regarde où tu marches, il y a des escaliers.

Je me calmai et obéis. Je ne tenais vraiment pas à remettre les pieds chez un médecin juste parce que je faisais le con. Je descendis les quelques marches en trottinant et m'arrêtai en bas pour attendre Clem.

— J'ai trop hâte de rentrer, lui dis-je une fois qu'elle fut à ma hauteur. J'en ai marre de porter les deux mêmes tenues. Oh, et, en arrivant, je veux manger une putain de glace et boire un café bien serré ! J'aurais pas supporté un jour de plus l'immondice noire qu'ils me donnaient à avaler.

— Parle pas trop fort, Thomas, on est encore dans l'enceinte de l'hôpital. C'est censé être un endroit calme.

Je fermai mon clapet et la suivis jusqu'à sa voiture, qui était garée au milieu du parking. Elle balança nos sacs sur la banquette arrière et se laissa tomber sur son siège avec un grand soupir. Je m'empressai de m'attacher, désireux de quitter cet endroit au plus vite.

— En voiture Simone ! me réjouis-je. C'est toi qui conduis, c'est moi qui klaxonne.

Pour plaisanter, Clémentine appuya sur le Klaxon, ce qui nous fit rire comme deux gosses.

Elle démarra et, une fois qu'elle eut quitté le parking et pris un peu de vitesse, j'ouvris ma fenêtre pour sentir l'air frais dans mes cheveux. Ce jour-là, le ciel était couvert d'une épaisse couche de nuages, emprisonnant la chaleur de cette mi-août. Je n'eus pas besoin de le voir pour savoir qu'elle souriait.

Je gardai les yeux fermés la majorité du trajet, afin de savourer au mieux ma liberté nouvelle, aussi je ne remarquai pas avant d'être arrivés que Clémentine n'avait pas pris le chemin jusqu'à la maison : nous étions dans une rue que je ne connaissais pas, à côté d'une place où des gens qui faisaient les boutiques se croisaient. Une lueur de panique s'alluma dans mon ventre.

— C'est pas là qu'on va, dit Clémentine comme si elle avait deviné mes pensées. Tu me fais confiance ?

— Oui, répondis-je sans hésiter.

Nous sortîmes de la voiture et elle me fit signe de la suivre.

Nous traversâmes quelques rues avant que je comprenne où elle m'emmenait : au tournant d'un angle, je vis les portes d'un parc débordant de végétation, formant un véritable mur avec la ville. Nous traversâmes la route et elle tint le portail pour moi.

— Pourquoi un parc ? lui demandai-je après quelques pas.

Il régnait une douce odeur de fleur et de végétation grasse. J'inspirai à fond pour me gorger de cet air pur qui m'avait manqué.

— Je voulais profiter un peu de l'extérieur, dit-elle. Et me promener avec toi, aussi.

Je souris. Clémentine était décidément la personne la plus attendrissante au monde.

Depuis ma tentative de suicide, elle veillait sur moi sans relâche. Je n'arrivais toujours pas précisément à expliquer pourquoi je l'avais fait : sur le moment, je m'étais senti vite, parfaitement vide, je ne ressentais plus rien, ni la douleur ni les regrets. Je m'étais tranché les veines avec une indifférence totale. La mort m'avait paru être une chose futile, dérisoire : oui, j'allais mourir, et alors ? Cela faisait des années que je l'attendais. Qu'est-ce qui me retenait ?

Puis j'avais réalisé qu'il y avait quelque chose qui me retenait : Clémentine. Clémentine qui me faisait rire et illuminait mes journées de son sourire solaire. Clémentine qui me comprenait sans jamais poser de questions. Clémentine qui restait à mes côtés, quoiqu'il advienne. Clémentine qui m'aimait réellement.

Et que j'aimais en retour.

J'avais appelé le 112, horrifié à l'idée de la laisser, et encore plus épouvanté à l'idée de lui faire subir le calvaire que j'avais vécu avec Laura. J'avais tellement souffert – j'en souffrais encore –, comment pouvais-je lui faire vivre ça ? Comment pouvais-je être si égoïste et abandonner ce triste monde pour l'y laisser seule ? Et maintenant qu'elle faisait partie de ma vie, voulais-je vraiment mourir ?

J'avais été soulagé de me réveiller. Même s'il m'avait fallu vingt-quatre solides heures pour sortir des vapes et comprendre ce qui se passait réellement, j'étais soulagé d'avoir survécu et qu'elle soit restée à mes côtés. Avec elle, j'avais une raison de vivre, une motivation pour combattre la dépression : elle rendait mon quotidien tellement plus beau. Son sourire portait toutes les couleurs de l'univers, et son rire en faisait le plus beau des tableaux. Quand j'étais dans ses bras, j'étais chez moi, et je ne doutais plus de rien : ma place était ici, auprès d'elle.

