23. Une ultime promesse...
Thomas
Si j'avais accepté d'accompagner Clémentine au restaurant, c'était pour la seule et unique raison qu'elle m'avait sorti les yeux de biche. Autrement, j'aurais refusé : j'étais exténué et j'avais l'impression que ma tête était sur le point d'exploser.
Nous étions actuellement dans sa voiture, elle au volant, en direction du restaurant. J'avais posé ma tête sur la vitre et je regardais les rues défiler, profitant de ces quelques minutes de calme pour me reposer. Je sentais de temps en temps le regard de Clémentine sur moi, mais elle ne dit rien.
Nous arrivâmes avec deux minutes de retard à cause du trafic. Lorsque Clem se gara et se détacha, marmonnant un faible « On y est », je compris que quelque chose n'allait pas.
— Clem ? (Elle ne releva pas le visage.) Ça va ?
Elle rassemblait ses affaires dans son sac. Alors qu'elle commençait à ouvrir sa portière, je l'arrêtai d'une main sur la cuisse.
Elle se figea instantanément.
— Clem, dis-moi ce qui va pas.
Elle referma la portière et se tourna lentement vers moi. Je lus dans ses yeux toute sa détresse, et je fus submergé par l'envie de la prendre dans mes bras pour la consoler. Je me retins de justesse.
— J'ai peur, avoua-t-elle. Il y a tellement de choses qui me font peur.
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour t'aider ?
— Juste... Reste avec moi, d'accord ?
Je compris qu'elle ne parlait pas de l'instant présent, mais du futur de manière générale.
Je ne savais pas comment lui dire. Je ne savais pas comment m'excuser. Une partie de moi me hurlait de partir et de la libérer, et une autre était tout bonnement incapable de s'éloigner d'elle. Je ne savais pas comment lui dire que ce n'était pas que je voulais m'en aller, mais que je m'en sentais obligé. Que j'avais l'horrible impression de peser sur sa vie, mais qu'égoïstement, je restais quand même, parce qu'à ses côtés j'arrivais à sourire, j'arrivais à rire, j'arrivais à vivre, et que cela faisait près de dix ans que ça ne m'était pas arrivé. Je ne savais pas comment lui dire que le bleu était devenu ma couleur préférée parce que ses yeux l'étaient, que chaque rayon de soleil me rappelait ses cheveux, que chaque caresse sur ma peau me rappelait la manière qu'elle avait de me serrer contre elle. Je ne savais pas comment lui dire que j'étais tombé amoureux d'elle, mais que la peur d'aimer était plus forte que l'envie d'essayer.
J'aurais aimé trouver les mots justes pour la rassurer, mais j'en étais incapable. Alors je dis la première chose qui me vint à l'esprit, sans même savoir si c'était vraiment la vérité :
— Je te promets de rester.
Elle posa sa main par-dessus la mienne, et je fus choqué à quel point la sienne était froide.
— Oui, mais pour combien de temps ? chuchota-t-elle.
— À chaque battement de cœur que la vie m'offrira.
Un sourire terriblement triste étira ses lèvres. Elle battit des paupières, comme pour en chasser des larmes, et serra brièvement ma main avant de la lâcher.
L'air était plus froid encore que sa peau. J'aurais aimé la serrer contre moi pour la réchauffer, tenir ses joues entre mes mains, tenir sa petite taille fragile entre mes bras. J'aurais aimé avoir le droit de l'aimer. Mais après tout, je n'étais qu'un SDF qu'elle hébergeait, pas vrai ?
— Allons-y. Je voudrais pas que Yara râle parce qu'on est en retard.
Nous sortîmes de la voiture et, à mon grand étonnement, Clem vint me prendre le coude et se coller à moi. Je la laissai faire, comprenant que ça la rassurait. Quelque part, moi aussi, ça me faisait du bien, de l'avoir tout près. Mais pas autant que ça faisait mal.
Nous arrivâmes devant le restaurant. Yaraslava était appuyée contre le mur, portable en main, et ne nous vit pas avant que nous nous plantions devant elle. Elle leva le nez de son écran et sa bouche forma un O.
— Tu l'as amené ? demanda-t-elle en me dévisageant comme si j'étais un détritus.
— Oui, je l'ai amené. Je te rappelle que je vis avec lui, alors c'est normal qu'il vienne avec moi, non ? Ça te pose un problème ?
Je ne sus lequel de nous trois fut le plus choqué par la réplique de Clémentine. Probablement elle. Elle se rembrunit et raffermit sa prise sur mon bras.
— Bon, on rentre ?
Yaraslava acquiesça et rangea son portable. Nous rentrâmes dans le restaurant et, évidemment, ce fut à moi que s'adressa la personne de l'accueil en premier. Heureusement, Yaraslava prit la parole et demanda une table pour trois. Nous suivîmes un serveur qui nous installa au centre du restaurant, sur une table ronde. Je pris place à droite de Clémentine, Yaraslava à sa gauche. On nous donna les cartes des menus et je pris le temps d'observer le restaurant avant de regarder ce qu'ils proposaient.
