20. Comme une tache de vin dans le cœur

Clémentine

— ... Et c'est là qu'il me dit, « Si j'ai tord, je me fais tatouer une bite sur le crâne », dis-je en riant. Et devine quoi ? Il a perdu. Alors il a...

Je m'interrompis.

Yara me demanda ce qui se passait, mais je fus incapable de répondre. Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre ce qui se passait. Quand je réalisai enfin la situation, je fus envahie d'une terreur brute.

— Bah quoi, t'as vu un fantôme ? plaisanta Yara. Qu'est-ce que...

Je me précipitai sur le plan de travail où Thomas était affalé, inconscient, plusieurs bouteilles vides autour de lui. Son visage baignait dans un liquide rouge, et j'eus tellement peur que ce soit son sang que mon premier réflexe fut de mettre mon doigt dedans et de goûter.

Dieu merci, c'était du vin.

— Thomas ? Thomas ! Thomas, putain de merde, réveille-toi !

Je secouai ses épaules, mais il ne réagit pas. Je me penchai près de son visage pour écouter s'il respirait, passant une main sur sa carotide afin de chercher son pouls.

Jamais je ne soupirai aussi profondément de toute ma vie.

— Et bah, putain, jura Yara. C'est qui, celui-là ?

— C'est Thomas, l'homme que j'héberge, dis-je en soufflant pour calmer mes tremblements. Je... je sais pas ce qui lui est arrivé...

— Ça me paraît évident, non ? Il s'est mis une énorme cuite.

— Mais pourquoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Je tentai à nouveau de le réveiller, sans succès. Je m'empressai d'aller chercher de l'essuie-tout et d'essuyer la flaque de vin dans laquelle il baignait.

— Thomas, Thomas, nom de Dieu, sifflai-je entre mes dents.

Des larmes nerveuses m'échappèrent, et je m'empressai de les essuyer du revers de la main. J'entendis Yara refermer la porte d'entrée et s'approcher pour voir l'étendue des dégâts.

— Je savais pas que tu hébergeais des ivrognes, dit-elle en se penchant pour détailler son visage.

— C'est pas un ivrogne ! m'emportai-je. Tu ne sais ni qui il est, ni ce qu'il vit. Je t'interdis de le juger sans le connaître !

Elle se recula, comme frappée. Je me rendis compte de la véhémence avec laquelle j'avais crié. Putain. J'étais sur la défensive.

— OK, je m'excuse, dit-elle en levant les paumes en signe de paix. C'est juste que c'est pas top, comme première impression.

— C'est la première fois qu'il fait ça. (Je ramassai les nombreuses bouteilles vides autour de Thomas et les balançai dans la poubelle de tri.) Je sais pas ce qui lui a pris, vraiment, je comprends pas...

— La deuxième fois, tu veux dire ?

Je m'interrompis pour la regarder. Elle jouait avec son sac à main.

— Comment ça ?

— Tu m'as dit que c'était comme ça qu'il avait atterri chez toi, me rappela-t-elle. Il était tellement ivre qu'il a pété ta fenêtre et s'est endormi sur ton canapé.

— O... oui, mais c'est différent... Là, il n'avait aucune raison, alors je vois pas...

Je ne finis pas ma phrase. Les rouages se mirent lentement en place dans mon esprit. Oh, non. Je savais pourquoi il s'était saoulé de la sorte.

— Thomas, appelai-je en posant les mains sur ses épaules. Thomas, je suis rentrée, ça y est. C'est moi, c'est Clémentine. S'il te plaît, réveille-toi.

Ses paupières papillonnèrent. Je continuai à dire son nom, et petit à petit, il revint à lui. Il posa des yeux fatigués sur moi et ouvrit la bouche.

— Tu es revenue, souffla-t-il.

— Oui, je suis revenue. Je t'avais promis, tu te souviens ? Non, non, ne te rendors pas ! Il faut que tu te douches et que tu te changes. Ne te rendors pas, s'il te plaît.

Je balançai mon kimono plus loin pour ne pas le tacher et passai un de ses bras sur mes épaules pour le soulever. Comme je n'y arrivai pas, je décidai de changer de tactique et de le prendre par les aisselles à la place. N'étant qu'à moitié réveillé, il eut tout juste la force de pousser sur ses jambes pour se mettre debout avant de se laisser aller, et je le rattrapai juste à temps, le réceptionnant comme je pouvais.