Je ne fus pas surpris lorsque je sentis sa main venir se nouer à la mienne, mais ça me réchauffa le cœur quand même. Nous marchâmes ainsi dans ce parc paisible, doigts entrelacés, sans un mot.

Je me sentais en paix.

Au bout de plusieurs minutes de silence, à tourner en boucle avec les mêmes pensées, je ressentis le besoin urgent de lui parler de ce qui me trottait dans la tête. Je ne savais pas pourquoi ici, je ne savais pas pourquoi maintenant, mais j'avais besoin de lui dire. De tout lui dire.

— J'ai rencontré Laura à seize ans, au lycée, commençai-je. (Elle afficha un air surpris, mais ne m'interrompit pas.) Je suis tombé amoureux d'elle le premier jour. Ce fut ma première petite amie.

Et ainsi je lui racontai toute l'histoire. Les problèmes dépressifs qu'avait Laura, ses tendances autodestructrices, comment j'avais essayé d'être là pour elle sans jamais vraiment comprendre ce qui n'allait pas. Son suicide, et tout ce qui s'ensuivit. Ma propre dépression. Les problèmes d'argent. Ma famille qui n'avait été d'aucun soutien. Les petits boulots, l'alcool, les cauchemars. Je lui détaillai tout, sans jamais hésiter ni bégayer, jusqu'au jour où j'avais atterri chez elle, sur ce canapé, et que nos vies respectives avaient basculé.

Elle ne dit absolument rien durant mon monologue, mais je sentais son regard peser sur moi, attentif. Elle ne jugeait pas ; elle m'écoutait juste.

Une fois que j'eus fini et que le silence retomba, j'eus l'impression de m'être déchargé du poids d'une montagne. Sa main serra brièvement la mienne, chaude.

— Merci de m'en avoir parlé, chuchota-t-elle. Vraiment. Merci de me faire confiance.

— Je mettrais ma vie entre tes mains, Clem. En fait, c'est déjà un peu ce que je fais. C'est même carrément ce que je fais depuis le tout début.

— Je sais. Et je sais aussi à quel point c'est une chose précieuse. J'espère que je saurais la chérir longtemps.

Elle s'arrêta et me força à me mettre face à elle. Ses yeux étaient bizarrement tristes. Non, ils n'étaient pas tristes : ils étaient émus.

— Moi aussi, j'ai quelque chose à te dire, souffla-t-elle.

Elle prit ma deuxième main dans la sienne et inspira profondément. Mon pouls se fit assourdissant. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien avoir à m'annoncer ? Qu'on déménageait ? Que Léo ne voulait plus de moi comme modèle ?

— Au début, je te voyais comme un sans-abri à qui je rendais service, rien de plus. Certes, je t'appréciais bien, parce que tu étais gentil et très timide, mais c'était tout. Tu avais besoin d'aide, et je m'étais mis dans la tête qu'il fallait que je te sauve... sans trop savoir dans quoi je me lançais.

Elle balança doucement nos bras. Elle était si belle, ses yeux bleus d'une couleur éclatante, ses cheveux encadrant son visage avec douceur. Je ne pus me retenir de fixer ses lèvres.

— Je me disais que je te rendais service. (C'était fou ; j'aurais pu dire la même chose.) Que j'avais pour mission de te sortir de là. Et je me connais : quand je commence à faire la maman poule, je suis fichue. Je prends trop vite les gens sous mon aile, et ça finit par me détruire.

» On a commencé à passer du temps ensemble, et tu étais de moins en moins sur tes gardes avec moi. J'ai pu découvrir qui tu étais, et surtout, que tu n'étais pas qu'une petite chose fragile dans le besoin. Tu es un être humain avec tes forces et tes faiblesses, ton vécu et ton avenir. Et ça, j'ai mis du temps à le réaliser, parce que... avec toi, il n'est pas question de passé ou d'avenir, il est question du présent. Je vis les moments tels qu'ils sont, sans plus me soucier de rien, à part toi et ton rire. (Ça aussi, j'aurais pu le dire.) Au moment où j'ai réalisé que je m'attachais, eh bien... Yara est arrivée, et elle a foutu le bordel dans ma tête.