Évidemment, Yaraslava se mit à papoter. Je ne savais pas pourquoi, mais ça ne m'étonnait pas.
— Tu ne devineras jamais ce que j'ai vu, aujourd'hui, commença-t-elle à l'attention de Clémentine.
Cette dernière ne manifesta pas d'intérêt particulier pour la conversation, mais Yaraslava continua quand même.
— J'ai vu dans une vitrine la même robe que celle que tu portais tout le temps, avant. Tu sais, la blanc cassé avec des fleurs ? Ça m'a fait penser à toi. Tu l'as toujours, cette robe ?
— Non, marmonna Clem. Elle est tachée.
— C'est dommage. Ça te dirait de la racheter ? On n'a qu'à aller faire les boutiques ensemble, demain, t'en penses quoi ?
— Je travaille, demain. J'ai pas le temps d'aller faire du shopping.
Je n'aurais jamais cru entendre un jour Clémentine refuser d'aller faire les boutiques.
— T'as vu, ils font du tarama d'oursin, en apéritif. Ça te dit qu'on prenne ça ?
— Yara, j'essaye de lire le menu.
La concernée se tut enfin. Le silence qui tomba à table fut lourd, chargé de sous-entendus.
Au bout d'un moment, Clémentine se pencha vers moi.
— T'as choisi ce que tu voulais ?
— Euh... je... Le poulet a l'air bon.
— Tu veux pas d'entrée ? Ils font des œufs mimosas.
— J'ai pas très faim...
— T'es sûr ? Tant qu'à être au resto, tu peux te faire plaisir.
Je regardai à nouveau la carte. Mais qu'essayait-elle de me dire ?
— Au fait, vous voulez qu'on prenne quel vin ? demanda Yaraslava avec un grand sourire.
Le regard qu'elle me lança me fit me sentir sale. Qu'est-ce qu'elle avait contre moi ? Et pourquoi avais-je l'impression d'être mis à part ? D'habitude, je comprenais Clémentine d'un seul regard ; pourquoi est-ce qu'avec Yaraslava, j'avais le sentiment désagréable de rater tous les messages sous-jacents ?
La perspective de devoir boire du vin me donna la nausée.
Clémentine me jeta un coup d'œil avant de refermer sa carte d'un coup sec.
— Pas de vin pour moi, décida-t-elle. Je prendrai un soda.
— Moi aussi, m'empressai-je d'ajouter. J'ai... j'ai pas très envie d'alcool.
— Ah bon ? Ça m'étonne, marmonna Yaraslava.
Je fronçai des sourcils. J'avais la sale impression qu'elle faisait exprès de me mettre mal à l'aise.
— Bon, ben, soda pour moi aussi, dit-elle. Vous avez choisi ?
— Oui. Pour l'entrée, je vais prendre les asperges. Et toi, Thomas ?
Quatre yeux bleus se posèrent sur moi. Je paniquai.
— Les... les... les œufs mimosas.
— Vous prenez tous les deux une entrée ? OK...
Elle vérifia une dernière fois la carte avant d'appeler un serveur. Elle passa la commande pour nous trois et, une fois fait, posa les coudes sur la table et me dévisagea. Je ne savais plus où me mettre. Est-ce que j'avais fait quelque chose de mal ?
— Alors, Thomas, dit-elle en mettant l'accent sur mon prénom. Tu fais quoi, dans la vie ?
Je faillis répondre « rien », mais je me rappelai au dernier moment que ce n'était plus le cas : j'avais un emploi, maintenant, et pas n'importe lequel.
— Je suis mannequin.
Elle ne put cacher sa surprise, même si elle retrouva bien vite son air indifférent.
— Vraiment ? C'est chouette, ça. Tu poses pour quoi ?
— Je suis l'égérie pour le nouveau parfum de Léopold Han.
Sa mâchoire se décrocha. Elle eut un rire nerveux et me demanda si c'était une blague. Clémentine répondit à ma place.
— Pas du tout. Il lui a demandé en personne de poser pour lui. Thomas est très demandé, tu sais ? Tu devrais peut-être un peu plus t'intéresser au mannequinat, tu verras qu'il est partout.
Je tournai la tête vers elle et fronçai des sourcils. Pourquoi mentait-elle ? Qu'est-ce qu'elle essayait de prouver ? Que j'étais meilleur que j'en avais l'air ? Est-ce qu'elle avait honte de moi ?
— C'est chouette, toutes mes félicitations, dit Yaraslava avec le sourire le plus crispé que j'aie jamais vu. C'est pas facile de percer dans ce métier.
On nous apporta les boissons ainsi qu'une barquette de pain, ce qui mit fin à ce drôle d'échange. Je sirotai mon thé glacé en regardant partout sauf en direction de Yaraslava, désespéré à l'idée de ne pas pouvoir disparaître sur-le-champ. C'était comme si ses yeux m'insultaient.
