16. Retour au réel
Clémentine
Ce vendredi matin était sans aucun doute une des pires de mon existence. Ma tête me faisait terriblement souffrir et j'étais aussi flagada que le yaourt que j'avais mangé avant de venir – même Thomas n'avait pas réussi à me requinquer, c'était dire.
J'avais trouvé le courage de revenir au travail. Après une journée entière à me morfondre sur mon sort, à manger toute la malbouffe que je pouvais trouver dans mes placards et à coller Thomas comme une sangsue, je m'étais décidé à me prendre un minimum en main et au moins faire acte de présence sur mon lieu de travail. Lorsque je franchis le seuil, Léopold, qui rangeait l'accueil, me regarda d'un air étonné.
— Clem ? Je pensais que tu reviendrais lundi.
— Non, j'avais trop mauvaise conscience. Et puis, je ne peux pas me cacher indéfiniment. Après tout, elle aussi, c'est une cliente.
— Mais, tu... Je veux dire, ça va ?
Le stress me rongeait les entrailles comme un rat affamé, et j'avais un mal fou à lui cacher le tremblement incessant de mes mains.
— Ça peut le faire. J'ai connu pire, tu sais.
— T'es aussi pâle que le cul à Clyde. T'es sûre de toi ? Tu peux prendre ton vendredi aussi, je gérerai le salon. Ça te fait un long weekend, histoire de reprendre des forces.
— Je suis sûre moi. (Je l'étais. J'étais faible, mais déterminée.) Alors, où en sont les rendez-vous ?
Il alla derrière le comptoir, ouvrit l'agenda et le posa face à moi. Je le rejoignis pour regarder l'emploi du temps du jour.
— Tu n'as qu'un rendez-vous, ce matin, et trois tatouages cet après-midi. Deux petits et un moyen.
— Elle n'est pas venue ?
Son regard croisa le mien.
— Non.
Il y avait donc une chance qu'elle débarque aujourd'hui. Si c'était le cas, je ne savais pas comment j'allais réagir. Je ne pouvais pas fuir, mais pouvais-je l'affronter ? Je ne pouvais pas me tétaniser non plus à nouveau. Est-ce que j'allais avoir la force de ne pas m'effondrer face à elle ?
À cet instant, j'aurais donné n'importe quoi pour que Thomas soit à mes côtés, en train de me murmurer des mots rassurants, ses bras forts autour de moi. Je l'avais quitté une demi-heure auparavant et il me manquait déjà. Plus les jours passaient, et plus je me rendais compte que j'avais besoin de lui, de sa chaleur, de sa sensibilité qui faisait toute sa force. J'avais besoin qu'il me tienne, qu'il me fasse rire et me prépare à manger. Je me rendais peu à peu compte que Thomas n'était plus un simple hôte, ni même un colocataire : il était devenu essentiel à mon quotidien. Parfois, je me demandais comment j'avais fait pour tenir toute ma vie sans lui. Je ne pouvais tout simplement plus imaginer une journée sans le sourire ou l'odeur masculine de Thomas pour me réconforter.
— Je te laisse te préparer, je dois passer le balai, dit Léo, ce qui me tira de mes pensées.
Il retourna à ses affaires et me laissa m'installer. Je fis le même rituel que d'habitude, mais même ça ne suffit pas à me détendre. Je me pris les pieds à plusieurs reprises au même endroit et fis même tomber mon portable qui, par chance, ne se cassa pas. Je voyais du coin de l'œil les regards inquiets que Léopold me lançait, mais je décidai de les ignorer et de faire comme si tout allait bien. Comme on disait, fake it until you make it.
Ce fut quand je fis tomber une bouteille d'encre qu'il craqua et intervint.
— Clem, t'es sûre de vouloir travailler, aujourd'hui ? J'ai peur de te laisser tatouer dans cet état-là. Tu pourrais faire des conneries.
— Je vais bien, je t'assure. Ça va passer. C'est rien qu'un peu de stress.
— « Rien qu'un peu de stress » ? Vraiment ?