— Thomas, non, non, non, reste avec moi. S'il te plaît, ne te rendors pas, j'ai besoin que tu restes, d'accord ?

Je repris la première position, le tenant fermement par la taille, et il se traîna plus qu'il ne marcha, mais au moins, nous avancions. Je venais de péniblement contourner le plan de travail lorsque je me rappelai que je n'étais pas seule.

— Yara, est-ce que tu peux m'aider, s'il te plaît ? Je ne vais pas arriver à lui faire monter les escaliers toute seule, suppliai-je.

Elle me lança un regard dégoûté.

— Clem, il est tout plein de vin, et j'ai pas de vêtements de rechange.

— S'il te plaît, c'est pas le moment de faire ta fashionista !

— Je suis désolé, je m'approche pas de lui.

— T'es sérieuse ? Putain, Yara, je...

Je m'arrêtai. Ce n'était pas le moment de se disputer. Je serrai Thomas un peu plus fort contre moi et continuai à le faire avancer. Tant pis si elle ne voulait pas m'aider : je pouvais très bien me démerder toute seule.

— Thomas, va falloir que tu fasses un effort, parce qu'on arrive au niveau des escaliers, le prévins-je. Je peux pas te soulever toute seule.

Il grogna pour m'indiquer qu'il avait compris. Il souleva vaguement un pied, et lorsqu'il trouva la marche, je l'aidai comme je pus.

— Putain, t'es fin comme un clou, mais tu pèses lourd quand même, râlai-je.

Sa tête retomba en arrière. Il souleva l'autre pied, et nous répétâmes l'opération. Heureusement, il y avait peu de marches, et au bout d'une bonne minute d'efforts, nous arrivâmes sur le palier.

— OK, maintenant, la douche, haletai-je.

À mi-chemin dans le couloir, il s'effondra dans mes bras, et je fus contrainte de l'asseoir et de le tirer par les aisselles. Je le fis entrer dans la salle de bains et le calai contre la douche, avant de redescendre en courant pour me débarrasser de mes chaussures.

Yaraslava était toujours dans le salon, en train de s'admirer les ongles.

— Oh, tu... Yara, tu...

— Oui ?

Elle me regarda avec ses yeux perçants. Des années auparavant, j'aurais frissonné. Aujourd'hui, j'avais juste envie qu'elle me laisse tranquille.

— Je suis désolée, mais je pense que c'est mieux que tu rentres chez toi. Je dois m'occuper de Thomas.

— Clem, j'ai pas de voiture.

— Je te passe de l'argent pour un taxi, si tu veux. Je suis désolée, je sais que j'avais dit qu'on passerait la soirée ensemble, mais là c'est un cas exceptionnel et...

— Ça va, j'ai compris. Garde ton argent, je vais payer moi-même. Occupe-toi de ton ivrogne.

Je ne répliquai rien. C'était inutile.

Je me demandai l'espace d'un instant si elle avait toujours été comme ça, mais que l'amour m'avait rendue aveugle, ou si elle était vraiment devenue aussi acerbe avec le temps. Cependant, je ne m'attardai pas longtemps sur la question et envoyai valser mes baskets, avant d'aller lui ouvrir la porte.

— Rentre bien, lui souhaitai-je.

— Merci. Passe une bonne soirée.

Je refermai derrière elle et pris une seconde pour souffler.

Cette journée ressemblait à vraiment tout, sauf ce que j'avais imaginé...

Je grommelai dans ma barbe et me hâtai d'aller retrouver Thomas. Il avait commencé à s'effondrer sur le côté, aussi je le remis droit et actionnai la douche pour laisser l'eau se réchauffer, puis je m'accroupis face à lui et grimaçai.

— J'espère que tu es trop bourré pour te souvenir de ça, maugréai-je en attrapant l'ourlet de son pull.

Je n'eus pas trop de mal à le déshabiller : j'avais déjà dû faire ça plein de fois avec Léopold. Au moins, Thomas n'avait pas vomi, ce qui me facilitait considérablement la tâche. Une fois nu, je mis ses vêtements dans le panier de linge sale et me débrouillai pour l'asseoir dans la douche. Le contact de l'eau ruisselante sur sa tête le fit quelque peu sortir de sa torpeur.