Elle n'avait pas l'air de vouloir lâcher le morceau, parce qu'elle relança :
— Au fait, tu as quel âge ?
— V... vingt-six ans.
— Vraiment ? Tu fais plus jeune. Je t'en donnais vingt-deux.
— Merci... ?
Je ne savais même pas si c'était un compliment. Je pris un morceau de pain et jouai avec la mie, dans l'espoir minuscule que si je ne la regardais pas, Yaraslava me foutrait la paix.
Ce ne fut pas le cas.
— Ça fait longtemps que tu connais Clémentine ?
— Yara, ça suffit, siffla cette dernière. Laisse-le tranquille.
Si c'était possible, je serais mort de honte. Je n'étais même pas capable de me défendre tout seul ; il fallait que ce soit Clem qui vole à mon secours. Je brisai la croûte en petites miettes, priant pour que mon visage ne rougisse pas trop.
— Oh, ça va, tu vas pas me reprocher de m'intéresser à lui, non plus, râla Yaraslava. C'est bien pour ça que tu l'as amené, non ? Pour me persuader qu'il n'est pas qu'un ivrogne qui squatte chez toi ?
Clémentine frappa la table du plat de la main. Je fis un bond de plusieurs centimètres. Ma migraine m'élança de plus belle, et je dus retenir une nausée. Alors c'était pour ça ? Elle savait ? Mais comment ?
Et pourquoi enfonçait-elle le clou ? Comme si je ne me détestais pas suffisamment...
— Yara, fulmina Clémentine, soit tu la boucles, soit on se casse. C'est clair ?
— OK, OK, c'est bon, j'ai compris. T'emporte pas. Désolée.
Elle rejeta ses cheveux bleus en arrière, pleine de dédain. Je pris une inspiration tremblante. Je ne voulais pas être ici. Je ne voulais pas être ici si c'était pour qu'on me rappelle l'échec que j'étais. Je n'avais pas besoin qu'on alourdisse le poids de ma honte. Je ne voulais pas être ici, dans ce restaurant, dans cette ville, sur cette planète. Je ne voulais pas être ici tout court. Je ne voulais pas, je n'en pouvais plus.
Une vague de douleur incommensurable, lourde de plusieurs tonnes, m'écrasa sans prévenir. Je n'avais jamais demandé à naître, surtout si c'était pour vivre tout ça. Je n'avais jamais demandé à ce que le sort s'acharne ainsi sur moi sans raison. Je n'avais jamais rien voulu de plus qu'être normal et qu'on me foute la paix.
Je dus fermer les yeux. J'avais l'horrible sensation que tout tournait autour de moi, de plus en plus vite, et que rien ne pouvait l'arrêter. Rien ne pouvait atténuer la douleur. Rien ne l'avait jamais atténuée hormis les bras de Clémentine.
J'aurais aimé que la douleur soit belle, j'aurais aimé la dépeindre de sorte qu'elle soit comme dans les histoires, polie et facile à entendre, mais elle ne l'était pas. La douleur faisait juste atrocement mal. Elle n'avait aucune pitié, aucun répit, aucune logique. Elle frappait aux pires moments et vous mettait à genoux en quelques secondes. J'aurais aimé crier. J'aurais aimé crier ces litres, ces kilomètres, ces tonnes de douleur pour les faire sortir, mais je n'en fis rien. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas l'expulser. Et, comme toute chose qui ne pouvait se libérer, elle s'en retourna d'où elle venait, plus douloureuse encore. J'avais l'impression de porter le poids de l'Univers sur le dos.
Il n'y avait ni issue ni fin à ce supplice. Avec les années, j'avais fini par le comprendre : la souffrance ne part jamais. D'autres l'ont compris avant moi. J'aurais aimé être un héros qui prend conscience que rien n'est fatalité et qu'on peut toujours guérir, mais la vie m'avait prouvé le contraire, encore, et encore, et encore, et encore, et encore. Le monde me crachait sans cesse à la gueule qu'il ne voulait pas de moi. Combien de temps encore allais-je supporter de baigner dans sa merde ? Combien de Laura et de Yaraslava allais-je croiser sur mon chemin ? Combien de suicides avant que la société comprenne qu'elle nous tuait à petit feu ?
Je crus que j'allais vomir. Je portai mes mains à ma bouche et me levai d'un coup, tapant mes genoux sur la table. La vue floutée par les larmes et les jambes plus faibles que des brindilles, je courus hors du restaurant, ne sachant même pas où j'allais. La voix de Clémentine retentit dans mon dos, m'appela, mais il était trop tard. Il y avait des choses que même elle ne pouvait pas adoucir, des maladies que rien ne pouvait guérir. Il y avait des maux qui duraient pour toujours et des personnes qui n'étaient pas faites pour vivre.
Il y avait des humains, il y avait des monstres et il y avait des démons. Et moi, j'étais pire encore.
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