— Oui, oui. Ne t'en fais pas. Une fois que je serai concentrée sur le travail, ça ira mieux.
Il fit une moue peu convaincue mais ne rajouta rien. Il s'éloigna et me laissa vaquer à ma besogne.
⁂
Le salon fermait dans cinq minutes, et jamais je n'avais été aussi tendue de toute ma vie.
J'étais en train d'expliquer à mon client comment s'y prendre pour bien soigner son tatouage – à cette heure-ci, il devrait déjà être parti, mais j'avais pris du retard sur mon planning. Il hocha la tête, ne pouvant s'empêcher de jeter des coups d'œil émus aux trois petits mots gravés sur son poignet. You make me.
— ... Et surtout, vous ne le grattez pas, d'accord ? Les peaux mortes tomberont d'elles-mêmes.
— C'est compris. Je vous remercie infiniment.
— C'est moi qui vous remercie.
Le client m'offrit un sourire. Comme il avait déjà réglé, je l'accompagnai jusqu'à la sortie, tâchant de mon mieux de cacher à quel point j'étais stressée. Une fois qu'il eut franchi le seuil, je soupirai de soulagement. La journée était enfin terminée.
— Léo, tu veux bien t'occuper de fermer le salon, s'il te plaît ? lui demandai-je en haussant le ton.
— Pas de souci, donne-moi deux minutes !
Je retournai à mon atelier pour nettoyer et ranger mes affaires. J'entendis Léo quitter le sien pour se rendre à l'accueil.
Tout heureuse que j'étais de ne pas avoir croisé Yaraslava, je ne fis pas attention lorsque j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir. J'étais trop concentrée sur mes aiguilles. Ce fut la voix réticente de Léo qui me mit la puce à l'oreille.
— ... fermés, je suis désolé.
— S'il vous plaît, il ne reste que deux minutes avant dix-huit heures. Je veux juste prendre rendez-vous.
Cette voix. Non. Non. Non. Non, je pensais y avoir échappé. Je croyais être libre. J'étais enfin parvenue à remettre mon masque de verre pour cacher le vide en moi.
— Attendez ici, d'accord ? Je reviens dans un instant.
Je reconnus les pas pressés de Léopold dans ma direction. Je levai le nez, yeux écarquillés et, la seconde suivante, il entra en fermant derrière lui.
— C'est Yaraslava, dit-il. (Bien sûr que c'était elle.) Qu'est-ce que je fais ? Je la renvoie chez elle ?
Je réfléchis à toute vitesse. On ne renvoyait jamais un client, c'était très mauvais pour la réputation, et nous faisions très attention à notre image. Même si Léopold était d'une popularité absurde, ce n'était pas ça qui faisait la qualité d'un salon. Il suffisait d'une seule rumeur pour que nous perdions toute notre clientèle.
Non, évidemment, la seule solution envisageable était celle que je redoutais le plus.
— Je vais la voir, décidai-je en me levant.
— T'es... t'es sûre ? Tu veux pas que je m'en occupe ou que...
— Léo, elle est venue pour moi. Elle ne laissera pas tomber tant qu'elle n'aura pas eu son foutu rendez-vous.
Il ne répondit rien. Nous savions tous les deux que j'avais raison. Au moment où je posai la main sur la poignée, il m'arrêta, le regard grave.
— Clem. Est-ce que ça va aller ?
— Oui. (C'était vrai.) Il y a encore des choses que nous ne nous sommes pas dites, et il faut que ce soit fait si je veux pouvoir tourner la page. Ça va le faire. C'est juste... inattendu, tu vois ?
— Je vois très bien. N'oublie pas que je suis toujours là pour toi, quoiqu'il arrive, d'accord ?
— Merci, Léo. Je t'aime.
Il fit un sourire triste avec de relâcher ma main. J'ouvris la porte et marchai jusqu'à l'accueil d'un pas que j'espérais déterminé.