» Un jour, je te raconterai mon histoire avec elle, mais pour faire bref, elle a changé ma vie avant de la faire dégringoler. Je ne savais pas trop si j'avais encore des sentiments pour elle, parce que je l'ai quittée par obligation plus que par envie, mais elle avait tellement changé, et moi aussi... Et puis, il y avait toi, qui ne sortais jamais de ma tête. Chaque fois que j'étais avec elle, je pensais à toi, et chaque fois que j'étais avec toi, je l'oubliais complètement. J'ai pas voulu me l'avouer, parce que... merde, ça me faisait peur, et je suis toujours terrifiée à l'idée que ce ne puisse jamais être réciproque, mais je commençais à avoir des sentiments pour toi. Tu n'étais plus la créature en détresse à qui j'avais proposé un toit, tu étais devenu la seule personne auprès de qui je me sens moi-même. C'est indescriptible, mais je me sens proche de toi comme jamais je ne me suis sentie proche de quelqu'un. J'ai toujours eu l'habitude de rencontrer des personnes où c'est tout ou rien, soit ça passe soit ça casse, mais toi, c'était différent. Ce n'était pas inné, il nous a fallu construire ce que nous avons aujourd'hui. Nos chemins se sont croisés par hasard, et j'aime bien me dire que ce n'est pas quelque chose que le destin avait prévu : il ne voulait pas que nous nous rencontrions, c'est peut-être pour ça aussi qu'il a mis autant d'obstacles sur notre chemin. Mais on a emmerdé le destin, on a fait exploser les obstacles, et on lui a montré que les erreurs ne sont pas toujours une mauvaise chose. Que parfois, il faut se tromper pour découvrir quelque chose de nouveau.

J'étais complètement abasourdi. Incapable de bouger, de penser, de respirer. À peine si j'avais l'impression d'être réel.

— J'ai voulu attendre pour t'en parler, parce que je ne voulais pas t'embêter avec ça, je ne voulais pas t'encombrer avec mes sentiments. Mais, Thomas, je suis tombée amoureuse de toi, et je pense que jamais je n'aimerai quelqu'un comme je t'aime toi. Parce que cet amour, je l'ai construit pierre par pierre, brique par brique, et désormais, rien ne peut jamais le détruire. Je l'ai édifié en dépit de toutes les bombes que l'univers a essayé de poser dessus, et aujourd'hui, je ne regrette rien. Parce que tu me rends heureuse.

Une larme solitaire roula sur sa joue. Je voulus lever la main pour l'essuyer, puis je me rappelai qu'elle les tenait dans les siennes. Ses paumes étaient moites – ou était-ce les miennes ?

— Je suis désolée de... de te rajouter le poids de mes sentiments, et je comprendrais que tu veuilles prendre tes distances, mais... j'avais besoin de te le dire.

— Prendre mes distances ?

Je n'arrivais pas à y croire. Je ne savais pas ce qui était le plus fou : que Clémentine m'aime, ou qu'elle croie que ce n'était pas réciproque.

— Clémentine, je ne suis certainement pas aussi doué que toi avec les mots, mais je vais te le dire comme ça me vient : je suis dingue de toi. Moi aussi, il m'a fallu du temps pour le réaliser, mais ça fait des semaines que j'en suis sûr. Et j'aurais aimé faire un joli discours pour te l'annoncer comme tu viens de le faire, mais je ne sais pas quels mots dire d'autre que « je t'aime ».

Sa bouche s'entrouvrit. Une deuxième larme perla. Dieu que j'aurais aimé poser mes lèvres dessus pour recueillir ce petit trésor éphémère, ce petit bout d'elle cristallin.

Au loin, le tonnerre gronda, lourd et sauvage.

— Tu... tu... tu m'aimes aussi ?

— Bien sûr que je t'aime. Comment pourrait-il en être autrement ? Clémentine, tu es la personne la plus précieuse au monde. Tu me fais rire et tu me donnes envie de vivre, juste pour rester un peu plus longtemps sur cette Terre à tes côtés. Comment pourrais-je ne pas t'aimer ?

Quelque chose de froid tomba sur ma nuque, et je sursautai. Clémentine eut un petit rire étranglé.

— Il commence à pleuvoir, dit-elle.

Aucun de nous deux ne bougea.

— Je ne sais pas quoi dire, avoua-t-elle. Je ne m'étais pas préparée à cette réponse. J'étais certaine d'être la seule à être tombée bêtement amoureuse.

— Tu n'es pas obligée de dire quoi que ce soit.

— Mais je fais quoi, alors ? Je me sens ridicule.

— Tu peux juste m'embrasser.

Elle rit. Se blottit contre moi. Plaqua ses lèvres sur les miennes.

La pluie s'intensifia autour de nous, lourde comme le sont celles d'été. J'aurais aimé trouver des mots poétiques pour décrire ce que je ressentais, mais ce n'était que douceur, une infinie douceur, de ses lèvres à son rire à ses cheveux qui frôlaient mon visage, ses mains qui glissèrent sur mes joues, ses quelques larmes salées qui se perdirent entre nous, son odeur de miel et sa présence solaire qui me faisait oublier même le plus terrible des orages. C'était doux, doux, doux, si bien que je me sentis fondre dedans, je me laissai aller à cette tendresse, je la laissai m'envahir, m'engloutir, me perdre. Me trouver, en réalité.

Clémentine se recula. Nos cheveux commençaient à se mouiller.

— C'est super cliché, de s'embrasser sous la pluie, murmura-t-elle.

— On s'en fiche. Continue.

Lorsque sa bouche retrouva la mienne, elle arborait un sourire qui aurait rendu jalouses les étoiles.

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