— Clémentine... ?

— Je suis là. Je m'occupe de toi.

Il tenta d'ouvrir les yeux, mais abandonna bien vite. Je pris le pommeau et lui mouillai la tête et le torse avant d'attraper le shampooing et commencer à lui laver la tête.

— ... 'C'que tu fais ? marmonna-t-il.

— Tu as renversé du vin et tu t'es endormi dedans. Je suis obligée de te doucher avant de pouvoir te mettre au lit.

— 'Suis désolé.

— On en parlera demain, d'accord ? Laisse-moi prendre soin de toi, pour le moment.

Je fis attention à ce que le shampooing ne coule pas dans ses yeux lorsque je le rinçai. J'adoucis la force du jet et le passai sur son visage, frottant avec mes doigts pour tenter de faire partir les taches rouges sur sa joue.

— Tu es revenue, répéta-t-il.

— Bien sûr que je suis revenue. J'habite ici, tu te rappelles ? Je n'ai nulle part ailleurs où aller. Et de toute façon, jamais je ne t'aurais abandonné.

— ... Revenue.

Il se rendormit malgré mes mains sur son visage. Je passai aussi du savon sur le haut de son torse et ses bras, mais n'osai pas faire plus de peur de le gêner. Ça ne servait à rien de le savonner de la tête aux pieds aujourd'hui. J'éteignis le jet et fis sortir Thomas de la douche, manquant à plusieurs reprises de glisser et tomber avec lui.

Une fois qu'il fut assis et en sécurité, je me levai, m'étirai le dos, et trottinai jusqu'à sa chambre pour y chercher son pyjama. Je souris lorsque je vis Princesse sur son lit. Elle me toisa avec son habituelle indifférence lorsque je pris les vêtements rangés sous l'oreiller.

Sécher et rhabiller Thomas fut de loin la partie la plus compliquée ; certes, je savais comment m'y prendre, mais Léopold était bien plus petit et léger que Thomas, ce qui faisait une sacrée différence. Lorsque je parvins enfin à hisser Thomas sur son lit, j'avais le front recouvert de sueur et les lombaires douloureuses.

— Putain de merde, enfin ! m'exclamai-je. (Je poussai Princesse pour pouvoir étendre correctement Thomas sur le matelas.) Tu m'auras donné du fil à retordre, avec tes bêtises.

J'arrangeai sa couette sur lui et posai délicatement sa tête sur l'oreiller. Il avait encore un peu de vin sur la tempe, et ses cheveux auraient définitivement mérité un deuxième shampooing, mais j'avais fait ce que j'avais pu. Je vérifiai que ses pieds dépassaient pas et qu'il n'était pas dans une position inconfortable avant de m'accroupir près de lui.

C'était la première fois que je le voyais parfaitement détendu. Ainsi, les cheveux mouillés et le visage serein, il ne faisait plus vraiment adulte torturé, mais plutôt adolescent qui avait grandi trop vite. Je ne pus m'empêcher de caresser sa joue du bout des doigts et de tracer la ligne ciselée de sa mâchoire. Plus je l'admirais, et plus je le trouvais beau : je voyais bien pourquoi Léopold lui avait demandé d'être son modèle. Il avait un quelque chose à la fois très rustique et vulnérable qui le rendait unique, le mélange parfait entre la douceur et la violence.

— Thomas, tu sais que tu es une andouille ? chuchotai-je en peignant ses cheveux de mes doigts. Te bourrer la gueule parce que tu me croyais partie... Alors que tu es celui qui a failli disparaître en douce, ce matin ? (Mon index traça furtivement la ligne de son arc de cupidon.) Quand est-ce que tu t'ouvriras à moi ? Quand est-ce que tu me feras confiance ? Quand est-ce que tu comprendras que je t'ai irrémédiablement dans la peau ?

Il ne bougea pas, endormi qu'il était. Je me penchai pour déposer un bisou sur son front, puis quittai sa chambre à pas de loup. Avant de fermer la porte, je jetai un dernier coup d'œil à son visage apaisé, et eus un sourire triste.

Ça, contrairement au reste, j'aurais voulu qu'il ne l'oublie pas.

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