Yara se tourna et me gratifia d'un immense rictus, comme si nous n'étions que deux banales amies – deux amantes –, et je fus frappée par sa beauté inchangée. C'était la première chose que j'avais remarquée chez elle lorsque je l'avais rencontrée : ses traits à la fois si durs et si fins qui recelaient un charme indéniable. Ses cils d'une longueur extraordinaire lui conféraient un regard de biche, tandis que sa bouche pulpeuse et inégale – la lèvre inférieure était nettement plus proéminente que la supérieure – lui donnait un éternel air boudeur, celui des adolescentes qui s'apprêtaient à s'affranchir. Mais son physique n'était rien comparé à ce qu'il contenait : si j'avais été soufflée par sa beauté, j'avais ensuite été giflée par sa personnalité. J'étais tout de suite tombée amoureuse. Un véritable coup de foudre.
Aujourd'hui, quand je la regardais, je voyais tout ce qui m'avait rendue dingue d'elle, mais je voyais aussi tous les mauvais souvenirs qu'elle traînait derrière elle. Les disputes, les désaccords, les mensonges. Les déceptions, tant de déceptions... J'aurais dû me méfier. Les démons ont toujours des airs d'anges.
— Clem, dit-elle avec son accent russe caractéristique. Tu es ravissante, aujourd'hui.
Ne tombe pas dans le piège. Ne laisse pas ton cœur battre plus vite pour de simples mots. Tu vaux mieux que ça.
En vérité, je ne valais rien du tout. Mon pouls accéléra contre ma volonté, tout ça à cause d'un compliment. J'eus terriblement honte de moi.
— Tu es venue prendre rendez-vous, n'est-ce pas ?
Je ne reconnus même pas ma propre voix. Elle me confirma que oui et j'ouvris l'agenda, revêtant mon expression professionnelle. Je vis du coin de l'œil Léopold se planter sur le seuil de mon atelier, bras croisés, le regard rivé sur nous. Il s'assurait que tout se passe bien.
— J'ai un horaire vendredi matin, à onze heures. Est-ce que ça te va ?
— C'est parfait ! Je me disais, ça te dirait qu'on se donne rendez-vous ce weekend ? Histoire de commencer à en parler, comme ça, vendredi, il ne reste plus qu'à tatouer.
Je la dévisageai sans un mot. Ce n'était pas comme ça que les rendez-vous avec les tatoueurs marchaient, et elle le savait très bien. Elle voulait bouffer mon temps libre pour le transformer en temps de travail. Je voyais très bien quelle était sa manœuvre : passer du temps avec moi, quitte à se faire tatouer le premier dessin que je lui présenterais.
Et tout comme je savais ce qu'elle manigançait, elle était parfaitement consciente que je voyais clair dans son jeu.
Je ne pouvais pas refuser.
— Passe-moi ton portable, dis-je d'un ton froid. Je vais te donner mon numéro.
Elle ne s'emmerda pas à cacher sa satisfaction lorsqu'elle me tendit son téléphone. J'appelai le mien avec, et laissai exprès la sonnerie quelques secondes de trop pour bien lui faire comprendre que je ne lui filais pas un faux numéro – contrairement à elle, je ne m'amusais pas à mentir aux gens pour le simple plaisir de les manipuler. Je lui rendis son portable et la fixai droit dans les yeux avec toute la froideur dont j'étais capable à cet instant.
— C'est bon, tu as eu ce que tu voulais. Tu peux t'en aller, maintenant.
— J'ai hâte qu'on se revoie, minauda-t-elle. À très vite, Clémentine.
Et elle s'en alla. Une fois qu'elle eut passé le seuil, je m'autorisai à fermer les yeux. Je m'assis lentement sur la chaise du comptoir et enfonçai mon visage dans mes mains. Léo ne tarda pas à venir m'enlacer, me répétant de ne pas pleurer. Mais mes yeux étaient parfaitement secs. Contrairement à l'avant-veille, j'étais parfaitement lucide.
Je venais de me rendre compte de mon immense erreur, et elle, pour le coup, était bien trop réelle. Yara était trop réelle. Cette vie était trop réelle.
Qu'est-ce que je venais de faire ?
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